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Et si l'Egypte préparait un avenir post-islamiste ?

« L’Égypte vit des heures dramatiques qui suscitent dans la presse occidentale une condamnation sans nuance des forces de sécurité égyptiennes, contribuant à ancrer dans l’opinion publique la conviction que la destitution de Mohamed Morsi a été une fâcheuse initiative, « véritable coup d’État contre un président démocratiquement élu ».

 Je déplore, bien entendu, les centaines de morts occasionnées par l’évacuation des deux places occupées par les Frères musulmans depuis six semaines et aurais préféré qu’il en fût autrement, mais quelques mises au point s’imposent : 

La destitution de Mohamed Morsi a été le résultat d’un immense mouvement populaire de protestation qui a mobilisé des millions d’Égyptiens, toutes classes d’âge, de confession et de statut social confondus. Cette mobilisation a été beaucoup plus large que celle qui avait renversé Moubarak deux ans et demi plus tôt et conduit à penser qu’une grande majorité de musulmans égyptiens a compris, au bout seulement d’un an, qu’il fallait en finir avec l’islamisme politique. Ceci est une très bonne nouvelle, annonçant, nous l’espérons, un coup de frein sinon un coût d’arrêt à l’islam politique qui empoisonne le destin du Moyen-Orient depuis des décennies. Si cette transition réussissait, ce serait décisif pour l’ensemble de la région qui regarde ce pays avec moins de préjugés que l’Occident, qui, une fois de plus, juge ce qui se passe avec un regard trop simpliste. L’armée égyptienne a été l’instrument de cette transition et il est douteux qu’elle veuille rester aux affaires, car elle en a déjà fait l’amère expérience entre février 2011 et juin 2012. Elle est soucieuse, certes, de garder ses privilèges, mais il est indéniable que le peuple égyptien soutient massivement la lutte en cours contre l’extrémisme des Frères musulmans.

– La deuxième clarification est que les Frères musulmans égyptiens sont aujourd’hui démasqués. Profitant de l’ouverture démocratique du printemps 2011 qui leur a permis de constituer leur parti politique, le parti Liberté et Justice, ils ont accédé au pouvoir en tentant de rassurer tout le monde sur leurs intentions. « Non, ils n’accapareraient pas le pouvoir, les coptes seraient considérés comme des citoyens à part entière, etc. » Aujourd’hui, on y voit plus clair. Mohamed Morsi s’est comporté de manière sectaire : non comme le président de tous les Égyptiens mais comme la courroie de transmission de la Confrérie des Frères musulmans devenue, sous des apparences d’une démocratie formelle, le véritable centre du pouvoir politique. Cela, les Égyptiens l’ont vite compris, à commencer par beaucoup de ceux qui avaient voté pour eux, convaincus que, guidés par l’islam, ils allaient véritablement servir le bien commun du pays.

En réalité, ils ont surtout travaillé à s’installer au pouvoir, usant de toutes les méthodes pour s’assurer des postes, et n’ont offert à une population dont 40 % sont au-dessous du seuil de pauvreté qu’un discours politico-religieux, là où elle attendait du travail, des hôpitaux décents, des écoles qui fonctionnent, plus de justice sociale. Un an de pouvoir a suffi pour décrédibiliser les Frères musulmans aux yeux de la grande majorité des Égyptiens.

– La troisième clarification a été donnée ces dernières semaines, lorsque, au moment de la destitution de Mohamed Morsi, les dirigeants de la Confrérie ont appelé leurs partisans à « résister jusqu’au martyre ». Immense responsabilité lorsqu’on sait les résonances de cette formule dans l’inconscient musulman : djihad, paradis promis, etc. Le pouvoir intérimaire leur a, pourtant, proposé de revenir dans le jeu politique où il est légitime qu’ils aient une place, car ils ont une vraie base populaire ; des tentatives de médiation ont été menées par l’Union européenne et les États-Unis. Tout cela n’a servi à rien : leur logique jusqu’au-boutiste a conduit aux drames de ces derniers jours, où ceux qui meurent sont les militants de base et non les dirigeants de la Confrérie, dont la responsabilité est grande dans le bain de sang qui a suivi.

Enfin, comment croire aujourd’hui aux propos lénifiants tenus ces derniers mois par les Frères musulmans pour rassurer les chrétiens égyptiens ? Les discours de haine prononcés trop souvent dans les mosquées et les milieux islamistes ont donné leurs fruits ces derniers jours : des dizaines d’églises, deux monastères et un orphelinat incendiés, des religieuses tabassées alors qu’elles ont passé leur vie à servir les pauvres, et l’on peut craindre que cela ne s’arrête pas là.

 

 

L’Occident – presse et responsables politiques confondus – porte une grave responsabilité en se contentant de condamner unilatéralement la répression en cours, alors que tout le monde s’est tu lorsque Mohamed Morsi s’est arrogé les pleins pouvoirs, a fait passer en force une Constitution destinée à jeter les bases d’un État islamique au terme d’une mascarade d’assemblée constituante que les Frères musulmans s’étaient employés à verrouiller. On parle aujourd’hui de couper les vivres à l’Égypte, ce qui ne ferait que la plonger un peu plus dans la misère et dans les bras des extrémistes.

 

 

 Ce constat dramatique étant fait, que faut-il souhaiter pour l’avenir ? 

 

– D’abord, la reprise, dès que possible, du dialogue politique tenté par les émissaires européens et américains. Les pétromonarchies du Golfe n’ont pas caché leur intention d’être des acteurs décisifs dans l’avenir de l’Égypte : en soutenant le renversement de Mohamed Morsi et en proposant immédiatement une aide financière de 14 milliards de dollars, très précieux pour un pays exsangue, ces pays se placent pour la suite. Ils ne sont pas les mieux placés pour soutenir l’aspiration à la liberté et à la citoyenneté qu’a fait naître le printemps arabe. L’équipe au pouvoir en Égypte est fragile : les contraintes économiques et sociales auxquelles elle doit faire face sont très lourdes. L’État doit lutter, par ailleurs, contre un vrai risque djihadiste au Sinaï, qui pourrait conduire à une dérive terroriste. Les Égyptiens attendent de l’Occident moins de condamnations et plus de soutien.

 

 

– Le pouvoir intérimaire a déjà entrepris une révision de la Constitution que Mohamed Morsi avait fait passer sans débat suffisant. Il prévoit d’organiser dès que possible des élections législatives et présidentielle. C’est là le meilleur chemin pour un retour aussi rapide que possible à un fonctionnement normal des institutions, qui verrait les militaires rentrer dans leurs casernes et les politiques reprendre les pleins pouvoirs. Cela ne sera pas simple : les risques d’un retour des moubarakistes ne sont pas nuls ; les « libéraux » égyptiens sont encore trop divisés ; les jeunes révolutionnaires de Tahrir trop idéalistes. Cet accouchement d’une démocratie égyptienne prendra des années. Il faut donner du temps à ce pays pour y arriver, l’accompagner et le soutenir dans cette conquête.

 

 

– Pour l’heure, les blessures et le ressentiment sont profonds aussi bien chez les Frères musulmans que chez les coptes. Il faudra beaucoup de temps à la société égyptienne pour panser ces plaies, mais l’Égypte a l’avantage sur plusieurs autres pays du Moyen-Orient (Irak, Liban, Syrie) d’être un pays homogène, sans fracture régionale ou ethnico-religieuse. Elle n’est pas née du découpage de la région après la chute de l’Empire ottoman et cela constitue aujourd’hui un atout très précieux.

 

 

Il reste que l’épisode dramatique que nous venons de vivre sera peut-être considéré dans quelques années comme la première étape de l’invention par un peuple à majorité musulmane d’un avenir post-islamiste. Si cela se confirmait, il s’agirait pour l’Égypte et toute la région d’une immense bonne nouvelle qui mérite mieux que nos jugements hâtifs.»

 

Source : La Croix