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Après 10 ans de guerre, des Syriens à bout de souffle. Vincent Gelot

 Depuis 5 ans, Vincent Gelot se rend tous les 2 mois environ en Syrie pour visiter les communautés chrétiennes, évaluer les besoins avec les responsables des Églises locales, des congrégations et des associations de laïcs, et suivre les projets ; l’occasion de prendre la température du moral des Syriens. Il nous livre ici la détresse des chrétiens encore sur place ; détresse partagée par tout un peuple au bord de la famine.


Depuis cinq ans, je me rends régulièrement en Syrie à partir du Liban où je vis avec ma famille. Et depuis cinq années, à la fin de chaque voyage, je quitte la Syrie en me disant que nous avons touché le fond et que la situation pour les Syriens ne peut pas être plus catastrophique. Or, à chaque fois, la situation est un peu pire encore.

Los de mon dernier séjour, en décembre 2020, le moral général et la situation étaient au plus bas. « La situation maintenant est pire que sous les bombardements » finissent par dire bon nombre de Syriens. La crise économique termine d’achever ce que dix années de guerre n’ont pas détruit : « Au plus dur des combats, les gens étaient dans une logique de survie quotidienne qui les empêchait de se projeter dans l’avenir. Aujourd’hui, ils voient le champ de ruine devant eux et la reconstruction qui ne vient pas » décrit le cardinal Mario Zénari, nonce apostolique en Syrie. La crise sanitaire cause également des dommages économiques et humaines considérables. Dans les rues et les espaces publics, les distanciations sanitaires ne sont pas respectées et rares sont ceux qui portent un masque : « Le Coronavirus est le dernier de nos soucis. Pourtant, les chiffres officiels des cas infectés et des personnes décédées sont largement sous-estimés » explique le patriarche grec-catholique, sa Béatitude Joseph Absi qui réside à Damas.

Damas, capitale des déplacés

La capitale syrienne est devenue le grand réceptacle des déplacés internes venus de toute la Syrie. Dans la périphérie de Damas, le quartier de Jaramana, un hameau jadis peuplé de druzes et de jeunes ménages damascènes en quête de loyers peu chers, est ainsi devenu un hub accolé à la métropole comptant plus d’un million d’habitants de toutes confessions. Des centaines de milliers de déplacés y ont trouvé refuge, notamment de nombreux chrétiens, et tous vivent dans des conditions très difficiles. Les congrégations présentes sur place, que je rencontre et que l’Œuvre d’Orient soutient, font de leur mieux pour les accompagner sur le plan humanitaire et matériel, mais les besoins sont immenses : « Certaines familles sont déplacées de chez elles depuis dix ans » m’explique Sœur Jihane, une petite Sœur de Besançon dont la maison communautaire est située dans ce quartier, « pour nombre d’entre eux le retour s’avère impossible car leur maison a été détruite ». « Nous ne savons plus où placer notre espérance » me disait-elle.

À Bab Touma, le quartier chrétien historique de la vieille ville damascène, je croise des files d’attente de Syriens faisant la queue pour une bouteille de gaz, devant les stations-services pour un jerrican de fuel ou attroupés devant les boulangeries pour quelques galettes de pain. « Les sanctions internationales contre la Syrie ont des effets criminels, lâche l’un d’entre eux. Elles font souffrir en premier lieu le peuple syrien et favorisent le marché parallèle et les corruptions en tout genre ».

Maaloula, renaître de ses cendres

Ville chrétienne historique et célèbre, Maaloula renaît timidement de ses cendres. Depuis la fin des combats en 2015, qui ont en grande partie endommagé la ville, seulement le tiers de la population est rentrée. L’Œuvre d’Orient a soutenu la réhabilitation de l’école maternelle, la reconstruction de maisons pour encourager le retour des familles déplacées et la restauration de St Lavandios, la paroisse melkite historique du village vandalisé et brûlé par les djihadistes d’Al Nosra dont l’origine remonterait au XIIe siècle. À mon passage, les difficultés des habitants, en majorité des agriculteurs, étaient principalement économiques : « Nos maigres récoltes et la dévaluation de la livre syrienne ne suffisent pas. Nous n’arrivons pas à faire vivre nos familles » me disait l’un d’entre eux. Avec Sœur Annie Demerjian, une religieuse syrienne de la congrégation des Sœurs de Jésus et Marie, nous avons pu ouvrir une fabrique de couture permettant de fournir un travail à 26 femmes du village, et donc de soutenir autant de familles. Une goutte d’eau, mais une goutte d’eau qui compte.

Homs, vivre parmi les ruines

Foyer de contestions, la ville de Homs garde en bonne partie les stigmates de la guerre, et certaines artères conservent encore les barricades de 2011 sur des kilomètres de ruines. Pourtant, çà et là, des habitations reprennent vie, comme dans le quartier de Hamidyé où sœur Samia, une religieuse de la congrégation des Sœurs des Saints Cœurs, a monté une petite équipe d’architectes et d’ouvriers pour retaper des maisons : « L’objectif est de reconstruire les maisons des habitants désireux de retourner chez eux. Depuis la guerre, nombre de chrétiens ont trouvé refuge dans la périphérie de la ville ou dans la Vallée des Chrétiens. » Multi-tâche, comme la plupart des religieux orientaux, Sœur Samia s’occupe aussi du Sénevé, un centre qui accueille près de 90 enfants atteints de trisomie 21 : « Les handicapés sont les grands oubliés de la guerre. Pourtant, leur nombre ne cesse d’augmenter » déplore-t-elle (retrouvez le portrait de Sr Samia dans le n° précédent).

Dans le quartier historique de Bustan Diwan, la communauté chrétienne est encore particulièrement active, grâce notamment à l’impulsion de la communauté jésuite qui garde l’emprunte missionnaire du père hollandais Frantz Van der Lugt, assassiné dans le couvent en 2014. Pour soutenir l’activité économique, l’Œuvre d’Orient accompagne la mise en place d’un Hope Center, un bureau d’aide au retour à l’emploi et à l’activité économique sous forme de prêt à taux zéro, dont 20 % sont remis au bénéficiaire sous forme de don. « Déjà expérimenté à Alep, ce centre fait des merveilles et répond à l’une des causes majeures de l’émigration des chrétiens : le chômage. » explique Safir Salim, le directeur du Hope Center.

 Alep, le dur travail de réconciliation

En 2011, Alep comptait 150 000 chrétiens. À mon passage, il reste quelques 20 000 fidèles. Une chute vertigineuse. Pourtant, les chrétiens n’en gardent pas moins une place essentielle dans la cité, notamment dans le dur et long travail de réconciliation. À Sakhour, un quartier sunnite d’Alep Est, qui a vu passer toutes les mouvances rebelles et djihadistes et où ne demeurent aujourd’hui que des femmes, des enfants et des vieillards, le JRS (Jesuit Refugee Service) a installé un centre d’alphabétisation et un dispensaire médical : « Avant la guerre, aucun chrétien n’aurait mis les pieds à Sakhour. Aujourd’hui, un lien d’amitié et de confiance s’est tissé et les chefs de tribus locales ne veulent plus nous laisser partir » soulève le père Alvaro, un prêtre jésuite sur place.

La guerre a aussi redéfini la place de la femme syrienne. Le service militaire et la fuite a vidé la population civile de ses jeunes adultes : on compterait, un homme pour quinze femmes en Syrie. « Comme en France en 1914, les femmes sont obligées de travailler » explique Jina Achji, la directrice d’Espace du Ciel, une association qui offre des cours de renforcements scolaires aux étudiants aleppins et du soutien personnel et psychologique aux femmes : « Nombre d’entre elles ont vécu des traumatismes de guerre très importants. Pouvoir en parler entre elles permet de les aider à mieux tenir le choc ».

À Alep, la reconstruction progresse aussi timidement. À la demande des fidèles, les églises ont pour la plupart été remises sur pied, comme la cathédrale St Elie dont la toiture avait volé en éclat : « Cela a été un signe positif très important pour notre communauté » témoigne encore Mgr Joseph Tobji, l’évêque maronite de la ville. À l’ouest, les combats dans la lointaine périphérie en direction d’Idlib se poursuivent. Toutefois, certaines zones qui m’étaient jusqu’alors interdites sont désormais accessibles. À 20 km à l’ouest de la métropole, sur la route du monastère de St Siméon le Stylite et des Villes Mortes, toujours aux mains des groupes djihadistes et de l’armée turque, j’ai pu ainsi me rendre pour la première fois dans l’école des Sœurs du Rosaire. Inauguré en 2010, un an avant le début de la guerre, cet établissement scolaire flambant neuf n’est plus qu’un tas de ruine. La religieuse de la congrégation qui m’accompagne ne peut retenir ses larmes. Après dix années de guerre, les Syriens, à bout de souffle, ne savent plus où placer leur espérance.

 

Vincent Gelot

Directeur pays de l’Œuvre d’Orient (Liban Syrie, Jordanie)

 


Cet article est disponible, en ligne, dans le Bulletin 202 : Bulletin 802 1er Trimestre 2021 (calameo.com) .