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Mgr Yakan : « En Turquie, le pape va réveiller la conscience internationale à l’égard des réfugiés »

La Croix : Comment percevez-vous la venue du pape François à Istanbul ? 

Mgr François Yakan :  Je me réjouis de pouvoir concélébrer avec lui la messe du samedi 29 novembre à la cathédrale du Saint-Esprit, et d’avoir auparavant une rencontre privée avec lui et tous les représentants des communautés catholiques. Je l’ai déjà rencontré à trois reprises et je le tiens régulièrement informé de la situation des réfugiés en Turquie et au Moyen-Orient.

Combien sont-ils actuellement en Turquie ? 

Mgr F. Y. :  Les chiffres officiels parlent de 1,6 million, mais on est plus proche désormais des 2 millions de réfugiés, syriens et irakiens. La plupart des Syriens sont installés dans une vingtaine de camps, près de la frontière syrienne. Les Irakiens sont ici depuis plus longtemps : au 30 octobre, ils étaient 84 000, réfugiés dans 65 villes de Turquie, dont 39 840 chrétiens – majoritairement chaldéens.

En moyenne depuis six mois, 350 personnes par jour déposent une demande de droit d’asile politique. Car pour l’écrasante majorité, la Turquie n’est qu’une étape, en attendant un visa pour s’exiler définitivement aux États-Unis, au Canada ou en Australie. Cette attente peut durer longtemps, de trois à huit ans. Ainsi, certains ont reçu, ce mois-ci, un rendez-vous au Haut-Commissariat des réfugiés de l’ONU (UNHCR) pour… le 30 décembre 2021 ! C’est totalement insupportable et impossible à vivre ! Qui peut attendre si longtemps sans le moindre argent pour se nourrir et se loger ? Nous avons donc mis en place une équipe d’une dizaine de juristes turcs bénévoles (dont un chrétien, les autres étant musulmans) qui suivent les dossiers auprès du HCR et tentent de réduire les temps d’attente.

 Que comptez-vous dire à ce propos au pape ? 

Mgr F. Y. :  Un représentant des réfugiés chrétiens de Syrie et d’Irak va lui remettre un dossier qu’ils ont eux-mêmes rédigé. Tel un cri de détresse, il veut dire au Saint-Père, et à travers lui à l’opinion internationale, qu’ils se sentent abandonnés, que personne ne s’occupe d’eux, qu’ils s’inquiètent pour l’avenir de leurs enfants… Ils demandent de l’aide matérielle et c’est aussi ce que nous demandons pour notre association « Entraide aux réfugiés de Turquie », seule ONG chrétienne reconnue officiellement en Turquie. Lorsque je l’ai fondée en 2005, voyant l’immobilisme des autorités, c’était juste pour accueillir 10 000 réfugiés… pas deux millions ! Nous sommes submergés par les demandes.

De quoi ont-ils besoin ? 

Mgr F. Y. :  De tout : nourriture, vêtements, logement, aide pour les documents administratifs, argent pour les frais médicaux, éducation des enfants… En octobre, nous avons entièrement habillé 733 personnes, grâce aux dons reçus des Turcs qui sont formidablement généreux. Toutes les semaines, nous envoyons dans notre centre d’Antakya (l’ancienne Antioche, proche de la frontière syrienne) une dizaine de camions remplis de vivres et de matériel de première nécessité à destination des réfugiés syriens. À Noël, nous devrions ouvrir un second centre à Mardin. Jusqu’à présent, nous ne sommes aidés que par les Caritas des États-Unis et du Luxembourg, par l’Office d’aide humanitaire de la Commission européenne (ECHO) et par l’Œuvre d’Orient. Ce n’est pas assez…

Comment faites-vous pour scolariser tant d’enfants réfugiés ? 

Mgr F. Y. :  Il y a dix ans, nous avons ouvert une école à Istanbul dans des locaux de la nonciature et avec le soutien des salésiens de Don Bosco. Nous avons accueilli jusqu’à 500 enfants par an, mais actuellement, ils sont 380 de 7 à 14 ans, avec des cours essentiellement en anglais et en turc donnés par 9 instituteurs irakiens et turcs. Dans toute la Turquie, nous scolarisons 800 enfants au total, qui ne pourraient l’être autrement.

Que pensez-vous que le pape dira ou fera à propos des réfugiés ? 

Mgr F. Y. :  Il remerciera sûrement la Turquie pour tout ce qu’elle fait pour eux. À son habitude, il saura attirer l’attention de l’opinion internationale sur ces centaines de milliers de réfugiés qui vivent dans des conditions inhumaines. C’est une grande chance, pour nous qui travaillons jour et nuit avec eux, car il rendra visible notre action sur le terrain. Rien que par sa présence, il va réveiller la conscience du monde. Notamment, je l’espère, celle des Européens qui n’ont accepté d’accueillir jusqu’à présent que quelques milliers de réfugiés…

La moitié des 28 États membres ont refusé, en septembre, de répondre à la requête du HCR prônant l’installation en Europe de 30 000 réfugiés syriens en 2014, et de 100 000 en 2015-2016. Comment avez-vous réagi ?

Mgr F. Y. :  C’est vraiment dommage, car ces réfugiés chrétiens, généralement diplômés, sont dynamiques sur les plans économique, scientifique, intellectuel et pourraient apporter beaucoup aux pays européens… Avec 500 places accordées aux réfugiés syriens, la France s’est montrée bien peu généreuse. Certes, la solution de la crise syrienne est politique et non humanitaire. Mais, en attendant une issue probablement lointaine, l’Europe devrait empêcher une plus grande déstabilisation du Moyen-Orient et offrir une meilleure protection aux Syriens et Irakiens refoulés aux frontières. Elle devrait prendre ses responsabilités avant qu’il ne soit trop tard. C’est un devoir moral autant qu’un impératif de sécurité.

Recueilli par Claire Lesegretain, à Istanbul, La Croix

Retrouvez notre dossier spécial sur le voyage du pape en Turquie