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La mosaïque figurée en Terre Sainte - Emilie MERLET - 2012

 

 

Emilie Merlet est Doctorante à l’université de Fribourg (Suisse), travaille à Jérusalem en collaboration avec l’École biblique et archéologique française.


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Les mosaïques découvertes en Terre Sainte témoignent d’une période charnière de l’histoire, celle des débuts d’un empire chrétien suivis après quelques siècles par l’installation d’une dynastie musulmane. Le monde antique a embrassé le monothéisme que seul le peuple juif avait adopté. Cela ne pouvait être sans conséquence sur la place de la figuration. À partir du IIIe siècle, l’image monothéiste avait progressivement investi la sphère du sacré. Les fresques des catacombes de Rome et les sarcophages paléochrétiens en sont un exemple, la synagogue et la domus ecclesia de Doura Europos en Syrie en sont un autre. Lorsque le christianisme triomphe au IVᵉ s., la figuration se répand dans tous les nouveaux lieux de culte de l’Empire, Occident comme Orient. Nous voudrions montrer comment les images des pavements de Terre Sainte attestent le phénomène. Après avoir restitué le cadre spatio-temporel des pavements, nous observerons leur appartenance pleine et entière à la tradition gréco-romaine classique, trait commun aux mosaïques de l’Empire. Puis, nous mettrons en  évidence les spécificités de la mosaïque de Terre Sainte.

1.     La mosaïque protobyzantine de Terre Sainte dans l’histoire

Un Empire en mutation

Précisons de prime abord le cadre historique et géographique de la mosaïque. Il s’agit de la Terre Sainte dans la genèse de l’empire byzantin et la naissance du monde musulman. Parce qu’elle s’installe très progressivement sur les bases de l’Empire romain, il est difficile de donner une date de naissance exacte à la civilisation byzantine. Deux grandes mutations vont la doter de ses caractéristiques essentielles. En 380, l’empereur Théodose proclame le christianisme comme religion officielle de l’Empire romain. Sa décision entérine un long processus amorcé par son prédécesseur, Constantin. L’empereur avait fondé Constantinople, actuelle Istanbul, en 330 sur les rives du Bosphore. L’honorable mais vieillissante Rome fut rapidement supplantée par la jeune et dynamique Constantinople. L’Empire romain d’Occident se mourrait dans la tourmente économique et les poussées des Barbares. Il succomba en 496. Désormais, l’Empire était chrétien et oriental. Il était aussi grec. La langue des Hellènes avait uni l’Orient sous Alexandre le Grand (336-323 av. J.-C.) et n’avait jamais cessé d’être utilisée depuis lors. Les profondes mutations des IVᵉ s. et Vᵉ s., voyaient l’Antiquité toucher à sa fin. Le qualificatif « protobyzantin » désigne la genèse de l’Empire chrétien d’Orient, préambule du Moyen-Âge byzantin.

La Terre Sainte dans l’Empire

À cette époque, la Terre Sainte acquit une importance nouvelle aux yeux de l’Empire. Elle fut redécoupée. On créa les trois provinces de Palestine en 425. Au centre, la Palestina prima intégrait la Judée, la Samarie, la côte de Gaza et la bande à l’est du Jourdain. La Palestina seconda, au nord, comprenait la Galilée et le Golan. Enfin, la Palestina tertia correspondait au désert du Néguev au sud. Depuis le pèlerinage de sainte Hélène, mère de Constantin, des édifices monumentaux signalaient les lieux saints chrétiens. L’Église s’organisait ainsi qu’en témoignent, par exemple, les catéchèses de l’évêque Cyrille de Jérusalem (v. 315-387). Sous l’impulsion du moine Hilarion, le monachisme se répandait : les grottes du désert ou les complexes monastiques de Judée et de la région de Gaza l’attestent de façon remarquable. L’épanouissement du christianisme n’alla cependant pas sans heurt. À Gaza, haut lieu de la culture gréco-romaine classique, couramment appelée « culture païenne », des affrontements violents précédèrent son assimilation tardive par l’ensemble de la population. Néanmoins, la période protobyzantine fut pour la Terre Sainte l’une des plus brillantes. Les superbes pavements de mosaïque en sont une preuve de choix. L’invasion perse sonna le glas des fastes. Jérusalem fut ravagée en 614. L’Empire reprit le contrôle de la région mais les provinces de Palestine ne parvinrent pas à se relever tout à fait. La situation facilita la conquête arabe et Jérusalem fut prise en 638 par le calife Omar. L’Islam naissant pénétra doucement la Terre Sainte. La dynastie des Omeyyades pratiqua une politique de tolérance que traduisait un syncrétisme artistique remarquable. Que l’on se souvienne seulement des statues et des mosaïques qui ornaient le palais des califes omeyyades de Jéricho ! Les formes étaient empruntées à l’art classique et chrétien. Ainsi héritière, la figuration musulmane ne connaissait pas encore d’interdit. Mais, le christianisme s’essouffla et le contexte évolua. Les édifices chrétiens furent utilisés jusqu’au VIIIᵉ s. ainsi qu’en témoignent des inscriptions. Ils perdirent cependant leur prestige d’antan : tandis que l’on pratiquait des restaurations hâtives, l’iconoclasme démembrait peu à peu les figures. Puis ils cessèrent de fonctionner et furent transformés en carrière avant que les sables ne les recouvrent bientôt.

L’archéologie des mosaïques

L’archéologie les rendit à la postérité. Les découvertes en Orient autour des années 40 suscitèrent l’intérêt des archéologues pour la mosaïque. Des méthodes d’étude se mirent peu à peu en place. Un des exemples le plus marquant demeure l’analyse systématique des mosaïques d’Antioche par Doro Levi dès 1947. La recherche se constitua véritablement sous Henri Stern qui réunit en 1963 le premier colloque international de la mosaïque antique, donnant à la France une place de prédilection dans le domaine. Les abondantes fouilles du franciscain Michele Piccirillo, essentiellement en Jordanie, révélèrent de nombreuses mosaïques. Le dynamisme du premier christianisme au Proche-Orient mentionné par les textes anciens était conforté par l’archéologie. Dans les pas du scientifique italien, les archéologues continuent les fouilles et publications des édifices à mosaïques de la région. On évoquera par exemple les récentes fouilles de l’école biblique et archéologique française de Jérusalem en partenariat avec les Antiquités palestiniennes dans la région de Gaza.

  1. 2.     Une imagerie classique, un trait commun à la mosaïque de l’Empire

L’héritage des villas

La mosaïque est une technique déjà en usage chez les Grecs. Les Romains, à leur contact, la systématisent et la répandent dans tout l’Empire. A la fin de l’Antiquité, la mosaïque de pavement orne la plupart des villas des gros propriétaires terriens établies sur les pourtours de la Méditerranée. Le programme iconographique, autrement dit l’imagerie, a pour but de glorifier le maître en exhibant la fécondité et la prospérité du domaine. La célèbre mosaïque carthaginoise du seigneur Julius (fig.1), datée du IVᵉ s., est un modèle du genre. La propriété est figurée selon trois registres. Au centre, se tiennent les bâtiments de la villa et, de part et d’autre, des scènes de chasse et de récolte. Le couple maître du domaine est mis à l’honneur tandis que les domestiques sont tout à leur besogne, leurs travaux évoquant le rythme des saisons. Le pavement de la villa romaine de Beth Guvrin en Judée propose un paradigme équivalent pour le Proche-Orient. Un léopard, un ours, une lionne, des chiens de chasse avec, un mouton et des gazelles sont inscrits dans des octogones au nombre de deux par rangées. La colonne centrale, entre les octogones, est ornée de losanges contenant chacun des allégories féminines. Par exemple, la Terre (fig. 2) est identifiable grâce à une inscription et ses attributs. Elle tend de beaux fruits mûrs et sa tête est couronnée d’épis. Une bordure encadre la composition et représente des hommes luttant contre des bêtes féroces tels un tigre et un ours (fig. 3). Elle montre en outre des oiseaux et d’autres animaux paisibles au sein d’une végétation luxuriante.

Or, parallèlement à l’expansion de la mosaïque privée, la première architecture chrétienne monumentale se développe avec l’officialisation du christianisme. Les pavements de mosaïque intègrent les nouvelles églises en transportant le savoir-faire des villas. La composition en registres observée dans la mosaïque du seigneur Julius est reprise avec quelques adaptations. Une des solutions les plus fréquentes dans les provinces de Palestine est l’insertion des motifs dans une sorte de réseau décoratif, généralement des rinceaux de vigne ou d’acanthe déployés en volutes. Les rinceaux de vigne, cercles de pampres agrémentés de feuilles de vigne et de grappes de raisins, rythment ainsi la nef de l’église de Shellal dans la région de Gaza. Les motifs peuvent également être disposés, avec plus ou moins de régularité, en registre sur un fond clair. On parle alors de composition libre. La fameuse église de Tabgha en Galilée (fig. 4), où la tradition situe le miracle de la multiplication des pains, arbore des compositions de ce type.

Quant au répertoire imagé, il est analogue à celui de la mosaïque du seigneur Julius et de ses comparses gréco-romaines classiques. Il se compose essentiellement d’animaux et de végétaux et il comprend aussi des figures humaines, personnages vacants à des occupations pastorales ou représentations allégoriques. On citera le pavement de la nef de l’église de saints Lot et Procope au Mont-Nébo, en Palestina prima, où figurent de courtes représentations narratives comme des scènes de vendange, un homme repoussant un ours de sa lance, un autre dirigeant un âne bâté de paniers de raisins. Lions, moutons et chiens s’intercalent en figures solitaires parmi les épisodes. Chacun des motifs est isolé dans un médaillon détouré de rinceaux de vigne.

Une nouvelle symbolique

De fait, si la composition des mosaïques connaît quelques aménagements, les motifs imagés ne changent pour ainsi dire pas. En revanche, la symbolique subit une métamorphose. Nous reportons ici l’hypothèse d’André Grabar, éminent spécialiste des images chrétiennes. Le domaine évoqué n’est plus celui d’un propriétaire privé, mais celui de l’Église universelle, c’est-à-dire du royaume de Dieu. Selon la Bible, l’homme a pour vocation de gouverner l’univers que Dieu lui a soumis. Lors de la chute en Éden, il a perturbé l’ordre originel et se trouve contraint de lutter contre une nature corrompue et hostile. L’Incarnation du Christ vient laver l’homme de la faute et lui offre de participer au Salut. L’Église, corps du Christ, se constitue de l’assemblée des hommes qui acceptent cette participation. Elle se fait alors la championne de la restauration de l’ordre primitif, préparant ainsi l’avènement final du Christ. Dans la mosaïque, la nature sauvage représente le chaos que l’Église cherche à dissiper. Les combats d’animaux, les luttes entre l’homme et les bêtes sauvages en sont l’illustration. Les animaux domestiqués, les travaux agricoles et la végétation symbolisent l’harmonie et la fécondité rétablie par l’Église du Christ sur le domaine de Dieu qui lui est confié, la Terre. La représentation des saisons, à l’aide de scènes pastorales ou d’allégories féminines, indique le rythme harmonieux dans lequel s’inscrit l’Église en travail. Elle est aussi à comprendre comme l’expression d’une attente eschatologique : les cycles saisonniers qui se succèdent rapprochent les hommes des temps derniers. La promesse du retour du Christ en gloire et du Paradis retrouvé tient en éveil le chrétien, ce dont la végétation se fait aussi rappel. Depuis longtemps, en effet, les civilisations du Proche-Orient associent le paradis à l’image du jardin. Le mot « paradis » vient du perse firdous ou pardes qui signifient justement « jardin ». L’Éden de la Genèse n’était-il pas lui-même un merveilleux jardin ? Les quatre fleuves qui y coulent décorent ainsi des pavements comme celui du baptistère de Mukheitim, sur la commune de Jabaliyah[1] au nord de Gaza (fig. 5). Ils sont représentés par des allégories masculines et parfois féminines, exactement comme les dieux-fleuve de l’iconographie gréco-romaine classique. Leur présence confirme la symbolique paradisiaque.

Une imagerie dépassée ?

On peut cependant s’étonner de la continuité entre les images des pavements de la villa gréco-romain classique et celles de la basilique chrétienne primitive, a fortiori si l’on sait que le reste de l’édifice affiche une imagerie toute autre. Il est vrai que l’archéologie, généralement réduite aux vestiges des pavements, donne une vision lacunaire du programme iconographique des premières églises. Quelques restes exceptionnels et des textes anciens permettent toutefois de le restituer au complet. Sur les parois se développe une imagerie chrétienne novatrice qui a su prendre appui sur l’imagerie gréco-romaine et s’en émanciper afin d’exprimer de façon explicite la nouvelle conception du divin. Issue de la volonté de l’Église impériale, elle s’inspire largement du cérémonial de la cour. Pour les provinces de Palestine, on dispose d’un témoignage unique avec la mosaïque, aujourd’hui restaurée, de l’abside de l’église de Sainte-Catherine dans le désert du Sinaï. Le Christ de la Transfiguration, au centre de la scène, est figé dans une attitude hiératique, c’est-à-dire solennelle, propre à l’empereur.

Alors, pourquoi les pavements ont-ils recours à une imagerie qui n’a rien de spécifiquement chrétien en apparence ? D’une part, le décor exprime la symbolique de l’édifice : le pavement décrit la terre, les hommes, leur vie quotidienne ; les murs l’assemblée de l’Église ; les voûtes, les saints et le ciel. Les images des pavements s’inscrivent donc dans la géographie sacrée de l’édifice. Les zones les plus saintes préfèrent un décor paradisiaque est préféré et on a plutôt recours à des motifs végétaux chargés d’oiseaux. Les scènes narratives ou les motifs animaliers illustrent plus facilement la nef et les annexes. D’autre part, le pavement est le lieu sur lequel on marche. La visibilité est incertaine et on ne peut y figurer le Christ qui serait profané par le piétinement. L’Empire chrétien s’inquiète donc moins de l’imagerie qui s’y développe et la laisse plus volontiers à l’imagination du peuple, clercs comme laïcs. C’est pourquoi, la culture ambiante doit être invoquée comme l’un des arguments décisifs quant à la continuité des pavements chrétiens avec le répertoire classique. Les populations de l’Antiquité tardive sont bercées de culture classique. Le fait est particulièrement vrai pour le Proche-Orient qui, rappelons-le, avait d’abord absorbé la culture hellène avec la conquête d’Alexandre le Grand et l’établissement des royaumes hellénistiques, puis avait assimilé la culture latine lors la création des provinces romaines. Gaza constitue à ce propos un exemple intéressant. Nous avons mentionné combien la ville fut réticente à l’avènement du christianisme. Cependant, lorsque celui-ci fut acquis, une sorte de fusion s’opéra entre la vénérable culture classique et la culture chrétienne naissante. L’École de rhétorique de Gaza en fut le résultat et l’expression. Elle proposait un enseignement érudit et produisait des textes et des déclamations aussi bien profanes que chrétiens. Sa réputation était grande au sein du monde hellénophone car elle savait forger des savants hellénistes, rhéteurs et théologiens. Le rhéteur chrétien Procope de Gaza (v. 465-528) connu pour ses commentaires sur l’Ancien Testament se livrait ainsi à l’ekphrasis, c’est-à-dire la description, de monuments à sujets mythologiques. On sait par exemple qu’il décrivit une œuvre représentant la grande horloge, curiosité d’alors où une astucieuse mécanique s’ornait de scènes mythologiques. Le pavement cultuel chrétien est donc le gardien de la tradition gréco-romaine classique : s’accommodant des restrictions dues à son emplacement, il puise allègrement dans une imagerie familière au peuple et bien maîtrisée des artisans à laquelle il est aisé de donner une interprétation chrétienne.

  1. 3.     Pavements d’églises et de synagogues, spécificités des provinces de Palestine

Un judaïsme dynamique

Les pavements de mosaïque ornent tant les édifices religieux chrétiens que les lieux de cultes juifs des provinces palestiniennes. Les mosaïques juives constituent une originalité de la Terre Sainte. Elles sous-tendent la question de la continuité des communautés juives et du judaïsme dans le pays après la destruction de Jérusalem par l’empereur Hadrien en 135. Alors bannies de Jérusalem, les communautés juives se raréfient en Judée et vont désormais s’épanouir dans le sud, sur la côte et tout particulièrement en Galilée et dans le Golan, au nord. Sous Constantin au début du IVᵉ s., le judaïsme demeure religion autorisée. Puis la situation se détériore à nouveau. La législation se modifie d’abord nettement en faveur des chrétiens pour se durcir ensuite vis-à-vis des populations juives, depuis la suppression des privilèges jusqu’à la discrimination. Finalement, l’empereur Justinien (527-565) frappe les juifs d’incapacité  civique. Malgré les difficultés, le judaïsme se maintient vigoureux du IIIᵉ au VIIᵉ s. Il est marqué par un repli communautaire ainsi que par l’essor des rabbins, la rédaction du talmud et le développement des synagogues.

Une imagerie classique avec une coloration juive

On ne doit pas être choqué par l’utilisation des images dans les synagogues de l’époque. En effet, depuis le IIIᵉ s. de notre ère, le judaïsme, fortement influencé par la culture hellénistique, outrepasse l’interdit biblique et accepte une imagerie sacrée sans représentation explicite de Dieu. Le fond commun mis à profit par les mosaïstes des synagogues de l’Antiquité tardive est analogue à celui des églises : il s’agit du répertoire imagé gréco-romain. Certaines synagogues, notamment dans la région de Gaza, ont ainsi recours à la composition en rinceaux de vigne où s’inscrivent des motifs majoritairement animaliers. On mentionnera l’image d’une lionne allaitant son petit sur le pavement de la synagogue de Maon Nirim. Les synagogues de Galilée préfèrent les compositions de zodiaques environnées par des bustes féminins symbolisant les saisons comme à Beth Alpha.

Néanmoins, l’œil décèle aussi des images proprement juives qu’il s’agisse de symboles liturgiques comme la ménorah sur le pavement de la synagogue de Sépphoris ou qu’il s’agisse d’épisodes bibliques telle la ligature d’Isaac sur la mosaïque de Beth Alpha. Une image intéressante du roi David se trouvait sur le pavement de la synagogue de Gaza. La figure est un calque de la représentation mythologique d’Orphée, héros qui charme la nature de sa musique. Ainsi, l’image classique d’Orphée a été adaptée à celle de David identifié clairement par une inscription hébraïque et les atours royaux. Il est remarquable de constater l’insertion d’éléments proprement juifs dans la mosaïque protobyzantine juive alors que la mosaïque chrétienne ne propose pas, nous l’avons vu, d’images explicitement chrétiennes.

             La symbolique classique fait l’objet d’une transformation similaire à celle que connait la mosaïque chrétienne. Les motifs proprement juifs, les motifs végétaux et animaliers expriment ensemble la terre du peuple juif, le peuple de l’élection. Les symboles du temps, zodiaques et saisons décrivent le temps de l’attente, celle du messie. À l’aide d’images extrêmement proches, issues du même fond culturel gréco-romain, juifs et chrétiens expriment un message sensiblement différent. Tous aspirent à la paix et la réalisation de la promesse de Dieu, les premiers au niveau collectif, celui du peuple, les seconds au niveau individuel et universel.

L’iconoclasme de Terre Sainte

L’extinction des mosaïques figurées de Terre Sainte est un phénomène complexe propre à la mosaïque du Proche-Orient. En 750, la bienveillance de la première dynastie musulmane, les Omeyyades, cède le pas à la rigueur abbasside. Afin de respecter l’enseignement de Mahomet, la figuration est proscrite « Malheur à qui aura peint le Seigneur, les humains ou tout être vivant. Ne peignez ni arbre ni fleur ni objet animé ». L’application est plus ou moins efficace selon les régions. On sait, par une chronique syriaque, que le souverain Yazid II, au VIIIe s., a « ordonné sur son territoire [Damas] la destruction de toutes les images et figures, qu’elles soient peintes ou de bronze, de bois ou de pierre. »

Il est généralement admis que l’iconoclasme musulman est à l’origine, de façon plus ou moins directe, des transformations des pavements chrétiens de la Terre Sainte au VIIIᵉ s. « Iconoclasme » signifie littéralement « destruction de l’image ». Ici, les figures humaines et animales sont détruites puis le pavement est rebouché sommairement par de nouvelles tesselles. Les édifices de Beth Loya en Judée, de Mukheitim (Jabaliyah) dans la région de Gaza ou encore de Mamshit dans le désert du Néguev en ont par exemple été victimes. La destruction intégrale des figures n’est pas systématique ; elles sont souvent démembrées puis noyées au sein de motifs végétaux et géométriques. Certains spécialistes suggèrent que les figures sont symboliquement « privées de vie ».  Les animaux d’un des tapis de Jabaliyah donnent en effet l’impression d’être percés d’un trait. L’iconoclasme de Terre Sainte ne peut être confondu avec celui qui traverse l’Empire byzantin à la même époque. D’une part, la Terre Sainte n’appartient plus à l’Empire, d’autre part, la crise iconoclaste qui sévit à Constantinople révèle des inquiétudes liées au rapport théologique que le christianisme entretient alors avec ses propres images.

Les mosaïques de Terre Sainte  des Vᵉ s. au VIIIᵉ s. sont produites dans un monde en complète mutation. À l’heure où le christianisme et le judaïsme connaissent un développement intense, elles pénètrent les églises et les synagogues en parfaites héritières de la grande tradition classique des villas des IVᵉ et Vᵉ s. La place particulière du pavement dans les édifices chrétiens autorise cette liberté. Le savoir-faire des mosaïstes et le fond culturel encore gréco-romains facilitent le transfert. La métamorphose de la symbolique antique, enfin, légitime le glissement. Elle laisse deviner que la préoccupation du Salut et de la fin des temps est première dans un monde désormais monothéiste. L’image, tant goûtée des antiques, n’est pas reniée, au contraire ! Malgré les heures sombres des crises iconoclastes, le monde chrétien la destine à une remarquable fortune.

 

 

 

Illustrations légendées :

 

Fig. 1. Mosaïque de la villa du seigneur Julius à Carthage (Tunisie), musée du Bardo de Tunis, copyright : École biblique.

 

Fig. 2. La Terre, mosaïque de la villa de Beth Guvrin (Israël), copyright : École biblique.

 

Fig. 3. Combat, mosaïque de la villa de Beth Guvrin (Israël), copyright : École biblique.

 

Fig. 4. Composition libre, mosaïque de la basilique de Tabgha (Israël), cliché : É. Merlet.

 

Fig. 5. Bélier abîmé par l’iconoclasme, mosaïque de basilique de Jabaliyah (Gaza), copyright : École biblique.


[1] Les fouilles de Jabaliyah ont été effectuées par le Ministère des Antiquités palestinien en coopération avec l’Ecole biblique, et le budget du MAEE.