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Liban : Vers une société civile

Le Liban est un État à part. Dix-neuf communautés reconnues par les institutions politiques- aucune n’est majoritaire- se partagent le pouvoir tout en restant gestionnaires de leur statut personnel.

Une société d’abord confessionnelle

En 2017, le Liban comptait près de 66% de musulmans – chiites (31%), sunnites (29%), druzes (5,5%) et alaouites (0,5%) – dont la moitié sunnite détient la primature et l’autre moitié chiite la présidence du Parlement. Le troisième tiers (34,5 %) formé de chrétiens se voit réserver la présidence de la République à un maronite depuis 1943. Sous les Ottomans, le Mont-Liban était dirigé par druzes et maronites, puis sous le Mandat et jusqu’en 1982, par sunnites et maronites. La guerre civile porta un grand coup à cette coexistence.

À partir de 1920, les chrétiens se déploient dans la Bekaa et au sud du Liban. En 1994, 200000 étrangers sont naturalisés, surtout syriens, et musulmans à 92%, compromettant l’équilibre national. Les chrétiens conservent cependant une présence efficace dans les secteurs bancaire, industriel, touristique, éducatif, hospitalier. Ils disposent d’un enseignement scolaire et universitaire confessionnel d’excellence. Les Maronites (20% de la population), majoritaires parmi les chrétiens, outre la présidence de la République, conservent certains premiers postes dans l’armée, la haute administration et la presse. Les Grecs-orthodoxes (9,5%) ont gardé trois fonctions importantes: les vice-présidences du Conseil des Ministres et du Parlement et la préfecture de Beyrouth. Cette
communauté dispose d’une Université à Balamand et une autre à Beyrouth. Les Arméniens (3,5%) devenus catholiques, au Liban depuis le XVIIIe siècle disposent de 6 députés (dont un catholique). Les Syriaques, venus surtout de Syrie depuis le XVIIIe siècle, sont 50000. Les Chaldéens sont venus récemment
d’Irak des régions occupées par Daech. Les Latins, arabophones, sont quelques centaines, mais le Liban accueille de nombreuses congrégations latines internationales masculines et féminines.

La société civile
La classe moyenne est importante au Liban grâce à la scolarisation des garçons initiée dès 1735 et des filles à la fin du XIXe siècle. Cette population a mis en
place au XXe siècle la promotion d’une culture citoyenne. Aux dernières élections parlementaires (2018), une seule députée vient de la société civile, Paula Yacoubian; tous les autres appartiennent à des listes partisanes dirigées par des familles de notables traditionnelles, musulmanes ou chrétiennes ou par des oligarques issus de la guerre civile. Les citoyens attendent un gouvernement fort qui lancerait la réforme administrative et assurerait la sécurité et la stabilité politique. L’article 9 de la Constitution proclame dans sa version internationale française que «la liberté de conscience est absolue», mais dans sa version arabe officielle «la liberté de croyance (al I’tiqâd) est absolue». Donc, l’athéisme n’est pas admis.

Les cadres islamiques ont maintenu un code familial et pénal appelé «statut personnel», élaboré au IXe siècle. Il maintient les minoritaires dans un état de souscitoyens. Les intégristes musulmans réprouvent l’introduction de la femme dans le monde du travail, la politique, ou même l’exégèse coranique. Un musulman peut épouser une non-musulmane, mais l’inverse est impossible. Pour échapper aux lois communautaires du mariage religieux, de jeunes couples
se rendent à Chypre pour contracter un mariage civil, qu’ils déclareront à l’État civil à leur retour. Un courant féministe émerge. Les femmes réclament une égalité totale des droits en matière d’héritage, de transmission de la nationalité, de droit de garde des enfants. Mais le mariage des mineures, pratique entretenant l’analphabétisme féminin, reste en vigueur chez les musulmans. Cependant la communauté sunnite a modifié ses lois en 2012, accordant aux mères divorcées le droit de garde des enfants jusqu’à l’âge de 12 ans et parfois au-delà, au nom de l’intérêt des enfants. Le personnel de maison (300 000 personnes) est constitué d’Africaines, surtout Éthiopiennes, et d’Asiatiques, Bangladeshies, Sri-Lankaises et Philippines souvent maltraitées. Caritas Liban leur a ouvert à Beyrouth un refuge où elles sont logées et disposent d’un avocat pour les défendre avant leur rapatriement. Le Liban, dont la société civile est de plus en plus active et reconnue, montre comment la sécularisation peut être mise en place dans un contexte confessionnel.

Christian Lochon
Directeur honoraire des études au CHEAM


ENTRETIEN :

Comment évoluer dans une société clanique ?

Les Libanais sont dans la rue. Que se passe-t-il ? Qu’ils soient chrétiens ou musulmans, les Libanais de toutes confessions n’ont plus envie d’être dirigés par des chefs de clans, qui font passer leurs propres intérêts avant ceux du pays… Les manifestations monstres qui ont éclaté le 17 octobre dernier à Beyrouth, s’étendant spontanément du nord au sud, avec des villes noires de monde et des foules envahissant les rues, l’ont démontré. Aujourd’hui, les Libanais veulent
vivre dans un État de droit, au sein d’une société civile authentique qui leur assure des services publics convenables, or c’est loin d’être le cas. Vingt-neuf ans après la fin de la guerre civile, pour pallier les manques d’eau et les coupures d’électricité, les familles sont obligées d’avoir recours à des entreprises privées (achat d’eau et location de générateurs), payant chaque mois une double facture, une à l’État, une au privé. Dans le secteur éducatif, les établissements d’État, que nous appelons ici les écoles officielles, souffrent cruellement d’absences de moyens. Ils sont totalement dépassés par les établissements privés où les élèves reçoivent une éducation d’excellence, mais aux coûts souvent exorbitants. Pour l’université, les parents s’endettent ou revendent des biens. Nos routes sont en
mauvais état, et nous n’avons pas de transports en commun. Ni train, ni ligne de bus régulière, ce qui oblige les gens à se déplacer avec leur véhicule
personnel, occasionnant des embouteillages monstres et un environnement pollué…

D’où provient cette situation catastrophique ?

En 1943, à la fondation du Liban, nous avons pris modèle sur le système français. Si notre Constitution de 1926 convenait à un pays européen comme la France, la majorité des Libanais n’étaient pas préparés à vivre dans un régime démocratique. Nos mentalités étaient encore archaïques, et nos modes de vie communautaires. Le pacte de 1943, fondé sur une répartition confessionnelle des pouvoirs – président chrétien, premier ministre sunnite et président de l’Assemblée chiite – a contribué à nous enfermer dans ce communautarisme. Il a fait émerger des petits «seigneurs» qui règnent en maître sur leurs régions.
Des corrompus bien souvent que l’on retrouve au gouvernement ou au parlement. Beaucoup d’entre eux siègent également dans les conseils d’administration des principales sociétés privées. Ces manipulateurs entretiennent une clientèle de partisans, en leur accordant des passe-droits et des avantages. Découragés, beaucoup d’enfants de mes paroissiens émigrent à l’étranger. Comment construire alors une société civile avec un système clanique? D’autant que les fonctions
politiques ici se transmettent de père en fils. C’est là toute la difficulté de notre pays…