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Égypte : Al-Azhar, vers plus de libertés et de droits civiques

Né au Caire en 1938, le Père Samir Khalil Samir est un spécialiste reconnu du dialogue islamo-chrétien, professeur à l’Institut Pontifical Oriental (Rome). Ce jésuite, auteur d’une  soixantaine d’ouvrages et de plus de 1000 articles, a fondé, à Beyrouth, le Centre de Documentation et de Recherches Arabes Chrétiennes (Cedrac) qui se consacre à l’étude du patrimoine arabe des chrétiens et fête son jubilé (25 ans) !

Antoine Fleyfel, franco libanais, Docteur en Théologie (Strasbourg) et en Philosophie (Paris 1 – Sorbonne), l’a rencontré pour l’Œuvre d’Orient lors de son passage à Paris en janvier.


En juin 2011, Ahmad Al Tayyeb, grand imam de l’Université Al-Azhar (Caire), l’autorité religieuse musulmane sunnite la plus influente au monde, lisait un document qui constituait un tournant dans la conscience musulmane égyptienne contemporaine.

Celui-ci proposait l’établissement en Égypte d’un État national constitutionnel, démocratique et moderne, ayant comme fondement la séparation des pouvoirs, la garantie des droits des citoyens et la protection des lieux de cultes des trois religions monothéistes. Cette proposition prend toutes ses distances avec des discours islamiques radicaux qui se font entendre tous les jours en Égypte, et qui prônent pour certains la violence et le rejet absolu de toute altérité.

Le 11 janvier 2012, Al-Azhar a poussé encore plus loin ses réflexions en publiant un deuxième document présenté à la nation égyptienne, et abordant d’une manière très explicite des problématiques qui inquiètent les chrétiens et les musulmans modérés, dans un contexte où les résultats des élections ont validés le poids des Frères musulmans (47% des sièges) et des salafistes (24% des sièges). Ce document se prononce, en effet, en faveur de la liberté de religion, d’opinion, de recherche scientifique et de créativité artistique, et serait un message adressé au gouvernement, aux Frères musulmans et aux salafistes. Samir Khalil Samir, jésuite né au Caire en 1938, spécialiste de l’islam, fondateur du CEDRAC (Centre de Documentation et de Recherches Arabes Chrétiennes) à Beyrouth et professeur à l’Institut Pontifical Oriental de Rome, nous fait part de sa lecture critique de ce texte, appuyée par une analyse géopolitique de la situation en Égypte.

Ce document qui se veut normatif sur les questions politique et religieuse s’adresse à trois groupes en Égypte, dans une période de pleine crise politique, voire de chaos.

Il est premièrement un message adressé au gouvernement et aux militaires qui le dirigent. Depuis plus d’un demi-siècle, Al-Azhar a été, bon gré mal gré, le porte-parole des gouvernements successifs. Ce document est une rupture avec cette tradition et une réaffirmation de l’indépendance de l’Azhar et de son autorité.

Il est deuxièmement un message adressé aux salafistes, qui s’oppose à leur lecture fondamentaliste de l’islam et se présente comme porte-parole des musulmans modérés et ouverts. Le père Samir évoque certains comportements de ces salafistes : « Ils disent qu’ils veulent bannir les croix et les casser et ils le font lorsqu’ils le peuvent. Ainsi en est-il des dômes des églises coptes et de tout signe de l’autre. Ils ont été financés par l’Arabie et le Qatar, ce qui les a aidé à occuper des mosquées d’où ils endoctrinent les fidèles par leurs prêches extrémistes. Lorsqu’ils ont fait une manifestation un vendredi, ils sont venus à plus d’un million au Caire. Ça a été un choc, et ont les voit : des hommes barbus et des femmes en niqab ».

Il est troisièmement un message adressé aux Frères musulmans. Pour être acceptés, ces derniers ont dû faire des compromis qui leur ont permis d’être considérés comme modérés : « Ils disent que lorsqu’ils plaident pour la Charia, ce n’est pas pour qu’elle soit appliquée telle quelle, mais comme base de réflexion ». À cela, le texte de l’Azhar s’oppose en disant : « Nous ne sommes pas pour l’archaïsme, nous ne sommes pas pour la Charia guidant toutes les choses de la vie ». De plus, la composante culturelle chrétienne devrait être prise en compte, ainsi qu’un héritage social de l’Égypte. Ce document qui insiste sur la dimension islamo-chrétienne se veut un discours religieux, national et politique.

Quant à l’appréciation de ce document, elle est porteuse de beaucoup d’éléments positifs, surtout pour les chrétiens égyptiens et arabes, mais aussi pour les musulmans modérés. Le père Samir considère qu’il est une « ouverture importante » un « pas en avant » dans le sens des droits de l’homme et de certaines libertés. En outre, un autre élément de taille souligne de même son importance, à savoir son refus d’appliquer littéralement les textes du Coran et de la Sunna à notre époque, ce que prônent les islamistes. Le document rappelle que l’approche égyptienne n’est pas exclusivement religieuse, et qu’il existe de même une approche socioculturelle qui n’est pas celle de l’époque du VIIe siècle

Cependant, malgré ces pas de géant dans une Égypte en proie au fondamentalisme religieux, Samir soulève quelques critiques à l’endroit du texte de l’Azhar : « Il y a effectivement une liberté religieuse, mais pas une liberté de conscience. Pourtant, celle-ci devrait être proclamée malgré les problèmes qu’elle pourrait créer. Le musulman prêche sa foi tous les jours, par les micros des mosquées, dans les bus et les taxis, à travers la TV et la radio ; le chrétien n’a même pas le droit de porter au cou une petite croix, ni bien sûr d’annoncer sa foi. Ce qu’il faudrait interdire, c’est le prosélytisme, non la liberté religieuse. Seule la liberté de conscience permet cela ».

Ces propos prennent tout leur sens dans un contexte où la conversion d’un musulman au christianisme peut avoir des conséquences très dangereuses sur sa vie. Samir poursuit en disant que « sur la question droits de l’homme, malgré son progrès, le texte contient toujours des limites.

En outre, le prêtre jésuite évoque un autre sujet qui cause toujours des problèmes entre musulmans et chrétiens. « Les musulmans répètent à loisir que l’Islam est par excellence la religion de la tolérance. Les chrétiens disent : Nous ne voulons pas être tolérés, simplement être tous des citoyens ! Nous revendiquons la parité entre tous les citoyens ». Le texte de l’Azhar souligne, avec un ton apologétique le rôle civilisateur et scientifique joué par les Arabes entre les IXe et XIIIe siècles et exprime une volonté de rejouer ce rôle. Le père Samir rappelle que si ce rôle a été joué, « ce n’est pas avant tout par les seuls mérites de l’islam, mais surtout grâce à la contribution des chrétiens syriaques. Tant que la société été bien mêlée, les Arabes étaient capables de beaucoup. Cependant l’islamisation de la société, surtout à partir du XIIIe siècle, va avoir de mauvaises conséquences sur le rôle civilisateur des Arabes ». Raison de plus pour rejeter toute vision monolithique de la société et de plaider pour une citoyenneté et une parité.

In fine, ce document est indubitablement un pas en avant, mais avec des hésitations : « Il ne contient pas tout ce que le chrétien désirerait, mais c’est une évolution qui va beaucoup plus loin que les Frères musulmans et le gouvernement. Il s’agit du discours musulman le plus favorable actuellement aux chrétiens en Égypte, le moins mauvais ».

Ces conclusions du père Samir font de ce document une ouverture très importante dans le monde musulman arabe, peut-être la plus importante eu égard à l’autorité qui le décrète, d’autant plus que ce texte dépasse Al-Azhar, parce que des intellectuels chrétiens et musulmans de diverses tendances avaient été invités pour y réfléchir. On peut espérer que cela ait « un impact sur le choix des Frères musulmans dans leur gouvernement, que leur ligne soit plus azharite que salafiste et qu’ils soient davantage modérés ».

Samir croit qu’il faut donner aux Frères musulmans leur chance, quelle que soit leur tendance. Dans l’opinion publique égyptienne ils ont la majorité et il faut jouer le jeu de la démocratie et les mettre à l’épreuve : « Ils attirent tant qu’ils sont dans l’opposition et disent que « L’islam est la solution”. Voyons alors quelles seront leurs propositions pour la démocratie, l’égalité homme-femme, la politique internationale, l’économie, l’éducation, les lettres ou le journalisme. Nous sommes sûrs d’une chose, c’est qu’ils se sont démarqués actuellement de tout ce qui est violence ». En outre, s’ils s’imprègnent du texte du Azhar, cela ne pourrait être que bénéfique.


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