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Face à Daech, le sauvetage miraculeux d'un trésor de l'humanité

Un article de Télérama

Des manuscrits inestimables sauvés de la destruction par un père dominicain sont actuellement exposés à Paris. Récit d’une épopée rocambolesque.

Les menaces de mort, les roquettes qui s’abattent, les explosifs qui soufflent portes et fenêtres : à Mossoul, la poignée de frères dominicains du couvent Notre-Dame de L’Heure a fini par craquer sous la pression des fondamentalistes. En 2007, leur départ de la ville de Mésopotamie irakienne a marqué la fin d’une présence inaugurée en 1750. Des religieux italiens avaient alors été missionnés par le pape Benoît XIV pour renouer le contact avec les chrétiens d’Orient, avant que des frères français prennent le relais sous le Second Empire. Ainsi allait la vie, chez les Dominicains de Mossoul, jusqu’à ce qu’ils soient contraints à l’exil et au nomadisme. Non sans emporter un trésor dans leurs bagages.

Des hommes et des dieux

Le trésor des Dominicains de Mossoul, dont l’exposition « Mésopotamie, carrefour des cultures » présente sept fac-similés du 20 mai au 24 août aux Archives nationales, est toujours caché en Irak.

Il est entassé dans une maisonnette d’Erbil, dans le Kurdistan irakien, asile des minorités pourchassées par l’Etat islamique (EI, également désigné par l’acronyme arabe Daech). Son contenu : des livres anciens, dont certains incunables, et des objets rares. Mais surtout 809 manuscrits syriaques, chaldéens ou arabes dont les plus anciens remontent au XIIIe siècle, jusqu’au seuil du XXe siècle. Au fil des ans, ils ont garni l’immense bibliothèque du couvent de Mossoul. Les Dominicains les avaient collectés auprès de donateurs, ou littéralement tirés du feu dans des villages où ces vieux papiers attisaient le brasier familial autant que le four à pain. Qu’ils traitent de spiritualité (toutes religions confondues), d’histoire, de littérature, de médecine, de philosophie, d’astrologie voire de musique, parfois superbement enluminés, ils sont la mémoire des peuples de Mésopotamie. C’est précisément cette mémoire que l’EI veut effacer. « Daech veut tuer jusqu’à la mémoire de ceux qu’il est en train d’assassiner »

Le père Najeeb Michaeel est né à Mossoul en 1955. Etudiant à Bagdad, il s’orientait vers l’industrie pétrolière quand, à 24 ans, il a choisi de rentrer chez lui pour intégrer l’Ordre des Prêcheurs. Ordonné prêtre par Mgr. Pierre Claverie, l’évêque d’Oran assassiné en 1996, il s’est alors donné pour mission de protéger les manuscrits entassés dans des cartons, des tiroirs ou éparpillés parmi les 55 000 livres de la bibliothèque du couvent. Quitte à risquer sa peau quand les fondamentalistes musulmans, profitant de la chute de Saddam Hussein en 2003, sont passés des intimidations aux attaques. « Nous avons résisté de 2003 à 2007, malgré une quinzaine de menaces directes, raconte le père Najeeb. Cinq prêtres avaient déjà été assassinés dans le pays et, estimant que j’étais le prochain sur la liste, mon provincial français m’a demandé de partir. Nous avons abandonné le couvent de Mossoul en emportant discrètement les livres et les manuscrits, cachés dans plusieurs voitures. J’ai senti nos collections en danger »

La communauté s’établit alors 35 km plus à l’est, à Qaraqosh. Jusqu’au 10 juin 2014. Alors qu’il est assigné en Suisse pour y préparer une thèse sur les manuscrits des Yézidis, le père Najeeb apprend que Daech a pris le contrôle de Mossoul. Il fonce à Qaraqosh. « J’ai senti nos collections en danger. Le 25 juillet, j’ai chargé tout ce que je pouvais – manuscrits, livres, objets rares – dans un camion en direction d’Erbil. Daech est entré dans Qaraqosh le 6 août alors que j’avais fui la ville trois heures plus tôt, en emportant dans ma voiture les derniers documents sur lesquels s’entassaient aussi des femmes, des enfants, des vieillards. Je sauvais ainsi les peaux vivantes et les peaux mortes, les humains et leur histoire, qui ne forment qu’une seule réalité. »

Le couvent de Mossoul est devenu une prison et un centre de tortures. « Propriété privée de l’Etat islamique », est-il écrit sur sa façade. Quant aux dizaines de milliers de livres qui n’ont pu être rapatriés de Qaraqosh, ils ont sans douté été détruits depuis. « Daech veut tuer jusqu’à la mémoire de ceux qu’il est en train d’assassiner », observe le père Najeeb.

Contre les armes, la numérisation

Une politique de la terre brûlée contre laquelle le Dominicain oppose une arme, la numérisation. Depuis 1990, il dirige le Centre numérique des manuscrits orientaux, qu’il a fondé à Mossoul pour sauvegarder des milliers de documents menacés de disparition, en Irak ou en Turquie. « Nous avons probablement numérisé 80 % des manuscrits irakiens et il fallait le faire : la moitié de ce patrimoine a sans doute déjà été brûlée par Daech. » A Erbil, les Dominicains animent désormais deux ateliers au sein desquels les populations déplacées apprennent elles-mêmes à scanner ces textes en arménien, araméen ou syriaque qui constituent leur propre mémoire des minorités pourchassées.

« Je dois remercier tous les voleurs du XIXe siècle qui ont permis que notre archéologie soit visible dans les musées du monde entier, ironise le père Najeeb qui préfère que le patrimoine ne quitte pas sa terre d’origine.Autant que possible, les originaux resteront à Erbil. Mais un manuscrit caché est un manuscrit mort. Une fois numérisé et exposé, il reprend vie. »