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Compte rendu d'une volontaire à Zahlé, Liban

« Les semaines ont filé depuis Pâques. Ce quotidien pétrit toujours les mêmes matériaux : le joyeux chahut, les évaluations, les corrections, l’épreuve des nerfs, de longues siestes pour s’en remettre, les jeux et les passionnantes discussions avec Naya (parce que nous avons le même niveau en arabe). Il a aussi apporté des nouveautés : j’ai enfin obtenu des heures de soutien individuel avec quelques élèves dyslexiques, et surtout, l’école entière se dissipe doucement en une vive anarchie. La hiérarchie et l’ordre se relâchent, miséricordieux aussi à l’égard des professeurs dans leur juste essoufflement des derniers mètres. Pour aider encore, les jours fériés se multiplient, et nous avons passé quelques semaines à préparer en chantant les spectacles de fin d’année.

Les enfants sont admirablement créatifs, et quand les petites provocations des affreux ne troublent pas trop la classe, je glane avec gratitude les fruits insolites de cette belle année. La plupart sont fugaces, mais les copies sont aussi remplies de perles et de déclarations d’amour.

Certains d’entre eux ont une vraie affection pour le français : volubiles, ils collectionnent avec passion les mots compliqués et poétiques et dévorent les histoires du Petit Nicolas, de Tistou les pouces verts, de Zozo la Tornade et de Fifi Brindacier, qui exhumés de leur étagère de CDI, font le tour des maisons du quartier pour chanter la langue des oiseaux.

AVRIL

En avril, l’Œuvre d’Orient a d’ailleurs eu l’initiative d’un colloque sur la francophonie, rassemblant les acteurs gouvernementaux et les écoles chrétiennes du Moyen-Orient.

Réunion de la meute notre dame de Lourdes à Iesu al Fadi

Ce sont essentiellement ces dernières qui ont hérité de la mission de faire vivre le français dans ces régions où il prend sens d’une langue de l’accueil, du partage et de la paix. Un français qu’on doit aussi renoncer à rendre lisse, puisqu’il se façonne dans des bouches et des esprits libanais, il se tisse de dialectes, il dit et pense l’histoire et les histoires du Moyen-Orient qui résonnent autrement, tintent d’un son nouveau, d’une nouvelle espérance. A l’arabe, qui dit l’inchallah, l’espoir en Dieu, le français répond comme langue de la liberté.

Ainsi témoigne Maha El Haidar, diplomate irakienne et professeur d’histoire à la Sorbonne : « En apprenant la langue des oiseaux, j’ai réalisé l’importance du français en Irak, et me suis trouvée imprégnée par une civilisation qui porte beaucoup pour toute l’humanité. »

Ce colloque qui a été pour les écoles et les congrégations l’occasion d’exprimer leurs défis et leurs besoins auprès des acteurs institutionnels, a aussi été, pour nous volontaires venus assister les organisateurs de l’Œuvre, l’opportunité d’une claire confirmation que cet ouvrage de la francophonie, auquel nous sommes directement mêlés, a un indubitable sens.

Danses orientales de la journée sportive

MAI

Mai s’est approché en faisant entendre déjà le tumulte des élections législatives, les premières depuis une dizaine d’année. Pour les libanais, il faut tenter de comprendre les complexités d’un nouveau système électoral calculant proportions politiques et religieuses. Pour les français, constater le chaos avec hébétude, esquiver les rixes dans les rues et prier pour que tout se passe bien pendant les quelques jours de scrutin et de dépouillement.

Les écoles ont fermé quatre jours, et bien qu’on m’ait conseillé de rester dans le calme du foyer, je suis descendue à Beyrouth dans une chaleur étouffante et moite, pour rejoindre Pauline à l’hôpital des filles de la Charité. La merveilleuse sœur Ann y chante du Gouzes aux offices, avec la délicatesse d’un français articulé avec application depuis la gouaille de son Amérique natale. Elle m’accueille désormais dès que je fais halte à Beyrouth, elle nous chérit et nous gâte, nous confie les soucis de l’hôpital, et nous fait grandir sous l’aile de sa fine intelligence, toujours guidée par une charité à la fois réaliste et sans mesure.

Dans la nuit, sur le toit de l’hôpital, l’orage éclate enfin en même temps que les feux d’artifice et les bulles de nos Beirut Beers.

Et le lendemain, mon amie Alix est arrivée de France pour quelques jours de nouvelles explorations, de baignades salées, poissons grillés, cueillettes de cerises, vêpres dans les ermitages, laudes et complies dans les ombres et les lumières des profondeurs de la Qadisha.

L’été s’annonce délicieux, chaque semaine met en fête un nouveau verger. Le bonheur de ne plus être cette année coupée de la vie de la nature par les remparts haussmanniens m’a d‘ailleurs peut-être momentanément rendue un peu monomaniaque.

Le verger de Tannourine

Lors d’une promenade de mai dans la vallée de Tannourine, un peu plus au nord, nous avons déjeuné sur la terrasse d’une maisonnette surplombant des champs de fraises et de cerisiers, et d’aiguilles calcaires comme des lambeaux de dentelles entre les arbres. Un vieux couple nous a préparé les légumes et les fruits, le poulet, le fromage et la chèvre du jardin, pendant que nous reposions parmi les lavandes et les roses. Les cerises au soleil me faisaient de l’oeil en contrebas. Avec la bénédiction des propriétaires, j’ai donc dévalé le verger et escaladé les rochers acérés, et dominant la vallée immense et le faîte de l’arbre, j’ai attendu l’heure du repas en partageant ces cerises avec les oiseaux. Cette entreprise a bien amusé la cuisinière, qui m’a gratifiée de l’épithète « l benet el karaz » (la demoiselle aux cerises), d’une proposition d’embauche pour un prochain été, et de quelques kilos de fruits pour la route.

Nous continuons d’arpenter le pays du Nord au Sud, et même de revenir dans les endroits qui nous enchantent : les sous-bois du Chouf, les montagnes de la Qadisha, la sainte Qannoubine encore et encore, les villages de montagne sous les pins, les villages de bord de mer sous les palmiers, Anfeh la grecque, Batroun aux chapelles perchées au-dessus de la mer, aux voûtes basses et aux souks secrets de pierre blonde, les villages de la plaine sous les oliviers, les potiers de Rachaya, les poulaillers de Marjayoun. Pour mieux y revenir un jour, au moment imminent de rentrer vivre en France.

Jardin du potier et bassin à glaise

Les paysages changent toutefois avec les saisons, c’est-à-dire que c’est désormais la fin du printemps, mais c’est aussi, après Noël, Épiphanie, Saint-Valentin, Pâques, Ramadan, la saison du Mondial. Toutes les rues et tous les bords de route, toutes les terrasses et tous les poignets ont choisi leurs couleurs. Les Libanais soutiennent principalement l’Allemagne et le Brésil, puisque leur fine philosophie, c’est d’être avec ceux qui gagnent. Quant à ceux de mes élèves qui veulent entrer dans mes bonnes grâces avant les examens, ils se disent pour l’Allemagne ou le Brésil, ET la France demoiselle, akid !

Mai est aussi le mois de Marie. Une à une, les petites filles, les jeunes filles, les vieilles dames s’habillent d’une robe droite de coton bleu et se ceignent d’un ruban blanc, pour aller à l’école ou à l’église, et comme incarner Marie avec nous dans les rues de la ville. Et chaque matin avant de rentrer en classe, les enfants se rassemblent dans le couloir pour saluer la Vierge, et entonner à la suite de Fayrouz sur hauts parleurs un long chant litanique, « Ya Umm’Allah », « Ô mère de Dieu ».

Mai est le mois des mères, le mois de la passion maternelle des femmes du Moyen-Orient, sauvagement amoureuses de tous leurs enfants, des enfants de leur sein et de cet autre venu jouer sous leurs yeux, ou de cette jeune collègue qu’il faut nourrir puisque sa mère est trop loin.

Fusent les « ya 2borne ! » « Que je te mette au tombeau ! ». Sois donc à moi jusqu’à la fin des temps, toi que j’aime sans mesure, toi qui es si beau, esmas salib, au nom de la Croix, grâce à Dieu, et que pourtant je voudrais posséder comme si je t’avais fait.

Grâce vive et trop souvent transpercée des mères orientales, dont la tendresse se fait violence pour défendre comme pour aimer le petit, et la souffrance folle quand il disparaît.

J’ai trouvé la même tendresse d’adoption chez mes amies libanaises, les collègues Rima, Viviane, soeur Ann, soeur Alfred, soeur Nicole, ou les mères même de mes élèves. On n’est jamais tout à fait orphelin au Liban, et par conséquent, jamais affamé, dès lors que le langage de l’amour maternel est de poulet, samboussiks et manouchés.

 

Soeur Ann à l’hôpital de Hazmieh, soeur Alfred dans les cuisines de Maallaqa.

JUIN

Après le mois de mai vient le mois du Sacré-Coeur, le mois des fêtes des Saints-cœurs, impliquant toujours plus de jours fériés pour la congrégation.

Déjà le 31 mai, Zahlé a pris un jour de congé pour une fête locale du Sacré-Cœur, célébrant chaque année que la ville ait été épargnée par la peste au XIXème siècle alors que la Bekaa entière était dévastée par l’épidémie. Le 31 mai d’il y a une centaine d’années, le Saint-Sacrement avait été porté dans chaque rue de la ville par les maronites, les grecs-catholiques et les grecs-orthodoxes ensembles, et chaque habitant béni par apposition de l’ostensoir. Depuis cette année, la ville ce jour-là se pare de guirlandes de papiers colorés, de bandes de papier blanc et de drapeaux du Vatican, et tous descendent depuis les petites rues sur le boulevard que la procession remonte en célébrant des messes, depuis quatre heure du matin jusqu’à midi. Le long de la procession, près des écoles et des églises, des petites filles dansent, des scouts défilent en musique, et de modestes délégations déposent des gerbes sur les autels dressés au bord des ruelles. Quand on repense à la fête des Rameaux et à son déploiement de fastes, on est touché par la ferveur simple et vraie des Zahliotes, comme s’ils reprenaient chaque année conscience qu’ils existent bel et bien aux yeux de Dieu. Ce jour-là, je ne me suis pas mêlée à la foule agitée, mais je suis montée sur la montagne parmi les chardons et les genêts, prier avec les échos de leurs chants (et, hum, cueillir des cerises).

En juin dans les églises, les draperies bleues de mai ont été remplacées par les draperies rouges du cœur de Jésus, et la prière du matin a changé de couplets. On croise même, mais plus rarement, des petits garçons en tunique beige. C’est qu’il ne faut oublier personne.

D’ailleurs, c’était aussi fête pour les musulmans, surtout ces quelques jours (fériés, on s’entend) de la mi-juin où ils fêtaient l’Aid el Fitr, la fin de Ramadan. Pendant qu’ils faisaient la grasse-matinée, qu’ils petit-déjeunaient sans fin et qu’ils faisaient griller le méchwé sur les places, j’ai rejoint une petite équipée de volontaires (Pauline, Alexandre, et deux nouveaux venus de l’oeuvre, Sabrina et Humbert, et encore trois amies de passage) qui souhaitaient voir la Qadisha.

On peut la connaître sans jamais pouvoir prévoir ce qui nous y attendra, ainsi je ne m’en lasse pas ; et nous n’avons pas été déçus. Les abricotiers chargés ont accompagné notre descente de Bcharré vers le monastère de Mar Elicha (Saint Elysée), dont c’était la fête cette semaine-là. Puis, alors que nous nous reposions dans l’ombre du rocher en discutant avec Yves, la petite Maribelle s’est approchée avec sa maman, suivie de loin par le reste de la famille. Au moment où je vous écris, Maribelle est opérée à coeur ouvert ; samedi, elle est donc venue se confier à saint-Elysée, et pour cela, elle a partagé avec nous le gâteau d’anniversaire du vieux prophète. Improbable moment autour de cette famille, que de souffler ensemble les bougies des 2975 ans d’Elysée, et de faire connaissance avec Jamil, Rebecca-Tia, Adèle, Maribelle et leurs parents dans une prière tacite.

En descendant de Bcharre vers les fonds de la Qadisha, et le monastère de Mar Elicha.

Nous avons marché vers Qannoubine, ce monastère perdu où soeur Angèle nous a accueillis, encore une fois, avec la joie de revoir quelque visage connu parmi les nombreux visiteurs. Nous sommes restés jusqu’au dimanche midi au monastère, comme au soleil d’une maison de vacances, à lire, dessiner, flâner, promener et préparer ensemble de grands repas de famille.

En quittant la vallée dans l’autobus de Bcharré, je l’ai saluée comme tout ce que je vais laisser ici de cher dans quelques jours. Demain, de retour à l’école pour surveiller les examens, j’écrirai des mots doux dans les cahiers de mes élèves (en espérant qu’ils ne se souviendront pas seulement de mes cris furieux), et après quelques repas avec mes collègues, puis avec les soeurs, un dernier week-end à l’ombre des cèdres du Chouf avec les chers amis volontaires, et sans doute un dernier office avec soeur Ann et les filles de la Charité, je donnerai un dernier « baossi » à Naya et Selma et traverserai une dernière fois les montagnes vers l’aéroport.

Le monastère au petit matin entre ses vergers et ses sources

Déjà je rends grâce pour cette année, pour ne pas laisser mon cœur s’attrister. Il est certain que je reviendrai dans tous ces lieux de paix, et auprès de toutes ces personnes auprès de qui j’ai bâti un morceau de mon foyer, et avec qui nous avons vécu, comme un miracle familier, la communauté des enfants de Dieu.

 

 

Dans la joie de vous retrouver bientôt,

 

Anne France

 

 

 

 

 

Le potier du village de Rachaya dans la Bekaa sud, activant son tour à coup de pied.