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Rencontre avec Emmanuel Pataq Siman

Pouvez-vous en quelques mots vous présenter et nous rappeler votre parcours ?

Je m’appelle Emmanuel Pataq Siman et je suis né à Qaraqosh dans une famille très chrétienne. Ce qui m’a marqué dans ma vie est évidemment ma famille, et en particulier ma mère. C’est grâce à elle que j’ai pu avoir cette idée d’un être qu’on appelle Dieu, mais pour moi c’était Papa. Elle disait « Babo Alaha » ce qui veut dire Dieu Papa. Donc la première idée que j’ai eue de Dieu est l’idée d’un père qui est proche, qui prend soin de ses enfants, mais en même temps quelqu’un qui est invisible, mais aussi très intime car omniprésent. C’est cette idée de Père qui va être contrebalancée par une autre idée que j’ai reçu au séminaire qui est celle d’un Dieu plutôt objet d’étude et juge avec l’idée de péché un peu partout. De ces deux idées de Dieu, c’est heureusement la première qui a survécu et domine pour moi.

Le deuxième milieu qui m’a marqué est le séminaire des dominicains à Mossoul où j’ai eu une éducation complètement à la française et je me suis trouvé dans le parcours classique avec six années d’études. Après être entré dans l’ordre dominicain à Lille je me suis retrouvé dans un contexte complètement français en 1963 qui m’a marqué à l’époque, cela fut un peu dur de changer d’univers. Heureusement, au noviciat à Lille le frère responsable des novices m’a beaucoup aidé. Grâce à la langue française que je connaissais je me suis trouvé ensuite tout à fait à l’aise. A Paris, c’était un univers cosmopolite, ce qui fait que l’étranger n’est pas d’abord un étranger de plus, mais un bon compagnon possible. Ce fut particulièrement sensible ou paroxystique pendant les événements de mai 68. Ce mois de mai fut pour moi une expérience enrichissante, une réelle découverte et une salutaire mise en question de tout un univers culturel et religieux. Du jour au lendemain, au Quartier latin, dans les rues de Paris, à la Sorbonne, au théâtre de l’Odéon, dans les usines et les lieux les plus divers, on voyait et on entendait des dizaines de milliers de femmes et d’hommes débattant en profondeur sur des problèmes essentiels de la vie humaine, se posant des questions sur le sens et la finalité de la société et essayant de proposer  quelques idées pour le présent et le future. Quel bouleversement ! La société française s’est ouverte d’une manière extraordinaire, tout le monde pouvait parler à tout le monde, on parlait dans la rue de choses sérieuses dont on discutait avant au Sénat ou à l’Assemblée nationale ! C’était là une remise en cause de certains modèles sociaux, religieux et intellectuels existants. Le mouvement a ensuite été récupéré par des politiques, mais c’est autre chose. Cette époque fut un éveil pour bénéficier de plus de liberté et cela c’est fantastique car on était dans une société bloquée sur tous les plans, à commencer par l’Eglise. Cette époque m’a aussi permis de découvrir des auteurs des Lumières et cela m’a beaucoup intéressé et influencé.

Ce qui a forgé ma personnalité ce sont aussi les rencontres, les amitiés, et pour cela j’ai eu énormément de chance. Mon chemin a croisé des personnes de tout niveau, de toute nationalité. Par nature je suis quelqu’un de curieux, donc je vais vers les autres et reçois volontiers ce qu’ils veulent bien partager et ce que je peux leur donner. Découvrir quelle est la richesse de l’autre est très important. C’est cela qui m’a permis de me sentir toujours chez moi, en France, en Allemagne, aux Etats-Unis, parce que j’étais prédisposé à cette ouverture.

Qu’est-ce qui fait que la Mésopotamienne est si importante dans l’histoire de l’Homme ? 

La Mésopotamie veut dire « la terre entre les deux fleuves », c’est un terme grec. C’est là que l’écriture est née, mais aussi la culture, la civilisation, le monde moderne, et l’Histoire. On dit toujours que les racines de l‘Europe sont gréco-romaines mais c’est ici qu’elles se trouvent. C’est dans cette région que l’homme va se développer, s’émanciper. C’est là que nous avons les premières bases de notre société moderne, que ce soit sur le plan des lois, de la justice, tout ce qui constitue notre société. Le premier écrit connu de la civilisation, l’épopée de Gilgamesh, vient de Mésopotamie. Ses premiers fragments remontent jusqu’au IIIème millénaire ! Ce personnage est pour moi le symbole de l’homme qui va à la quête de l’humanité. Il va découvrir les sentiments, l’amitié, c’est toutes les premières questions de l’homme qu’on trouve dans ce récit. La femme y a un rôle positif : c’est elle qui va civiliser Enkidu, le sauvage qui habite avec les bêtes. Elle va l’initier à l’humanité à travers la sexualité, son affection, son amour, elle va le rendre homme.

L’apport de la Mésopotamie nous le trouvons aussi dans les 11 premiers chapitres de la Bible, en particulier dans le récit de la Création et le récit du déluge mais aussi dans les chapitres suivants. On ne peut pas les comprendre sans les remettre dans le contexte de la Mésopotamie. Pour Abraham par exemple, la Bible est la seule trace écrite qui en parle. Ce personnage mythique et son clan ont un comportement incompréhensible – en particulier en éliminant par exemple son fils aîné Ismaël, pourtant son héritier légitime- si l’on se réfère aux lois mésopotamiennes. Concernant Moise sauvé des eaux, ce récit est copié mot à mot du récit du roi Sargon 1er. On a là deux grands personnages de la Bible qui sont tributaires de la Mésopotamie. Il faut ajouter Esdras, qui pourrait être né à Babylone : il va construire le temple après le retour d’exil et jeter les bases de ce que deviendra le judaïsme. Il y a aussi le Maître Hillel qui établira le premier l’autorité de la Mishna, la loi orale et le Talmud de Babylone qui régit toujours la vie juive orthodoxe dans toutes ses dimensions.

La Mésopotamie apporte aussi un aspect scientifique dont la Grèce a hérité. Il suffit de citer les mathématiques, l’astronomie et l’astrologie, la division de l’année en 12 mois, du jour en 12 heures et celle de l’heure en 6O secondes, de la semaine en 7 jours comme il était d’usage dans la civilisation babylonienne, sans compter l’équivalent du théorème de Pythagore ou d’autres connaissances « scientifiques » que l’Occident a attribuées hâtivement à la Grèce.

La liturgie syriaque paraît être un élément essentiel de cette culture, qu’est-ce qui la caractérise ? 

La liturgie pour moi est l’expression vivante d’un peuple qui vit et qui prie son Seigneur. Elle est imprégnée de tous les aspects de cette culture, que ce soit la joie, la tristesse, les problèmes de la vie. En ce qui concerne la liturgie syriaque, par sa langue et sa culture, elle est liée directement à la première communauté de Jérusalem. Au donné du Nouveau Testament reflétant l’expérience pascale de la Jeune Communauté, cette liturgie a su, à travers les siècles, ajouter et élaborer, grâce aux Pères syriaques, tout un répertoire d’hymnes par lesquelles elle exprime sa joie, la relation à son Dieu. Elle a manifesté en même temps une possibilité de créativité extraordinaire. En effet, la liturgie syriaque ne s’est jamais contentée de réciter ou de maintenir un répertoire composé à un moment donné, avec des formules fixes. On a toujours senti le besoin de renouveler, d’inventer et d’improviser. Pour la prière eucharistique par exemple, il n’y en a pas eu une ou deux mais 70 anaphores !

De plus, cette liturgie insiste énormément sur le rôle de l’Esprit. L’Esprit est omniprésent, il est communion et vie. Il anime la communauté chrétienne.  Cela fait que cette liturgie est avant tout communautaire. Pas d’acte liturgique sans communauté. Tous les sacrements, y compris la pénitence, ont une dimension communautaire. Par eux, l’Esprit engendre cette communauté, la fait grandir et la conduit à l’épanouissement total de sa filiation divine reçue par le baptême. L’ayant pratiquée en France la liturgie latine m’a tout de suite paru comme étant restée très proche de l’Ancien Testament. La nouveauté radicale de Pâques n’y est pas assez proclamée et vécue.  On récite beaucoup les psaumes. Je pense qu’il y a des psaumes que nous n’avons pas à réciter aujourd’hui car ils comportent trop de violence et de haine et le Dieu qu’ils évoquent n’est pas le Père que le Christ a dit qu’Il était. Naturellement, pour la communauté de l’Ancien Testament, ces psaumes sont l’expression d’une expérience religieuse très respectable.

Enfin, cette liturgie est une véritable école théologique. C’est là que la Communauté chrétienne se nourrit et s’enrichit de l’enseignement de ses Pères et Docteurs. Ceux-ci, en effet, au cours de l’histoire, dans leurs doctrines théologiques comme dans leurs luttes contre les hérésies, se sont toujours préoccupés de sauvegarder la possibilité pour les chrétiens de parvenir, sous la motion de l’Esprit, à l’épanouissement de leur filiation divine. Cet enseignement des Pères a pour trame la Bible, pour sève la foi commune et pour forme une poésie pleine de vie. Cet enseignement transmis par des chants a supplanté très tôt les Psaumes dans toutes les célébrations liturgiques. Il est devenu lui-même l’hymne vivante de la réalité chrétienne. C’est par lui que les baptisés confessent leur foi, chantent les merveilles accomplies en leur faveur et expriment leur identité de fils adoptifs. Une véritable liturgie doit toujours être une authentique école théologique pour bâtir l’homme. Elle doit être une théologie vécue et incarnée dans la totalité de l’être humain. Car la liturgie, si divine qu’elle se conçoive, demeure incompréhensible sans son riche matériau anthropologique et social ; elle est éminemment révélatrice de l’être humain dans la modalité relationnelle de son existence. Pour l’Orient c’est cela la vraie théologie : « est théologien celui qui prie et celui qui prie est théologien ». Et c’est grâce à cette authentique école théologique qu’est la liturgie que le message évangélique fut vécu, conservé et transmis par les communautés syriaques à travers les âges et cela malgré les situations historiques critiques et parfois dramatiques que celles-ci ont traversées et connaissent encore.

Pouvez-vous nous expliquer cette phrase présente dans votre ouvrage : « Je suis un bas-relief assyro-babylonien » ?  

Je suis donc né à Qaraqosh dans la plaine de Ninive et tout gamin je me suis trouvé face à des noms célèbres : Nemrod, Ninive, Assur, Khorsabad avec leurs symboles puissants et majestueux comme des taureaux ailés : par rapport à eux j’étais haut comme trois pommes ! En me trouvant moi-même j’ai compris que tout cela c’était mes racines.

En France dans les années 1960 l’Irak était presque inconnu, il n’y avait pas de relations diplomatiques avec ce pays. De plus, l’Irak n’avait pas une bonne vision de la France et réciproquement car le Moyen-Orient se trouvait divisé entre les responsables britanniques et français et l’Irak s’était retrouvé sous domination britannique. Ces politiques n’étaient pas très bien vus. En venant donc en France j’ai tout de suite vu que l’Irak était un quasi-inconnu sauf à travers les musées ou les livres d’histoire ancienne, d’où ma référence aux bas-reliefs…

Dans la conversation, me présenter comme cela était plus qu’une boutade. Cela faisait fuser des points d’interrogation et  poussait à aller plus loin, à entrer en communication et me présenter d’une manière irakienne. J’étais quelqu’un qui venait d’ailleurs. J’étais bien différent par mes origines irakiennes, mais plus précisément par ma culture araméenne et mésopotamienne. De ce fait, je me trouvais être, dans un milieu d’accueil majoritairement chrétien, un chrétien différent. Non seulement ma langue maternelle était l’araméen, la langue du Christ, ce qui intriguait, mais j’étais imprégné aussi de la tradition syriaque, mal connue ici et naturellement différente de la tradition latine tout en étant également catholique.