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«Les chrétiens d’Orient ne sont pas un appendice de l’Occident» par Antoine Fleyfel

TC : Les chrétiens d’Orient semblent susciter ces derniers temps un fort intérêt en Occident. On veut les connaître, les protéger, les aider. Cet intérêt est-il nouveau?

Antoine Fleyfel : Oh que non ! Pour ne prendre qu’un exemple, l’OEuvre d’Orient, dont l’objet est précisément d’aider les chrétiens d’Orient, existe en France depuis plus de 150 ans. La question des chrétiens d’Orient a longtemps passionné les Européens, et singulièrement les Français, notamment aux XIXe et XXe siècle, pour des raisons historiques et géopolitiques. Les chrétiens d’Orient, eux, ont aujourd’hui l’impression que l’Occident s’intéresse moins à eux qu’auparavant. Les médias occidentaux ont bien sûr beaucoup parlé d’eux pendant la crise libanaise, de 1975 à 1990, pour les oublier pendant la décennie qui a suivi. Lorsque des attentats ont commencé à frapper les chrétiens irakiens après l’invasion américaine de 2003, les projecteurs se sont à nouveau tournés vers eux. Mais, dans les faits, l’appui pour les chrétiens d’Orient ne s’est jamais arrêté à travers des organisations chrétiennes comme l’OEuvre d’Orient en France, Missio en Allemagne, Solidarité-Orient en Belgique, l’Aide à l’Église en détresse, etc. Mais ce ne sont plus des États qui les appuient comme avant, déchristianisation de l’Europe oblige.

À écouter certains défenseurs des chrétiens d’Orient, on a parfois la désagréable impression que ce soutien affiché est aujourd’hui aussi motivé par la peur, voire la haine de l’islam et des musulmans. Que pensez-vous de cette ambiguïté de ton?

Si elle existe, elle est évidemment regrettable. Je pense quant à moi qu’on peut trouver de l’ambiguïté à plusieurs niveaux. Par exemple dans le concept très occidental de « chrétien d’Orient ». Je suis plus ou moins forcé d’utiliser cette expression parce qu’elle est entrée dans l’usage, mais je le regrette bien. Qui sont les chrétiens d’Orient? Les chrétiens arabes? Ceux du Proche-Orient ? Du Moyen-Orient ? Du Nord de l’Afrique? De l’Extrême-Orient?

Ces communautés chrétiennes sont très différentes les unes des autres et sont très loin de constituer une unité. Mettre en avant une menace généralisée qui serait le fait d’un islam fantasmé donne peut-être l’illusion d’une certaine homogénéité de situation. Mais c’est justement une illusion…

Sans compter que des communautés sont parfois en état de tension entre elles, parfois pour des raisons théologiques qui remontent aux premiers siècles du christianisme. Par exemple, l’Église copte n’a jamais accepté que l’Église assyrienne fasse partie du Conseil des Églises du Moyen- Orient, parce qu’elle considère que cette Église est « hérétique » puisqu’elle a refusé le concile d’Éphèse en 431… Ce sont les fameux « nestoriens ». Même si l’Église assyrienne a laissé tomber toute référence au nestorianisme en 1975. Autre ambiguïté : la solidarité supposée de l’Occident avec les chrétiens d’Orient. Je constate que l’Occident au XXe siècle a parfois objectivement nui aux communautés chrétiennes d’Orient. Pensons aux chrétiens d’Irak, ceux qu’on appelle les Assyriens. Les Britanniques leur ont demandé en 1915 de les aider à combattre l’Empire ottoman en échange d’une aide pour mettre en place un État national assyrien. Les Assyriens ont combattu et se sont fait gentiment massacrer par les Ottomans – à tel point qu’on parle d’un véritable génocide…

Une fois la guerre terminée, tout le monde s’est empressé de les oublier. Et aujourd’hui, les destructions subies par ces mêmes chrétiens d’Irak sont encore la conséquence de choix occidentaux irresponsables, en l’occurrence l’invasion de l’Irak. Je ne veux pas dire que les chrétiens d’Irak vivaient dans un paradis sous Saddam Hussein, loin de là. Ils ont souffert, en tant que chrétiens, de ce régime. Mais aucune des avanies qu’ils ont subies alors n’a eu des effets aussi destructeurs que l’invasion américaine. La dictature est tombée, le fanatisme l’a remplacée. Sur l’échiquier géopolitique, les chrétiens d’Orient n’ont plus aucune place en Occident, sauf d’un point de vue humanitaire. Les États interviennent pour accueillir les réfugiés ou envoyer un peu d’argent pour soigner les plaies. Mais aucune action politique d’envergure n’est entreprise. La seule diplomatie vraiment engagée pour les chrétiens d’Orient, c’est la diplomatie vaticane, qui exerce avant tout une pression morale. Elle n’a pas d’armée bien sûr, mais elle n’a pas non plus de moyens financiers importants.

Comment les différentes communautés chrétiennes d’Orient jugent-elles l’action — ou l’inaction — des Occidentaux à leur égard ?

Le sentiment qui prévaut est la déception. Prenons l‘exemple libanais. L’appui quasi officiel dont les chrétiens libanais ont pu bénéficier durant des décennies, voire des siècles, n’existe plus. L’alliance traditionnelle entre la France et les maronites s’est déplacée vers les sunnites. On connaît la grande amitié entre le président Chirac et Rafiq Hariri. Les chrétiens d’Irak, eux, demeurent extrêmement choqués par ce qui s’est passé avec l’occupation américaine. Ils vivent une des pires situations de leur histoire bimillénaire. Les chrétiens de Palestine ne peuvent que constater l’appui inconditionnel des États-Unis pour Israël dans sa politique de colonisation de fait et le suivisme des autres États occidentaux. Les chrétiens de Jordanie sont plutôt bien lotis. Mais si les autorités sont plutôt pro-américaines, la population – et tout particulièrement les chrétiens – est assez sensible à l’idée nationaliste arabe et apprécie très moyennement l’interventionnisme occidental. En Égypte, la question de l’Occident, soutien de Moubarak, est soldée depuis longtemps, et les coptes ne savent plus trop à quel saint se vouer. En Syrie, il faut être lucide: les chrétiens soutiennent majoritairement Bachar Al-Assad, tout simplement parce qu’ils jugent que le régime, tout dictatorial qu’il soit, leur a depuis longtemps donné des garanties politiques qu’ils n’imaginent pas un instant conserver si le pouvoir revient à des responsables sunnites influencés par les islamistes.

L’exemple irakien est dans toutes les têtes… On a instrumentalisé les chrétiens d’Orient pour alimenter le mythe du clash des civilisations, sans pour autant prendre leur situation au sérieux. Certains considèrent toujours en Occident, à cause d’un grand héritage historique, que les chrétiens d’Orient sont un appendice des chrétiens d’Occident et donc de l’Occident tout court. À Dieu ne plaise : les chrétiens d’Orient considèrent eux – et ils ont raison! — qu’ils ont été chrétiens avant tout le monde et ils ne se pensent pas du tout dans une sorte de dépendance culturelle à l’égard de l’Occident, malgré des échanges très riches durant des siècles. Ils ont une histoire avec l’islam, ils sont attachés à leur terre, ils ont une vision du monde, des projets qui leur appartiennent en propre. Les relations avec l’Occident sont bien sûr extrêmement précieuses.

Mais elles reposent en partie sur un malentendu. Beaucoup de chrétiens d’Orient, qui ont les moyens de s’informer, sont par exemple écœurés de la manière dont on parle d’eux en Occident, très souvent de manière dramatique et larmoyante. L’Occident est un refuge pour les chrétiens d’Orient, qui émigrent de plus en plus, mais un refuge dissolvant. Le problème, c’est que la plupart de ceux qui partent ne reviendront plus. Plutôt que de leur offrir un refuge en Occident qui sera probablement le tombeau de leur culture et de leur histoire, il faudrait plutôt faire pression sur les États pour trouver des solutions pour les chrétiens d’Orient sur place.

Quelle est la nature des relations des communautés chrétiennes d’Orient avec l’islam et les musulmans ?

C’est très variable. On peut trouver de l’animosité ou de la terreur, dues à des situations ou des événements précis, mais on trouve aussi beaucoup de proximité. Prenez mon exemple : je suis maronite et je suis aussi un amoureux spirituel de l’islam. Les chrétiens d’Orient, surtout les Arabes, ont non seulement vécu avec l’islam durant des siècles mais ils l’ont assimilé. Ne serait-ce que par la langue, qui est celle du Coran. Les chrétiens ont d’ailleurs été l’un des fers de lance de la Nahda, la renaissance culturelle arabe du XIXe siècle. Franchement, sauf à des endroits particuliers, il est vraiment difficile de faire la différence entre un chrétien et un musulman arabes… Nous partageons la même culture, la même sensibilité, les mêmes habitudes, la même terre, la même histoire.

Nous avons des causes communes :

la pauvreté, la justice, les dictatures, l’intérêt pour la Palestine… Les chrétiens emploient quotidiennement des dictons qui sont tirés des versets du Coran. Et les musulmans font référence sans arrêt à des figures bibliques. Cela n’a rien à voir avec la manière simpliste et bête dont la question est traitée dans les médias occidentaux.

En attendant, on pourrait vous rétorquer que des chrétiens se font bien massacrer aujourd’hui au nom de l’islam, par exemple en Irak, au Pakistan, en Afrique…

Bien sûr. Mais cela, ce n’est pas l’islam que je connais, c’est le fanatisme ! La nuance est de taille. Au début, ce fanatisme musulman était un phénomène marginal, confiné à certaines régions ou certains milieux. Ce sont les grands stratèges américains qui lui ont mis le pied à l’étrier dans les années 1970-1980 afin de gêner l’URSS. Les musulmans avec qui nous avons toujours vécu sont aussi touchés par ce fanatisme. Ils en souffrent. Et ils sont effondrés lorsqu’ils apprennent que certains de ses traits se retrouvent chez les jeunes musulmans qui vivent en Occident. J’ai récemment entendu trois jeunes musulmans de toute évidence français, rue Mouffetard à Paris, qui se demandaient devant le menu d’un restaurant si le label halal de telle ou telle spécialité était crédible, et qui évoquaient sérieusement les risques qu’il y avait à se laisser aller à commander cette spécialité. C’est une situation inimaginable au Liban, d’où je viens ! Je fréquente des musulmans tout ce qu’il y a de plus pieux au Liban, et qui ne sont pas particulièrement connus pour leur laisser-aller: ce genre de question est pour eux sans aucun intérêt. Ils ne mangent pas de jambon, ils ne boivent pas d’alcool, leurs femmes portent le voile, mais leur vie spirituelle est ailleurs.

Comment réagissez-vous lorsqu’on évoque l’idée d’un Printemps arabe « confisqué» par les islamistes ?

Ceux qui ont fait la révolution pour des raisons politiques étaient minoritaires. La masse s’est réfugiée depuis longtemps dans la religion parce qu’elle n’avait rien d’autre à disposition pour construire sa vie. Et maintenant, cette masse, travaillée par les fondamentalistes depuis des décennies, se rappelle à notre bon souvenir. Je le répète, l’Occident porte une grande part de responsabilité dans cette affaire : d’abord, par la situation de dépendance économique, politique ou autre qu’il a favorisée, ensuite par l’appui donné aux djihadistes dans les années 1980 pour lutter contre l’influence soviétique, et par le soutien indéfectible aux pétromonarchies. Les États-Unis soutiennent l’Arabie saoudite et celle-ci paye des milliards de dollars pour répandre le wahabisme…

Comment les chrétiens d’Orient envisagent-ils leur avenir?

Dans beaucoup de contextes, d’une manière assez sombre, à part certaines personnes qui sont de grands optimistes, qui ont la foi et qui s’engagent jusqu’au bout…

Les chrétiens d’Orient ne sont pas du genre à prendre les armes, à quelques exceptions près. Quand ils sont minoritaires, qu’on leur rend la vie impossible, quand on leur met la pression à coups de haut-parleurs surpuissants qui annoncent la prière à la mosquée cinq fois par jour, quand on leur dit que leurs femmes doivent s’habiller comme ci et pas comme ça, qu’on leur répète qu’ils sont des débauchés parce qu’ils boivent de la bière, ils finissent la mort dans l’âme, par aller voir ailleurs. C’est ce qui se passe en Irak ou en Palestine. Le chrétien d’Orient, comme tout le monde, a besoin de respect. Et s’il part s’installer en Occident, ce qui désole d’ailleurs bien des musulmans, c’est qu’il n’a pas d’autre solution. Parmi les conditions essentielles pour la présence chrétienne en Orient, il y a les garanties politiques: liberté de culte, liberté de conscience, citoyenneté, droits de l’homme, sécurité, nombre garanti de députés ou de ministres. Sans cela, tout est possible, même le pire. Dans un contexte nouveau de pression culturelle islamique – qu’il faut distinguer de la culture arabo-musulmane qui n’a rien d‘oppressant –, la peur s’installe. Aider les chrétiens d’Orient, c’est aussi s’assurer que ces garanties soient mises en place ou maintenues.

Témoignage chrétien n°3505 du 6 septembre 2012

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