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Un dimanche avec les chrétiens de Gaza

Des enfants se poursuivent à vélo dans le quartier populaire de Zeitoun, sous l’oeil distrait de quelques épiciers. Tout est calme, ce dimanche matin. Derrière un haut mur d’enceinte et un solide portail, une bâtisse blanche, à l’architecture sobre et moderne. C’est l’église de la Sainte Famille de Gaza.


Le gardien est méfiant — tout le monde n’entre pas. Quelques fidèles se faufilent pour assister à la seule messe catholique de l’enclave. Il est dix heures.

A l’intérieur, les bancs sont clairsemés. Les chrétiens de Gaza, orthodoxes compris, sont un millier, et les latins, 134 — dont 14 religieux — alors que l’enclave compte deux millions d’habitants, à majorité musulmans. Une goutte d’eau, dans le troisième territoire le plus densément peuplés au monde.

Les fumées d’encens épaississent l’atmosphère. Les prières montent, accompagnées par la voix grave de l’organiste. Au premier rang, les servants de messe, dans leurs chemises immaculées et leurs robes écarlates, se dissipent parfois, comme tous les enfants du monde. Ils se font reprendre en douceur par des religieuses, assises derrière eux. L’arabe cède la place au latin pour le Kyrie Eleison, l’église se remplit encore, et la goutte d’eau semble se transforme alors en petite bulle de chrétienté, au milieu d’un territoire assiégé depuis bientôt quinze ans, victime de quatre guerres, qui ont causé la mort de 3 500 personnes.

La messe se conclut. Le père Gabriel Romanelli donne le programme de la semaine. Il est dense. La paroisse organise des activités pour petits et grands, hommes et femmes, cours de théologie, connaissance de la liturgie, mais aussi sport, musique… Cet activisme date de 2008. Le patriarcat latin de Jérusalem envoie le père Jorge Hernandez, un prêtre dynamique originaire d’Argentine. Il est membre de l’institut du Verbe incarné, congrégation à la plus stricte orthodoxie. Il lance nombre d’initiatives, fonde une troupe scoute, à la plus grande joie d’une communauté isolée et inquiète de son avenir. Depuis, la population chrétienne baisse moins vite. Et pourra, peut-être, se maintenir.

Le père Gabriel, visage rond et regard perçant par-dessus ses lunettes, est le dernier de cette lignée de prêtres entreprenants. Lui aussi Argentin, , il vit au Moyen-Orient depuis 26 ans — il en a le double, 52, aujourd’hui. Il est arrivé à Gaza en 2019. « Je vis comme le reste de la communauté. Assiégé. Les fidèles ne peuvent même pas sortir pour aller à la messe de Noël. La dernière fois, c’était il y a deux ans », dit-il. Mis à part la courte frontière au sud de la bande, côté égyptien, Israël contrôle tous les accès à Gaza, et accorde des permis au compte-gouttes, la plupart du temps pour des raisons de santé, ou pour une poignée de travailleurs. Soupape indispensable pour un territoire dont plus de la moitié de la population active est au chômage — l’un des taux les plus élevés au monde, à cause d’une situation économique complètement dégradée. « Ce n’est pas facile d’être minoritaire, encore moins à Gaza. Mais l’Eglise tient à rester ici. Nous avons des groupes Facebook, WhatsApp, pour rester en contact en permanence. Ni le coronavirus, ni la dernière guerre n’ont fait fermer la paroisse. Pendant la pandémie, nous organisions des leçons de théologie, de chant, mais aussi des prières, et même des lotos, le tout en ligne. Quant au dernier conflit, on appelait tout le monde quotidiennement. On apportait des choses à boire et à manger à ceux qui en avaient besoin. On a hébergé des familles dans la paroisse », ajoute le père Gabriel.

La vocation d’Abdallah

La messe terminée, les fidèles sortent pour prendre un café sur le parvis. Le rituel est presque aussi important que celui de la messe. Parmi l’assemblée qui cligne des yeux sous le soleil, un homme, petites lunettes, cheveux courts, vient de revêtir la soutane. Il s’appelle Abdallah Jeldah, et c’est le premier séminariste originaire de Gaza depuis des décennies — peut-être depuis l’établissement de l’église latine ici, au XIXe siècle, se plaît à imaginer le père Gabriel. « J’ai ressenti la vocation à 14 ans. Je l’ai dit à mes parents — et ils ne voulaient plus que j’aille à la messe ! Je suis l’aîné des garçons, et j’étais censé me marier, travailler, avoir des enfants. Mais c’est ainsi. J’ai laissé le temps passer, et à 18 ans, je les ai convaincus », raconte le jeune religieux de 23 ans. Dans un mois et demi, il quitte Gaza pour l’Italie. Pour toujours : « Je ne retournerai pas à Gaza. Un messager ne revient pas chez lui », dit-il.

Une histoire de famille

Une famille rentre chez elle — celle de Kamal Anton, 69 ans et les yeux bleu éclatant, qui vit à Tell el-Hawa, l’un des beaux quartiers de Gaza. Comme de nombreux Palestiniens, son histoire est celle d’un long exil. Ses parents sont originaires de Saint Jean d’Acre. En 1948, lors de la Nakba, la « catastrophe », ils fuient les combats de la première guerre israélo-arabe, comme 700 000 de leurs compatriotes, et se réfugient au Liban. Kamal y naît en 1952 et se marie vingt ans plus tard. En 1982, il part en famille au Yémen. Enfin, en 1994, alors que la paix semble possible, le clan s’installe à Gaza — « Nous étions si heureux de revenir sur notre terre ! Même si les Israéliens avaient installé des check-points partout. » Il est à l’époque fonctionnaire de la toute jeune autorité palestinienne. Mais tout dégénère très vite. En 1995, le Premier Ministre israélien Yitzhak Rabin est assassiné, tuant dans l’œuf le processus de paix. En 2000, la seconde intifada commence. En 2005, Israël retire les colonies de Gaza. En 2006, sursaut d’espoir, élections palestiniennes. Elles sont remportées par le Hamas, une organisation islamiste considérée comme terroriste par Israël. Une guerre fratricide avec le Fatah, le parti laïque fondé par Yasser Arafat, s’engage. Le Hamas l’emporte et s’empare de l’enclave. Sans tarder, l’Etat hébreu assiège le territoire. Le blocus commence. Seule consolation pour les chrétiens : l’arrivée des prêtres de l’institut du verbe incarné.

Kamal et sa femme, Nahida, ont eu sept enfants. Seuls trois sont restés à Gaza. Les relations avec le Hamas, qui envoie des délégués à chaque cérémonie, sont cordiales. « Nous avons les mêmes problèmes que les musulmans : le blocus et la crise économique. Notre fille s’est mariée en août dernier à Bethléem. Nous n’avons même pas pu y aller », dit Hanna Mikhail, 50 ans, le beau-fils de Kamal. Son père est originaire de Haute-Egypte ; il en a gardé la peau sombre. Le dimanche passe ainsi, en famille, dans l’appartement rempli de vierges ornées de chapelets, à discuter sans fin, enfoncés dans de profonds canapés bleus.

Pendant ce temps, l’église est toujours aussi animée. Les scouts ont fini de répéter la fanfare. Ils jouent avec une bouteille d’eau sur le parvis. D’autres suivent des cours de liturgie dispensés par une religieuse. Derrière, les soeurs de la charité, la congrégation fondée par mère Teresa, s’occupent d’une trentaine d’enfants handicapés, dans des locaux immaculés et parfaitement équipés — une bulle de paix dans la bulle de chrétienté. Le soleil se couche. Le calme se répand dans la ville.

Soudain, Abdallah, le jeune séminariste, surgit de nulle part et court après les enfants comme si leur vie était en danger. « Dépêchez-vous ! Dépêchez-vous ! » On s’inquiète un instant — une nouvelle guerre ? Un couvre-feu ? Non, plus important peut-être : « Plus vite ! Le clasico, le clasico ! » Ce soir, le Real Madrid joue contre le FC Barcelone, et la paroisse, qui ne connaît pas les coupures de courant, diffuse le match via un vidéoprojecteur. La salle résonne des encouragements des spectateurs. L’une des religieuses s’est même jointe discrètement à l’assemblée. Mais cette fois-ci, elle laisse les enfants se dissiper.

Samuel Forey

Reporter à Jérusalem,

Envoyé spécial à Gaza


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