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[GRÈCE] Le témoignage de Chiraz : " Le chemin vers la compréhension de l’autre est infini "

Chiraz, 22 ans, étudiante en solidarité internationale, a décidé de consacrer 6 mois de sa vie au service des migrants, auprès du Centre des Jésuites pour les Réfugiés (JRS) à Athènes, en Grèce.


La nuit dernière, alors que je feuilletais les pages de mon carnet, je me suis arrêtée sur cette citation soigneusement recopiée d’Etty Hillesum, qui nous raconte que “notre unique obligation morale est de défricher en nous des vastes clairières de paix et de les étendre de proches en proches, jusqu’à ce que cette paix irradie les autres. Et plus il y a de paix dans les êtres, plus il y en aura dans ce monde en ébullition.” Il y a quelques mois de cela, je m’étais alors engagée dans un projet de mission sans en connaître la nature ni le lieu. Je me souviens de l’étonnante tranquillité d’esprit dans laquelle je me trouvais. Je contais à mes proches mon désir de partir et de m’ouvrir à de nouvelles réalités. Je n’étais inquiète ni de l’endroit dans lequel j’allais atterrir, ni de la possibilité de me retrouver sans mission. Ce qui m’attirait tant finalement, c’était l’expérience de la nouveauté et du changement. J’avais compris, par des récits et des amis, que les voyages changeaient la personne dont elle faisait l’objet et je m’interrogeais sur ce qui allait changer ou évoluer en moi. Loin de l’angoisse de l’inconnu et contre toute attente, tandis que mes camarades s’envolaient déjà vers leurs lieux de mission et que d’autres se concentraient sur leurs recherches de stage, je me suis abandonnée au hasard de la vie, à cette vaste clairière de paix, en totale harmonie et en confiance avec le moi du présent et celui du futur.

 

Le hasard nostalgique

De temps à autre, je m’amuse à jouer les détectives de mon esprit et à retracer les indices d’un déterminisme dissimulé. J’enquête sur ma mémoire et la questionne sur les rencontres, les conversations, les ressentis qui m’ont amené à prendre telle ou telle décision, à croiser le chemin de telle ou telle personne. Mais quand bien même j’aligne les indices un par un et que l’ombre d’une hypothèse se forme, je souris en réalisant que le hasard reste la pièce manquante de mon puzzle, la simple coïncidence qui régit une grande partie des évènements récents de ma vie.

Je repense alors à toutes ces belles rencontres, à ces longues conversations, à ces voyages interculturels et ces excursions que j’ai réalisés ces cinq derniers mois et que je n’aurai jamais pu vivre autrement. Je repense aux personnes que j’ai croisées sur mon chemin, je m’imagine ce qu’elles deviennent et ce qu’elles pensent. Je repense aux trois jeunes étudiantes que nous avons hébergées pendant deux nuits, qui ont entrepris un pèlerinage de Paris à Jérusalem à pied et sans argent. Je repense aux anciens volontaires, Bennie et Suzanne, qui ont repris leurs occupations dans leur pays d’origine, auprès de leur famille. Je repense à Viktoria, une sœur ukrainienne qui nous a quitté quelques mois plus tôt pour rejoindre ses proches dans son pays en guerre. Je repense à Juliette qui, après avoir entrepris deux mois d’expérience spirituelle dans un centre bouddhiste puis chez nous les Jésuites, est répartie en bateau vers l’Italie, pour entreprendre une longue marche dans les montagnes.

Bientôt, lorsque que mon tour arrivera de tracer ma route, je repenserai à toutes les personnes que j’aurai laissées ici derrière moi. Aux volontaires et aux sœurs de la communauté bien sûr, à notre voisin Jacques et ses pots de fleurs, aux projets de réorganisation du JRS en suspens, mais aussi aux migrants pour qui l’attente, interminable, rythme le souffle de leur vie. Aux migrants qui, lorsque le gouvernement grec leur permettra, quitterons ce pays pour de nouveaux horizons, tout aussi dangereux et incertains. Loin d’un retour heureux auprès de leurs proches et du cocon familial, le départ pour eux, s’il est synonyme d’espoir, est pourtant loin d’être réconfortant.

 

S’évader pour mieux se retrouver

Plusieurs fois ce mois-ci, j’ai ressenti le besoin de m’éloigner de la communauté pour faire une pause avec les volontaires que je côtoie au quotidien. J’aime ainsi me balader, courir ou écrire dans un parc non loin de chez moi. Je prends le temps d’observer le quotidien des grecs (que je fréquente peu finalement) et m’étonne de l’étrange confort d’être une étrangère dans un lieu familier. Je me sens ici comme chez moi, et si la langue me trahit, mon apparence physique se fond parfaitement avec le style grecque. J’ai pourtant l’agréable impression, en plein centre d’Athènes, d’être seule et loin de tout. Il m’est amusant de constater que j’expérimente un ressenti similaire lorsque je suis en Algérie chez ma grand-mère à une différence près: alors qu’ici j’ai appris à aimer la Grèce, son peuple et sa culture, le point d’ancrage de ma relation avec l’Algérie reste mon cercle familial.

De plus en plus, j’aspire à d’autres expériences de voyage, plutôt seule cette fois, où l’inconnu me portera vers de nouveaux horizons. J’ai cette soif de découvrir, d’avancer et d’apprendre ; persuadée que le dépaysement est un élément clef de mon épanouissement personnel.

Ce désir d’évasion me prend parfois pendant mes heures de travail. Alors que je me concentre sur moi-même et réfléchis en ce moment sur mon retour en France, mes travaux universitaires et la réorganisation des activités du JRS, j’émerge de l’eau et réalise soudainement la misère des personnes qui partagent mon quotidien.

Pas plus tard que la semaine dernière, j’inscrivais pour un cours d’anglais Loreth, une maman venue de Centre Afrique avec son bébé. Quelle a été ma surprise lorsque j’ai réalisé que cette maman, dont la fatigue a déjà ridé son jeune visage, n’est en réalité pas plus vieille que ma petite sœur née en 2003. Loreth m’explique avoir quitté son pays à cause de la guerre et attend de recevoir l’asile pour rejoindre son mari en France. Je ne peux m’empêcher de penser, quand bien même le prisme de mon regard est erroné, que le mariage de Loreth est peut-être arrangé, qu’elle ne reverra jamais son mari et élèvera seule son enfant de 18 mois dans ce pays où les chances de trouver un travail sont maigres pour une femme célibataire. Je pense que Loreth a ressenti mon désarroi lorsque j’ai saisi sa carte d’identité, mais elle m’a pourtant gentiment souri en me remerciant pour l’inscription et les vêtements que je lui ai donnés. Un sourire doux et réconfortant, comme si c’était moi qui avais besoin d’être rassurée. “After all, we are only humans”, me répète souvent sœur Ewa.

Le lendemain, c’est autour de Rosa de me raconter son histoire, tout aussi bouleversante. Rosa est une catholique d’Iran et a fuit son pays pour persécutions religieuses et violences conjugales. Elle me raconte avoir d’abord rejoint la Turquie grâce à une amie; puis la Grèce en traversant la mer Égée dans ces fameux canaux gonflables où s’entassent des dizaines d’âmes désespérées. “I don’t like the sea”, me raconte-elle pendant le cours d’anglais, tandis que je m’imagine l’angoisse de cette traversée. Mais alors que je me force à ne pas me montrer peinée, mon regard me trahit et Rosy affiche tout de suite, elle aussi, un sourire réconfortant. Elle me raconte qu’elle est heureuse ici, elle apprend l’anglais et a hâte d’aller en Angleterre, où elle rêve de s’installer en tant que coiffeuse.

Je ne peux m’imaginer de penser que ces femmes, en fuyant leurs pays d’origine, leurs amis, et leur famille, ont elles aussi eu l’envie de s’évader pour pouvoir enfin se retrouver. Mais si la vie a été jusqu’ici un long et dur chemin, j’espère que le futur leur réservera le meilleur.

 

Comprendre l’autre : le long chemin vers la confiance mutuelle

Dans mes précédents rapports, je vous contais à quel point le contact avec les migrants m’a paru facile dès le premier mois. Je vous expliquais combien mon visage, mon nom et ma présence sont familiers auprès des personnes que je connais. Je vous relatais combien la barrière de la langue, loin d’être un obstacle, s’est avérée être l’élément révélateur d’un autre langage : celui de l’humanité. Je vous retraçais l’évolution de mes relations avec les migrants et les affinités que je crée avec eux.

S’il y a bien une chose que je réalise après cinq mois de mission, c’est bien que le chemin vers la compréhension de l’autre est infini et qu’au sein de notre association, nos capacités d’écoute et d’adaptation envers l’autre sont sans cesse stimulées. J’en apprends toujours plus sur les personnes que je côtoie et j’écoute, avec des oreilles attentives, les histoires qui me sont contées. Il suffit parfois de quelques minutes, souvent de plusieurs mois, pour que les migrants osent se confier. Mais à chaque fois que la parole se libère, je me sens reconnaissante de cette confiance accordée. […]

Voilà donc les nouvelles de ce mois de mai, un peu brouillonnes et éparpillées. Les chaleurs d’été se font déjà sentir ici, mais cela ne semble pas déranger les grecs qui y sont habitués. Pour mes dernières semaines de mission, je compte profiter au maximum de mon projet et des belles personnes qui m’entourent. Je réalise, ce mois-ci encore, la chance qui m’a été donnée de vivre quelques temps ici.

A bientôt,

Chiraz