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Notre vocation de chrétiens d'Orient, Néophyte EDELBY, 1953.

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[INTRODUCTION]

L’effort de réflexion auquel je vous convie aujourd’hui sur notre vocation de chrétiens et de catholiques dans le Proche-Orient arabe, délaisse délibérément de multiples aspects – culturel, économique, politique, etc. – de notre intégration dans la vie sociale de cette région, pour s’attacher au seul aspect religieux du problème. Une vue d’ensemble de notre destinée appellerait évidemment maint complément d’importance. Mais notre vision ne sera point, je l’espère, partielle, car dès que l’on envisage un problème humain – celui d’une minorité confessionnelle en particulier – dans ses rapports avec le problème total de la destinée humaine d’un pays, c’est toujours l’aspect religieux qui s’impose à l’attention, puisque problème religieux et problème de la destinée ne font qu’un.

Les groupements religieux ont, dans l’Église, tout comme les individus, leur mission propre à remplir. Pas plus que l’État, en effet, l’Église ne saurait être une juxtaposition d’unités toutes égales, une agglomération d’individus absolument semblables poursuivant, chacun pour son compte, une fin exclusivement personnelle, indépendamment de l’activité du groupe. Dans le corps vivant qu’est l’Église, les organes sont différenciés non seulement sur le plan individuel, de fidèle à fidèle, selon la mesure de grâce donnée à chacun, mais aussi, et surtout, sur le plan collectif, chaque groupement devant remplir pour le bien de l’ensemble une fonction, une mission, une vocation, à laquelle il ne peut se dérober sans se renier. Manque-t-il à cette mission propre, le groupement, en tant que tel, est inutile et, comme il ne cesse d’occuper la place, devient rapidement nuisible, parce qu’il en empêche d’autres d’assurer la relève.

«Quand un peuple a perdu le sens de sa vocation propre», a-t-on dit, «la patrie s’effrite et disparaît». De même, quand une communauté chrétienne ne perçoit plus ce que Dieu attend d’elle, elle végète, et son anémie met en danger la santé spirituelle de tous les membres, car la vitalité de chacun ne peut normalement s’obtenir que dans et par la vitalité du groupe. Il ne suffit donc pas qu’une élite parmi nous s’élève à la hauteur de l’appel divin. Il faut que nous nous élevions tous ensemble, si nous voulons sauver l’efficience morale de nos communautés et jouir, en retour, de leur bienfaisante influence.

C’est folle légèreté de croire que nous pourrons maintenir longtemps encore notre existence vaille que vaille et conjurer la crise évidente que traversent nos institutions communautaires en fermant les yeux sur l’origine du malaise ou en tentant de le réduire par des palliatifs qui ne font que l’aggraver. «On ne vit pas indéfiniment du parfum d’un vase vide». Les chrétiens d’Orient seront à la hauteur de leur mission ou ne seront point du tout. Les circonstances sont trop graves pour que nous puissions nous accorder une existence de tout repos…

Or, de quelque côté qu’on l’envisage, la situation des chrétiens en général, et des catholiques en particulier, dans le Proche-Orient arabe, paraît singulière. Dans la masse musulmane, nous sommes une faible minorité chrétienne, telle une fine broderie de couleur sur un tissu foncé et compact. Dans cette minorité chrétienne elle-même, les groupements catholiques constituent autant de rameaux fragiles réunis au tronc de l’Église Universelle. Enfin, au sein même de l’Église Universelle, les catholiques d’Orient forment une catégorie à part, avec leurs rites et leurs disciplines propres. Arabes, mais non musulmans ; orientaux, mais non dissidents ; catholiques, mais non latins ; voilà le triple aspect de notre “singularité”, si j’ose dire, de l’antagonisme profond de notre existence collective. Nous sommes en tout point minoritaires, des exceptions à la règle. Je le sais bien : personne n’a jamais goûté les exceptions. On aimerait tant que tout fût rangé et catalogué, que tout le monde s’alignât et marchât bien au pas. Les minorités sont, dans le commerce des hommes, ce que les exceptions sont en grammaire : des choses bien gênantes, mais… tout aussi inévitables. C’est que la vie n’est pas rectiligne ; elle ne peut se dérouler avec la rigueur et la netteté d’un théorème de géométrie.

Supprimer ces exceptions gênantes a toujours été une tentation pour les esprits pragmatiques ou superficiels. Réduire tout le monde à une commune mesure paraît tellement plus avantageux ! Mais des solutions simplistes de ce genre – et j’en pourrais citer des exemples en différents domaines, – quand elles ne sont pas le fruit d’une conscience irreligieuse ou d’une ambition tout humaine, dénotent une ignorance profonde du dessein providentiel qui, envers et contre tout, a maintenu en vie ces faibles restes de chrétienté et de catholicité comme un témoignage vivant rendu au Christ au cœur de l’Islam, comme un espoir et un germe de réunion de la grande famille chrétienne, comme une assurance de catholicité effective dans l’Église. La singularité apparente de notre situation est précisément un indice de prédestination à cette triple grande œuvre qui constitue notre vocation de groupe.

A.    Témoins  du  Christ  au  cœur  de  l’Islam

[1.   L’islam implanté au détriment du christianisme]

C’est un fait : partout ou l’Islam a réussi à s’implanter, le christianisme a cessé d’exister. Partout… sauf dans notre Proche-Orient arabe.

[a.  Exemple de l’Afrique du Nord]

À leur entrée en Afrique du Nord, en 647, les conquérants arabes trouvèrent une chrétienté encore nombreuse : de 150 à 200 évêchés. Quelques années plus tard, il n’y en avait plus que 30 ou 40. En 749, le gouverneur de l’Afrique, Abd- Er-Rahman, ne trouvait plus rien à envoyer au calife de Bagdad : la conversion des chrétiens à l’Islam avait tari la source des impots de la djizya et du kharadj qui pesaient sur eux. En 1053, les évêchés étaient seulement au nombre de 5. En 1075 il n’en restait plus qu’un, et l’arrivée des Almohades en 1148 fit disparaître les derniers vestiges du christianisme national au Maghreb. Il n’y eut depuis lors pour adorer le Christ que quelques esclaves, les marchands étrangers et les mercenaires engagés par les Sultans. Aujourd’hui, en Tunisie, le nombre des catholiques est d’environ 175.000, celui de la population européenne de 173.000. En Algérie, les catholiques sont 724.000, les Européens 872.000. Cette coïncidence frappante du nombre des catholiques avec celui des Européens montre bien que le christianisme autochtone en Afrique du Nord a cessé d’exister.

[b.  Exemple de l’Espagne]

Le sud de l’Espagne ne connut pas un meilleur sort. Vers le milieu du Xiie siècle, le christianisme et la hiérarchie avaient cessé dans les royaumes de Cordoue, de Séville, de Valence et de Grenade. En 1313, les juifs étaient les seuls «gens de l’Écriture» qu’Abū-al Walid, roi de Grenade, pouvait persécuter ou tolérer, et, lorsqu’au Xve siècle, Ferdinand le Catholique reprit Séville aux Maures, on n’y trouva, en fait de chrétiens, que les captifs. Si l’Andalousie a retrouvé depuis son visage chrétien, elle le doit aux chevaliers des provinces septentrionales et à l’Inquisition.

[c.  Exemple de l’Asie mineure]

L’Asie Mineure avait été la terre de prédilection du christianisme antique. À la veille de l’invasion seldjoukide du Xie siècle, elle possédait encore, soumise au fameux patriarcat de Constantinople, non moins de 624 sièges épiscopaux. Immédiatement après la conquête ottomane du Xve siècle, on constate qu’il n’y a plus que 72 métropoles, 78 évêchés suffragants et 8 archevêchés autocéphales. Depuis 1922, les sièges épiscopaux résidentiels sont seulement au nombre de 4 et les fidèles ne semblent pas dépasser les 100.000.

[d.   Exemple de la Mongolie]

En Mongolie, le christianisme a précédé l’Islam. Guyuk, petit-fils de Gengis-Khan, fut baptisé en 1246 par un évêque nestorien. Kitbuka, le général de Houlagou qui, en 1260, commandait dans le Proche-Orient les forces mongoles et se disposait à marcher sur Jérusalem pour la conquérir sur les Mamelouks et la rendre aux chrétiens, était nestorien. Mais déjà avec Ghazan (1295-1304) qui embrasse l’Islam, le christianisme perd du terrain, et avec Tamerlan il disparaît sans retour de l’Asie Centrale.

[2.   Le christianisme a survécu au Moyen-Orient]

Pour expliquer la disparition de la chrétienté africaine, on a cru un moment qu’en Afrique, l’Islam s’était montré moins libéral qu’ailleurs. Cela peut être vrai pour le bas moyen âge et s’explique d’ailleurs par le fait qu’à partir du Xiie siècle, le christianisme autochtone ayant disparu, tous les chrétiens avec lesquels les musulmans africains pouvaient entrer en contact étaient des étrangers, des ennemis politiques autant que religieux. Mais, antérieurement à cette date, les chrétiens d’Afrique ont eu, comme ceux du Proche-Orient, la liberté de conserver leur religion aux conditions habituelles de la dhimma. Le «crois ou meurs» ne fut nulle part appliqué aux chrétiens, pas plus en Afrique qu’en Orient. Cela n’excluait naturellement pas toute violence de fait ou toute pression indirecte. Mais les Juifs d’Afrique ont été soumis à un régime au moins aussi vexatoire, et cependant ils ont résisté à l’épreuve. Les chrétiens d’Afrique du Nord, d’Espagne du Sud, d’Asie Mineure et de Mongolie n’ont pas connu des conditions plus dures que les nôtres. Or, nous sommes toujours là, avec des effectifs diminués, certes, mais vivants. Eux, ils ne sont plus !

[a.  Présence minoritaire]

En Irak, il y a encore plus de 200.000 chrétiens. En Syrie, sur une population de 3.177.000, les chrétiens sont 443.000, soit à peu près 14%. Au Liban, sur une population de 1.303.000, les listes officielles indiquent encore 700.000 chrétiens, soit 53,7%. En Israël, il n’y a aujourd’hui que 40.000 chrétiens sur une population de plus d’un million et demi, soit 2,8% seulement. Mais nous savons que dans la Palestine d’avant le partage de 1948, les chrétiens étaient 135.000. Dans la Jordanie actuelle, les chrétiens peuvent être 160.000, soit 8% de la population. En Égypte, il y a plus de 3 millions de chrétiens, soit environ 14% de la population, qui atteint 21 millions.

[b.  Lien fondé sur l’histoire]

Pourquoi ce reste de chrétienté dans le Proche-Orient musulman, sinon parce qu’il existe entre notre destinée de chrétiens orientaux et celle de l’Islam un lien providentiel très étroit, lien fondé sur l’histoire en même temps que sur une série d’affinités naturelles qui sont le signe d’une authentique vocation ?

[c.  Vocation missionnaire]

Une vocation, c’est une “mission”, au sens le plus noble du mot. Il faut nous persuader que le christianisme oriental ne réalisera pleinement sa raison d’être que s’il prend conscience de son devoir missionnaire. Les chrétientés d’Orient ne sont pas des momies destinées à satisfaire la curiosité d’archéologues ou d’esthètes oiseux ; ce ne sont pas des reliquats du passé qu’on tolère par condescendance pour je ne sais quel atavisme de race ; ce ne sont pas des “communautés” fermées, scellées, stagnantes, incapables de croissance, vouées à l’inertie alors que tout bouge autour d’elles. Les chrétientés d’Orient ont, dans l’Église, un rôle missionnaire pour lequel nul, semble-t-il, ne peut les remplacer : celui de rendre témoignage au Christ face à l’Islam.

On a vite fait de dire que le prosélytisme religieux est odieux, suranné, dangereux. Si par prosélytisme on entend une méthode d’apostolat attentatoire à la liberté des âmes, nous sommes les premiers à le réprouver. Ce que le Christ attend de nous, ce n’est pas tant de convertir les âmes que de mettre à leur disposition les moyens de connaître la vérité. Nous devons revendiquer le droit d’informer, comme d’être informés, de mettre nos frères en état de connaître un idéal de vie spirituelle dont ils n’ont pas conscience…

[d.  Repli sur soi et persécutions]

Or, il semble que, dans ce témoignage d’amitié chrétienne envers l’Islam, les chrétiens d’Orient se soient repliés sur eux-mêmes. Le passé douloureux nous a aigris. L’Islam a fait dans nos rangs beaucoup de martyrs et, hélas ! encore plus d’apostats. La condition des chrétiens en Terre d’Islam ne fut jamais très gaie. Sans vouloir prendre pour vérité historique ce qui n’est, le plus souvent, que le fruit d’imaginations débridées, on peut lire chez les historiens arabes et dans les récits des pèlerins du moyen âge, la liste des vexations qui pendaient telle une épée de Damocles sur la tête des chrétiens, même si, en fait, elles ne leur étaient pas toujours appliquées : défense de monter à cheval, d’employer des selles, de porter des habits neufs, de précéder un musulman en chemin, de sonner les cloches, de faire des funérailles publiques, de montrer les croix de procession ; formules de salutations humiliantes ; forme et couleur spéciales des vêtements ; port de pesantes croix au cou ; paiement de lourdes contributions et mille autres avanies à peine croyables si certaines ne s’étaient maintenues presque jusqu’à nos jours.

Qu’ayant été si durement et si longuement maltraités, les chrétiens d’Orient se soient durcis, ne songeant qu’à s’isoler et à se défendre, quoi de plus compréhensible ? La persécution tend les énergies, mais elle risque de fermer les cœurs. Les chrétiens celtes de Galles et de Cornouailles nous en ont fourni l’exemple, eux qui refusèrent, des années durant, de travailler à la conversion des conquérants saxons et s’opposèrent même à la mission de S. Augustin de Cantorbéry, ne comprenant pas qu’on dût ouvrir les portes du ciel aux farouches envahisseurs, dévastateurs de leur pays et destructeurs de leurs églises. Qu’on songe aussi, pour emprunter des exemples à l’histoire contemporaine, à l’attitude des Polonais et des Ukrainiens à l’égard des Russes, et à celle des catholiques anglais lors des conférences de Malines…

Je n’ignore pas que plus d’un motif de plainte aujourd’hui encore reste valable. Dans l’accès aux fonctions de l’État, dans la répartition des charges publiques, dans les examens et les concours, dans les subventions gouvernementales, dans la question scolaire et tant d’autres domaines, comment ignorer que notre qualité de chrétiens constitue pour nous un handicap notable ? Mais il est certain que, malgré des retours de fortune et des explosions de fanatisme dans certains milieux, les pays arabes s’acheminent doucement, trop doucement peut-être au gré de certains, vers une conception plus démocratique de la société et vers une liberté de conscience effective qui facilitera grandement notre mission providentielle. C’est un travail de longue haleine, qui requiert non moins de patience en nous que de fermeté chez les dirigeants du pays.

[3.   Exigences de la vocation]

Quoi qu’il en soit, il y a pour le christianisme oriental une vocation de souffrance et d’humilité qu’il faut accepter si l’on veut être fidèle à l’appel de Dieu.

[a.  Faire confiance au pays]

Notre vocation exige que nous fassions confiance au pays. Il existe, à ce sujet, ce qu’on pourrait appeler une «psychose de minoritaires», dont nous devons nous débarrasser. Elle consiste à se croire toujours persécuté, à gémir sans cesse et à chercher partout protection. Il serait certes imprudent de fermer les yeux sur les dangers trop réels qui menacent le christianisme dans les pays arabes, mais les plus clairvoyants parmi nous ne devraient-ils pas contribuer à tranquilliser les masses, en leur inspirant confiance dans les institutions modernes de la cité ? À quoi bon s’attarder dans l’admiration stérile des conditions apparemment meilleures faites au christianisme dans d’autres régions ? Chaque pays a ses difficultés à resoundre, et les nôtre ne sont peut-être pas les plus insurmontables.

[b.  Insertion totale dans la vie du pays]

Notre vocation exige de nous une insertion totale dans la vie de ces pays. Ce qu’il faut avant tout éviter, c’est de paraître comme des étrangers chez nous, des snobs, des absentéistes, des citoyens malgré eux, que rien n’intéresse de la renaissance culturelle, économique et sociale qui soulève les jeunes générations.

La principale cause de la disparition du christianisme africain est qu’il n’était pas profondément enraciné dans l’élément autochtone du pays. Le christianisme ne s’était pas africanisé. Christianisation signifiait, en Afrique, romanisation. L’évêque y était d’abord pasteur des colons romains, ensuite seulement des indigènes qui avaient consenti à se mêler à eux et s’étaient plus ou moins romanisés à leur contact. Il n’y eut en Afrique qu’une seule liturgie : la liturgie romaine ; on ne rencontre nulle part de traces d’une liturgie punique ou berbère. Le christianisme africain était resté un article d’importation.

Je me garderai bien de faire des rapprochements hâtifs entre cette position de la chrétienté africaine et celle qu’inconsciemment peut-être le christianisme adopte parfois aujourd’hui dans les pays du Proche-Orient. Ne faut-il pas cependant reconnaître qu’il s’y présente trop souvent encore comme un étranger ? Nos frères d’Occident, établis parmi nous, ne favoriseraient-ils pas parfois, sans s’en douter, dans l’esprit de nos concitoyens musulmans, le préjugé que le christianisme en Orient est une institution étrangère qui a cause liée, politiquement, culturellement et socialement, avec la civilisation occidentale ? Comment nos concitoyens musulmans ne le penseraient-ils pas en voyant le peu de cas que l’on fait encore, ici ou là, de leur culture, de leur histoire, de leur langue, qui sont aussi les nôtres ? Jusqu’à la première guerre mondiale, les chrétiens étaient, peut-on dire, à l’avant-garde de la renaissance intellectuelle arabe. Depuis, il faut reconnaître que nous nous laissons progressivement devancer. Notre vocation exige de nous une revision de nos critères culturels. Sans renoncer à la culture occidentale qui nous est nécessaire pour remplir notre mission de lien entre Orient et Occident, nous devons respecter la hiérarchie des valeurs et garder à notre culture nationale la première place qui lui est due. Nulle part le christianisme ne prendra racine, tant qu’il se présentera comme une institution étrangère, comme le pendant d’une culture donnée, fût-elle la meilleure, tant que sa cause sera liée, consciemment ou non, avec celle d’un intérêt humain quelconque. C’est notre mission â nous, chrétiens des pays arabes, de présenter à l’Islam le témoignage du Christ dégagé de toute arrière-pensée et de tout intérêt humain, et il semble qu’a peu d’exceptions près nous soyons les seuls à pouvoir le faire.

[c.  Amour, fidélité et générosité au service de son pays]

Notre vocation exige de nous que nous aimions chacun notre pays comme un chrétien le doit : sans chauvinisme, mais avec force et tendresse. Il se peut que ce pays soit plus petit, moins riche, moins fort, moins beau que d’autres, mais c’est notre pays. D’ailleurs, a mesure que nous l’aimerons, nous lui découvrirons de nouveaux charmes : telle est la loi de l’amour. Un journal syrien accusait naguère les chrétiens d’être un bouillon de culture pour l’impérialisme étranger. C’est une calomnie, mais il n’est sans doute pas superflu de convaincre encore certains parmi nous que l’avenir du christianisme dans les pays arabes ne peut reposer en définitive que sur son insertion totale dans la vie du pays pour en partager tout le destin, heureux ou malheureux.

Notre vocation nous impose de nous mettre au service de nos pays, pour travailler a leur relèvement, au lieu de les rabaisser à nos yeux et aux yeux des étrangers par des comparaisons défavorables. Nous nous intéressons encore à nos institutions communautaires d’éducation ou de bienfaisance, mais trop peu parmi nous s’inquiètent du relèvement économique et social de tout le pays, sans considération de religion. Il y a une vocation sociale qu’on aimerait voir embrassée par un plus grand nombre de nos jeunes médecins, de nos jeunes infirmières et assistantes sociales, de nos jeunes instituteurs et institutrices, en dehors de toute considération confessionnelle, et je dirais même, de préférence en faveur des classes les plus déshéritées du pays, qui se trouvent être de fait les classes agricoles de nos villages musulmans.

J’irai plus loin : c’est notre rôle à nous, chrétiens arabes, de comprendre les légitimes réactions de l’Islam, ses aspirations, et d’agir pour que ses droits soient reconnus. Je n’ignore pas que le renouveau arabe s’accompagne, pour commencer, de xénophobie religieuse. Nous saurons attendre l’éclaircissement des concepts, sans jamais refuser notre affection.

[d.  Exemple de vie chrétienne intégrale]

Peine perdue que tout cela, me diront certains. Je répondrai que penser de la sorte est un outrage au sang du Christ, qui a été répandu pour tous. Tout le monde peut désespérer de l’Islam sauf nous, chrétiens d’Orient, que le Seigneur a si visiblement préservés pour veiller à ses côtés, souffrir par lui, pour lui. Si nous n’avons jusqu’ici rien obtenu, apparemment du moins, ne serait-ce pas que nous n’avons pas encore fait grand’chose ? Il reste toujours vrai aussi, comme disait Maxence van der Meersch, que ceux-là se lassent le plus vite qui peinent le moins…

Confiance au pays, insertion totale dans son destin, fidélité et générosité a son service, collaboration franche et entière avec nos concitoyens non-chrétiens, exemple de vie chrétienne intégrale : tel est le témoignage que nous devons rendre au Christ en Terre d’Islam ; telle est notre première et plus importante mission.

B.    Germe  d’unité  chrétienne

Notre deuxième mission, en tant que catholiques, est de créer l’atmosphère propice au retour dans la communion de l’Église Universelle de nos frères séparés d’Orient.

De nos jours, l’union des chrétiens s’est enfin imposée a la conscience chrétienne. Mais, il faut le dire, beaucoup y songent un peu comme on songerait à la paix mondiale ou au désarmement atomique on les souhaite, mais on n’ose trop y compter ; au fond, on n’y croit pas. On a l’impression que ce sont des choses qui nous dépassent, absolument indépendantes de notre bonne volonté, et nous nous résignons a attendre, sans trop de conviction, qu’on nous annonce un jour, subitement, le miracle de l’unité chrétienne enfin réalisée.

Nous ne comprenons pas assez que l’union n’est pas une chose qui peut tomber du ciel toute faite. L’union se fait, elle se réalise à chaque instant. C’est un grand édifice qu’il faut bâtir pierre par pierre. Dussions-nous ne jamais voir la bâtisse achevée, il faut nous persuader que toute réforme de nous-mêmes, tout effort loyal de compréhension et de rapprochement, tout acte de charité vraiment chrétienne pose une pierre dans cet édifice et hâte le jour de son achèvement par la grâce du Seigneur.

[1.   Réaction des communautés catholiques]

Or, il me semble que dans cette édification de l’unité chrétienne, nous avons, nous autres chrétiens d’Orient, un rôle particulièrement important à jouer. Des esprits superficiels ont pu prétendre que les “uniates” en général sont les moins désignés pour un rapprochement quelconque avec les acatholiques. Que de fait, il en soit parfois ainsi, nous devons loyalement le reconnaître. Je citerai, pour exemple, l’Église hellène qui accepte d’entrer en pourparlers avec des représentants de l’Église latine, se montre pleine d’admiration et de prévenances à leur égard, mais feint d’ignorer jusqu’à l’existence même d’hellènes catholiques ou les considère comme de misérables propagandistes à la solde de l’étranger, des loups déguisés en agneaux, exploitant l’ignorance ou la misère du petit peuple pour ravir bassement à l’orthodoxie quelques brebis innocentes. Telle est aussi, à un degré moindre et avec des nuances variables, l’attitude des Anglicans à l’égard des catholiques anglais, des orthodoxes arabes à l’égard des Melchites, des Arméniens et des Coptes à l’égard des églises catholiques de même race et de même rite qui se constituent à côté d’eux. Si bien que certains n’ont pas craint de dire qu’il serait en définitive plus facile aux Orientaux désirant revenir à l’unité catholique d’oublier leur patrimoine communautaire pour s’intégrer purement et simplement dans le catholicisme occidental.

Telle n’est certainement pas – nous le verrons – la pensée du Saint-Siège. Des témoignages innombrables pourraient être produits ici montrant clairement dans quel sens l’Église désire voir s’engager le travail pour l’unité. La réaction que je viens de signaler des communautés acatholiques n’a rien que de normal : c’est celle de tout groupement particulariste qui refuse de s’ouvrir, de se laisser dépasser, parce que toute ouverture, tout contact, toute tentative d’union marque pour lui le début d’une désagrégation dont l’issue ne saurait lui échapper. Il refuse, comme jadis le peuple hébreu, cette mort qui l’aurait ouvert à une vie nouvelle ; il se replie sur ses richesses, mais par là se ferme à des richesses plus grandes. On ne peut d’ailleurs nier qu’il y ait dans ce renoncement quelque chose de très pénible. Mais «quand la grappe est mûre et qu’on peut en savourer les fruits, le sarment à ce moment-là est inutile, parce que tout ce qu’il y avait de valeur en lui est dans la grappe… Le monde entier pourra passer et être replié comme un vieux vêtement, comme la chrysalide, quand le papillon s’épanouit, laisse tomber le cocon»[1].

La vie pour les communautés séparées d’Orient consisterait précisément à faire place à leur plénitude qui est dans leur agrégation au reste de la chrétienté : c’est un mystère de renoncement et de mort, à côté d’un mystère de renouveau et de vie. Accepter la vie, c’est faire éclater les cadres morts, comme le vin nouveau fait sauter les vieilles outres. C’est le mystère de la vie de toute civilisation, comme de la vie de chacune de nos âmes sous l’action de la grâce. La croissance suppose une mort continuelle à tout ce qui est caduc.

On comprend dès lors la réaction, parfois violente, des communautés d’Orient quand, de leur propre sein, s’élèvent des voix hardies pour exiger ce dépassement d’universalisme, des mains vigoureuses pour opérer les renoncements nécessaires afin que la communauté survive dans l’unité chrétienne. C’est l’enfant qui opère sa mère pour la sauver. C’est le jeune frère qui reprend son aîné, inconscient du danger. Or, quand des frères s’entendent mal, tout étranger est le bienvenu. Mais, en définitive, nul ne peut remplacer le jeune frère. Nul, en définitive, ne peut comprendre et aimer ces communautés qui résistent à l’union comme ceux qui ont eu le courage, parce qu’ils les aiment, de les précéder d’un peu sur le chemin où, pour retrouver pleinement le Christ, elles devront tôt ou tard s’engager.

[2.   Chrétiens des pays arabes : éléments pacificateurs]

Dans les luttes intestines de l’Église, les chrétiens des pays arabes ont été des éléments pacifiques et pacificateurs. Les disputes doctrinales et les tendances séparatistes, si caractéristiques du christianisme sémitique lors de la domination byzantine, firent place, après la conquête arabe, à une largeur d’esprit et à une soif de l’unité qui, à maintes occasions, ont fait l’admiration du monde. L’épreuve commune a rapproché les cœurs et inspiré le désir de renouer le plus de relations possible avec le reste de la chrétienté. C’est un fait digne de remarque que, dans la littérature arabe chrétienne du moyen âge, les ouvrages de polémique inter-confessionelle, quand ils ne sont pas des traductions ou des copies d’ouvrages antérieurs, sont relativement peu nombreux.

L’orthodoxie en Terre d’Islam n’a nullement épousé les querelles de l’hellénisme avec Rome. On connaît l’attitude courageuse d’un Pierre III d Antioche, sollicité par Michel Cérulaire d’entrer en lice, à ses côtés, contre la Papauté. Le schisme dit oriental n’a été, en réalité, qu’un schisme byzantin, grec, hellène. S’il a pénétré dans nos pays, il fut limité au haut-clergé, très souvent grec de race et toujours dans la mouvance plus ou moins directe de Constantinople. Le peuple, lui, est resté fidèle à son orthodoxie catholique, simplement, sans exclusivisme, et les rapports avec Rome, un moment interrompus par la situation politique du pays, reprirent tout naturellement à l’arrivée des missionnaires. Dans le christianisme des pays arabes, le schisme fait figure d’étranger.

Cela paraît encore plus évident dans l’histoire des autres communautés orientales : dans la communauté maronite, en particulier, indéfectiblement attachée au Saint-Siège. Toute l’histoire du christianisme arménien, chaldéen, syrien serait à refaire dans cette perspective de la fidélité du peuple à l’unité chrétienne, malgré les sollicitations de la politique ou la pression intéressée de ses chefs.

En matière de croyances, le sémite est vite fanatisé, mais il est, par nature, plus libéral qu’il ne paraît. Il n’est que de regarder notre peuple pour s’en convaincre. Que sont nos dissensions à ses yeux ? Des divisions mystérieuses, incompréhensibles, que seul maintiendrait en vie l’orgueil ou l’intérêt des classes dirigeantes. Il ressent douloureusement la division entre chrétiens en matière de calendrier, de juridiction, de discipline, de rite, de dogme même. Quel intérêt peuvent avoir pour l’homme de la rue du Xxe siècle les ressentiments d’un Photius ou d’un Cérulaire contre les Papes de Rome, l’imprécision du langage philosophique de S. Cyrille ou les luttes acerbes des deux écoles d’Antioche et d’Alexandrie sur les définitions de la nature ou de l’hypostase ? Ne lui paraît-il pas que tout cela est bien peu de chose pour légitimer un mal aussi grand que la division entre chrétiens, et ne nous accuse-t-il pas, nous autres prêtres, d’être les seuls intéressés à cette situation ?

[3.   Largeur d’esprit au service de l’unité]

Je ne veux pas discuter ce sentiment populaire et dégager ce en quoi il erre inconsciemment. Ce que je voudrais en retenir, c’est la largeur d’esprit dont il est, peut-être, l’indice et que nous devrions mettre, par notre vocation, au service de l’unité. C’est cette largeur de vues qui nous préservera de la sévérité et de l’unilatéralité dans le rejet, nécessaire, des erreurs dont notre prochain est la victime. Nous ne devons jamais fermer les yeux sur les éléments de vérité que contient l’erreur et sans lesquels elle ne pourrait exister. Car il y a généralement dans toute erreur une mise en relief de certains aspects d’une vérité que nous ne discernons peut-être pas avec la même rigueur ou qui demeurent pratiquement dans notre vie lettre morte. Notre largeur de vues naturelle nous préservera de l’appauvrissement par suffisance en notre richesse.

[4.   Communauté de souffrance avec nos frères séparés]

Placés dans un pays dont les divisions sont tout le malheur, nous ressentirons douloureusement le mal, le péché collectif qu’est la division de l’Église. Les catholiques d’Occident, surtout dans les pays où l’unité de la foi a été miraculeusement sauvegardée, ne peuvent réaliser que très imparfaitement ce mal des divisions chrétiennes. Pour nous, c’est une chose concrète, une réalité vécue. Notre mission particulière est d’être comme la conscience repentante de la chrétienté, de souffrir devant ce mal et, je dirais, de porter les autres aussi à en souffrir.

La communauté de souffrance avec nos frères séparés nous donnera un sentiment plus vif des injustices commises avant, pendant et après la séparation et dans lesquelles les responsabilités, on le sait, sont très largement partagées. Il nous sera plus facile de faire cette revision des données historiques et des jugements de valeur qui, nous le disait récemment encore le Saint-Père, sont de nature à rapprocher les cceurs. Nous éviterons, pour notre part, d’ajouter aux injustices du passé, en écartant toute idée de représailles, de procédés malveillants ou de rancune.

Le catholicisme oriental a aussi ses martyrs. Le travail de l’unité s’est accompli parfois dans le sang, témoins les martyrs d’Alep au siècle dernier. La meilleure façon, pour nous autres catholiques, d’honorer ces héros de l’union, n’est peut-être pas de rappeler sans cesse le zèle mal placé de ceux qui furent la cause de leur martyre, et qui sont malgré tout nos frères, mais d’oublier, comme eux, et d’aimer encore davantage. Il ne faut pas tenir rigueur pour les fautes des ancêtres, non plus qu’épouser leurs querelles, devenues aujourd’hui les unes et les autres sans fondement, mais nous rappeler qu’inconsciemment peut-être nous avons donné nous aussi à nos frères séparés maints motifs de plainte.

Ce n’est pas en vain que Dieu a gardé, au milieu de la dissidence orientale, des cellules d’unité qui croissent sans cesse. Les catholiques ne doivent pas s’enorgueillir des vérités dont ils sont les dépositaires et des biens que leur vaut leur rattachement au centre de l’unité chrétienne. Dieu est en droit d’attendre d’eux un effort proportionné à tant de grâces.

C.    Assurance  de  vraie  catholicité

J’ai insisté quelque peu sur ces deux premiers aspects de notre vocation de chrétiens et de catholiques d’Orient : témoins du Christ et apôtres de l’unité chrétienne. Je n’esquisserai le troisième à grands traits que pour achever le tableau.

[1.   Catholiques orientaux au sein d’un catholicisme occidental]

Cet aspect, vous l’avez deviné, est celui de notre raison d’être en tant que catholiques orientaux au sein d’un catholicisme en majorité occidental. Le sujet est délicat. Mais il doit être permis, je pense, de redire simplement le principe qui est à la base de toutes les directives du Saint-Siège en cette matière : l’Orient doit rester oriental s’il ne veut pas trahir sa vocation.

[a.  Création d’une hiérarchie occidentale en Orient]

Depuis la création d’une hiérarchie occidentale en Orient à partir des Croisades, un courant d’opinion n’a cessé de hanter certains esprits en faveur de la réalisation d’une uniformité absolue de juridiction, de discipline et de liturgie dans toute l’Église catholique, par l’adoption pure et simple du rite romain. Tant que l’Orient était uni au reste de la chrétienté, les nombreux latins installés en Orient s’intégraient normalement dans l’Église locale, qui se montrait du reste très large pour leur assurer des célébrations liturgiques dans leur rite propre. Les Croisades amenèrent, par la loi du plus fort, la création de hiérarchies étrangères qui, en supplantant la hiérarchie locale, prétendirent soumettre le clergé et les fidèles orientaux à leur juridiction exclusive, tolérant tout au plus, par mesure de condescendance et pour éviter le pire, le rite liturgique des chrétientés locales. Cette nouveauté dans l’Église obtint la sanction de l’Autorité suprême. Elle fut d’autant plus facile à obtenir que la hiérarchie orientale locale était alors séparée de Rome. Du moins avait-on intérêt à le croire.

[b.  Disparition de cette organisation]

Toute cette organisation disparut de la même façon qu’elle était née : par la violence. Les victoires des Ayoubides et des Mamelouks supprimaient la hiérarchie occidentale à mesure qu’elles reculaient les frontières de l’empire franc. Empire franc et catholicisme occidental en Orient étaient si solidaires que la chute de l’un ne pouvait manquer d’entraîner la disparition de l’autre. Les patriarches francs créés par les Croisades à Jérusalem, à Antioche et à Constantinople devinrent de simples prélats titulaires à la cour de Rome, jusqu’à la restauration du patriarcat de Jérusalem en 1847 ; les autres patriarcats latins d’Orient ne furent pas restaurés.

[c.  Missionnaires, mouvement unioniste et conservation du rite oriental]

À l’époque moderne, l’arrivée des missionnaires dans le Proche-Orient et la reprise du mouvement unioniste posèrent à nouveau le problème : ceux, parmi les Orientaux, qui revenaient à l’union devaient-ils rester orientaux de discipline et de rite, ou bien devaient-ils passer au latinisme ?

La ligne de conduite tracée dès le premier moment par le Saint-Siège aux missionnaires était on ne peut plus nette et n’a pas varié depuis : «Jamais, dit Benoit XIV dans sa Constitution Allah sont du 26 juillet 1755, § 33, jamais les Souverains Pontifes n’ont demandé à ceux qui revenaient à la foi catholique d’abandonner leur rite et d’embrasser obligatoirement le rite latin : ce serait la ruine de l’Église orientale…, et cela, non seulement n’a jamais été tenté, mais a toujours été absolument contraire à l’esprit du Saint-Siège».

Il faut rendre cette justice aux missionnaires occidentaux des Xviie et Xviiie siècles qu’ils ont été scrupuleusement fidèles aux consignes des Papes en cette matière. Tout en gardant leur rite d’origine, ils ont respecté et revivifié tout ce qui, dans la tradition des communautés orientales, constituait le patrimoine spirituel et la force de résistance de ces antiques chrétientés. Aussi eurent-ils la joie de voir les fruits de leur adaptation : la moisson unioniste mûrissait sous leurs yeux avec une abondance et une rapidité qu’on ne devait plus rencontrer. Dieu bénissait visiblement leur abnégation.

Les choses changèrent au Xixe siècle pour des raisons qu’il serait trop long d’exposer ici en détail. Mais, à part des exceptions dues à la faible résistance spirituelle et à la grande misère de certaines régions, les chrétiens d’Orient, dans leur ensemble, soutenus par Rome, sont restés fidèles à leur orientalisme. Maintenant, leur idéal s’affirme tous les jours davantage et gagne même les milieux occidentaux les plus clairvoyants. À une tentative de latinisation des Orientaux répond aujourd’hui une orientalisation des Occidentaux travaillant en Orient. Une centaine de missionnaires ont, dans un effort de générosité magnifique et dans un esprit de plus parfaite soumission aux désirs tant de fois répétés du Saint-Siège, embrassé l’un ou l’autre des rites orientaux, pour mieux s’intégrer dans la chrétienté locale. Ceux qui, hier encore, disaient : «Les Orientaux ne seront pleinement catholiques que s’ils deviennent latins», passent aujourd’hui pour des arriérés.

Mais, quelle est la raison profonde du maintien, au sein du catholicisme, de chrétientés orientales ?

[2.   La raison du maintien des chrétientés orientales]

Le maintien des Églises orientales n’est pas un piège tendu à nos frères séparés pour les amener au catholicisme, en leur faisant plus ou moins croire qu’en retournant à l’unité rien ou presque rien ne sera changé à leur train de vie traditionnel : ce serait déloyal.

Ce n’est pas non plus un stade de transition avant le passage pur et simple au latinisme, une concession provisoire à la force de l’atavisme dans l’âme primitive des Orientaux.

[a.  Églises reconnues pour elles-mêmes]

Les Églises orientales sont voulues pour elles-mêmes. Car, si, dans le catholicisme, le domaine de la foi est intangible, immuable, uniforme, dans le détail de la vie chrétienne, envisagée du point de vue social, maintes adaptations sont possibles et souhaitables… «L’unité ecclésiastique n’est pas et ne saurait aucunement être on ne sait quelle uniformité rigide. La foi catholique n’est pas un théorème étranger à la vie : l’Église est, certes, un bloc, mais dans ce bloc seules les arêtes dogmatiques sont vives»[2].

[b.  Antiquité ennoblissant les divers rites orientaux]

Léon XIII a admirablement résumé, dans un passage de son encyclique Orientalium dignitas du 30 novembre 1894, les vraies raisons du maintien des liturgies orientales :

«Le maintien des rites orientaux, dit-il, a plus d’importance qu’on ne pourrait le croire. L’auguste antiquité qui ennoblit ces divers rites est l’ornement de toute l’Église et affirme la divine unité de la foi catholique. Ils manifestent plus clairement aux principales Églises d’Orient leur origine apostolique et mettent en même temps en lumière leur union intime, dès le principe du christianisme, avec l’Église Romaine. Rien, en effet, ne montre peut-être mieux la note de catholicité dans l’Église de Dieu que l’hommage singulier de ces cérémonies de formes différentes célébrées en des langues vénérables par leur antiquité, consacrées davantage encore par l’usage qu’en ont fait les Apôtres et les Pères».

[c.  Catholicisme universel respectant et assimilant les civilisations les plus diverses]

Mais le maintien des rites n’est, à mon sens, qu’un point secondaire par rapport au reste. Ce dont nous devons nous convaincre, c’est que le christianisme ne pourra jamais s’acquitter de sa mission dans le monde, s’il n’est, non seulement de droit mais de fait, catholique, universel. Si, pour être catholique il faut renoncer à sa liturgie, à sa hiérarchie, à sa tradition patristique, à son histoire, à son hymnographie, à son art, à sa langue liturgique, à sa culture, à tout son patrimoine spirituel, pour adopter le rite, la littérature et philosophique et théologique, la poésie religieuse, la langue liturgique, la culture et la spiritualité d’un groupement donné, fût-il le meilleur, l’Église n’est plus le grand don de Dieu à l’humanité entière, mais une faction, une institution humaine liée aux intérêts d’un groupe.

Tous les catholiques orientaux pris ensemble ne dépassent pas les quinze millions. C’est bien peu, si l’on s’en tenait à la valeur du nombre. Il y a bien, il est vrai, les 170 millions de frères séparés sur lesquels notre fidélité au catholicisme et à l’orientalisme tout ensemble ne peut être un exemple vain. Mais, là encore, ceci n’est pas l’essentiel. Notre existence a pour première raison d’être d’affirmer la catholicité de fait de l’Église, de proclamer bien haut que le catholicisme est vraiment universel, qu’il respecte et assimile tout ce qui, dans les civilisations les plus diverses, est un facteur de richesse spirituelle ou une exigence de génie propre, que personne ne détient le monopole de l’Église et que nous sommes tous frères, enfants d’une même mère. En refusant de se laisser latiniser, les chrétiens d’Orient ne défendent pas des intérêts de clocher ou un traditionalisme périmé ; ils ont conscience de rester fidèles à une mission, à une vocation qu’ils ne peuvent trahir sans se renier et sans défigurer le message du Christ dans leur milieu.

CONCLUSION

Témoins du Christ au cœur de l’Islam, germe d’unité chrétienne, assurance de catholicité effective dans l’Église : voilà le triple aspect de notre mission de groupe. Cette mission a soutenu nos ancêtres aux heures les plus tragiques de leur histoire. Si elle n’a pas encore suscité, semble-t-il, dans nos jeunes générations l’enthousiasme qu’elle mérite, c’est parce qu’elle n’a pas encore été suffisamment mise en lumière. Nous surprenons dans les rangs de nos jeunes des symptômes d’évasion spirituelle. Habitués à surestimer les richesses d’autrui et inconscients des leurs, il n’ont pu voir encore le vaste champ qui s’offrait à leurs jeunes ardeurs. Ceux d’entre eux que cette inconscience de leur mission propre n’a pas rejetés dans la banalité ont tourné leurs énergies vers des taches lointaines, privant leur pays des bienfaits qu’il était en droit d’attendre d’eux, ou bien se sont obstinés à vouloir changer les données du problème pour le plaisir facile de le résoudre de la même manière que celle qu’ils ont admirée ailleurs. Nous devons, au contraire, avoir le courage de considérer le problème de l’Évangile, tel qu’il se pose concrètement à nous dans le milieu où Dieu nous a voulus, sans regrets stériles comme sans espoirs naïfs.

En cherchant à découvrir quelle peut être notre mission collective de chrétiens d’Orient, nous devons certes éviter de donner dans un travers assez commun : celui de nous attribuer gratuitement le beau rôle, de nous situer avec une naïve complaisance sur l’axe de rotation de l’humanité, de nous croire à la fois le point de départ et l’aboutissement de tout progrès. Nous aurons la modestie de contenir notre destinée et, plus encore, nos possibilités de réalisation, dans les limites du vrai. Il n’en restera pas moins que toute vocation, notre vocation comme celle des autres, si humble qu’elle apparaisse, est belle et grande quand on la comprend et quand on la vit.


[1]   Daniélou, Le mystère de l’Avent, p. 24.

[2]   P. Andrieu-Guitrancourt, Annuaire de l’École des Législations Religieuses (Inst. Cath. de Paris 1952), p. 9.