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Chrétiens du Proche-Orient entre citoyenneté et communauté

L’inquiétude est grande, chez les chrétiens du Proche-Orient, et chez ceux qui, en Europe, s’intéressent à eux, au vu de leur situation actuelle. Elle est alimentée d’une part par les données démographiques alarmantes, sur leur nombre, leur proportion, et le flux ininterrompu de leur émigration, et d’autre part par les annonces récurrentes d’attaques violentes contre eux et leurs églises, en Egypte et en Irak. « Le printemps arabe » apparaît dans ce contexte plutôt comme le début d’une nouvelle période de menaces et de peur, avec les spectres de la guerre civile confessionnelle ou de l’arrivée au pouvoir des islamistes.

Mais la peur ne conduit nullement à la clairvoyance, et n’aide pas à affronter la situation présente ou à venir. La représentation que les chrétiens orientaux ont d’eux-mêmes en tant qu’éternelles victimes, est généralement partagée par les Occidentaux qui s’intéressent à eux. Cette vision fait néanmoins obstacle à une compréhension de leur situation réelle, et des ressources que celle-ci pourrait leur offrir pour faire face aux défis du moment.

Plus que jamais, les chrétiens insistent aujourd’hui sur leurs origines et sur leur langue pour maintenir leur identité communautaire et leur droit à rester sur la terre où ils ont leurs racines. Ce discours fascine aussi les chrétiens occidentaux, tentés de chercher en Orient des vestiges immuables de leurs propres origines, et des formes de christianisme primitif, non altérées par le passage des siècles. Dans un Etat comme l’Egypte, où, dans la réalité quotidienne, il faut être musulman pour se sentir reconnu comme un citoyen à part entière, l’affirmation d’une identité copte se fait de plus ne plus par la revendication d’une hérédité pharaonique, et par la négation de l’arabité, ce qui enferme chaque jour davantage les chrétiens dans un ghetto minoritaire. En Irak, l’éclatement du pays en entités sur la base des identités communautaires (chiite, sunnite, kurde, pour les principales), conduit certains chrétiens à se définir ethniquement, en tant que descendants des Assyriens de l’Antiquité, parlant l’araméen. Au Liban enfin, le mythe du phénicianisme semble céder à présent la place devant une autre affirmation en grande partie mythique, celle de la syrianité des maronites. L’histoire est constamment convoquée dans les discours de mobilisation communautaire pour légitimer un ancrage territorial, affirmer une continuité sans ruptures, et donner de la cohérence à des groupes menacés de dissolution dans l’émigration et la culture globale. Elle sert ainsi à fabriquer de l’ethnique et du protonational avec du religieux. Mais cet usage du passé ne sert ni à apaiser les mémoires cuisantes des massacres et persécutions révolues, ni à affronter avec lucidité les événements en cours. Il empêche aussi tout débat rationnel avec les musulmans, enfermés généralement eux aussi dans ce type d’approche apologétique et controversiste.

Cette impasse intellectuelle est en grande partie à mettre sur le compte des régimes autoritaires qui occupent le pouvoir dans les pays du Proche-Orient depuis soixante ans. En effet, en empêchant l’éclosion de tout débat public, la constitution de tout espace public, en prohibant toute forme d’expression individuelle et toute forme d’initiative associative, ils ont rabattu les citoyens vers les églises et les mosquées, et n’ont laissé subsister d’autre pouvoir intermédiaire que celui du clergé. Des régimes soi-disant laïcs sont en fait devenus gestionnaires du communautarisme sur des bases religieuses. Les Eglises elles-mêmes se sont souvent structurées sur le modèle autoritaire, excluant toute initiative et tout pouvoir des laïcs, et concentrant l’autorité dans la hiérarchie ecclésiastique, devenue omnipotente et omnicompétente, dans tous les aspects de la vie quotidienne des membres de leur communauté respective (état-civil, éducation de la jeunesse, santé, logement, etc…). Le chef de l’Eglise pouvait devenir une sorte de ra’îs de sa communauté, exerçant le pouvoir selon des modalités paternalistes et autoritaristes proches de celles qu’appliquait le Chef de l’Etat. C’est en particulier le cas en Egypte, avec le pape Chénouda.

Les chrétiens, comme les musulmans, ont été victimes aussi de l’extinction de la vie intellectuelle, étouffée par le pouvoir dictatorial et le départ en exil des élites cultivées. La liberté académique n’existe pas dans les universités du Proche-Orient, et ce sont les sciences humaines qui ont été les premières victimes de cet étouffement. L’histoire y apparaît comme servante de la théologie ou de l’idéologie nationaliste dominante. L’anthropologie, réputée discipline colonialiste, a généralement été exclue des cursus. A côté d’une science « occidentale », considérée comme au service de l’impérialisme, on a affirmé une science nationale ou arabe, qui, faute de débat avec la recherche internationale, se réduit le plus souvent à des productions poussives s’inscrivant sans critique dans les idéologies officielles, étatiques ou communautaristes, et se référant à un corpus de travaux sommaire et obsolète.

Il est vrai que pendant longtemps, la recherche académique internationale n’a fait des chrétiens du Proche-Orient un sujet d’étude que pour le temps des origines du christianisme et d’avant la conquête musulmane, et ne les a pas pris en considération dans les travaux portant sur les sociétés actuelles de la région. Le paradigme nationaliste (turc, grec, arabe, etc …) était repris par les chercheurs eux-mêmes, et la religion était généralement exclue de leur réflexion. Aujourd’hui, les choses ont changé, et une nouvelle recherche académique concentrée sur l’étude des chrétiens du Proche-Orient, en phase avec les travaux se menant par ailleurs en histoire, en anthropologie, en politologie ou en musicologie, est en train de s’imposer, particulièrement en France comme ce colloque en a donné la preuve. Ces nouvelles approches offrent des outils pour repenser le rapport des chrétiens au passé, leurs relations avec la société majoritairement musulmane qui les entoure, et les effets actuels de la globalisation. Elles pourraient aider à sortir d’une représentation des chrétiens orientaux en minoritaires persécutés, repliés sur une identité communautaire fondée sur des bases discutables, et attachés à la stabilité politique offerte par des « protecteurs » autoritaires. Car devant les bouleversements actuels, certes porteurs de danger, il vaudrait mieux pour les chrétiens du Proche-Orient se penser en citoyens acteurs de leurs destins, participant à la construction d’une nouvelle structure constitutionnelle et politique dans leur pays, sur la base du débat démocratique, du pluralisme, de la protection de la loi, et de la liberté individuelle.

Bernard Heyberger Directeur d’études, Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales Directeur de l’Institut d’études de l’Islam et des sociétés du monde musulman (IISMM)


 

Réflexions à la suite du colloque Les chrétiens en Orient : chantiers de recherche et débats contemporains, Rome, Ecole Française de Rome / Institut Français / Ambassade de France près le Saint-Siège, 1er et 2 décembre 2011.

Pour aller plus loin :

Article du Père Gollnisch lors du Colloque à Rome sur les chrétiens du Moyen-Orient

Article du Cardinal Tauran sur la situation des chrétiens au Moyen-Orient