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L’église de Mar Yaʽqoub (Saint Jacques) de Nisibe et la mise en valeur du patrimoine multiculturel de la ville de Nusaybin, J.Gaborit, 2014

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Par Justine Gaborit, (Chercheur associé UMR 8167)

Institut du Monde Arabe, 6 février 2014.

 

L’église de Mar Yaʽqoub constitue un exemple particulièrement intéressant pour la question du patrimoine chrétien en Orient, car la mise e valeur de cette église est intégrée à un programme plus général sur le patrimoine architectural et multi culturel de la ville de Nusaybin.

La ville de Nusaybin, dont le nom francisé est Nisibe et le toponyme antique est Nisibis, se trouve actuellement à la frontière de la Turquie et la Syrie. Nisibe a longtemps occupé une position stratégique commercialement et militairement, car elle se tient à la limite nord de la grande plaine de Mésopotamie, qui s’étend entre le Tigre et l’Euphrate, sur une voie de communication naturelle qui passe au pied du Tur Abdin, plateau montagneux qui présente une densité de vestiges équivalente à celle du massif calcaire syrien.

Nisibis, la ville antique est connue par les sources textuelles antiques depuis l’époque assyrienne – la première mention de ce toponyme remonte à 910 av. J.-C. Elle a joué un rôle commercial et militaire de plus en plus important à partir de l’époque hellénistique, puis dans la rivalité politique et économique entre les deux pouvoirs – empire romain d’Orient et empire parthe-sassanide – qui se disputèrent la Mésopotamie jusqu’au VIIe s. aujourd’hui, cette ville antique est peu connue : le tell archéologique qui la signale est recouvert, pour moitié au nord, par l’urbanisme moderne tandis qu’au sud il est intégré à la zone frontière, no man’s land non construit et miné d’où émergent la silhouette de quatre colonnes antiques. L’église de Mar Yaʽqoub est donc un des rares vestiges tangibles de l’antiquité tardive.
Depuis 2005, la parcelle, où se tient l’église de Mar Yaʽqoub, est peu à peu transformée en parc archéologique multiculturel, ou « parc culturel des religions », projet piloté par la mairie de Nusaybin et le musée archéologique de Mardin. Ce programme comprend quatre éléments importants, l’église (1), entourée d’une zone de vestiges (2) mis au jour par musée de Mardin , la mosquée Zayn al Abidin (3) et un futur musée municipal (4), construit sur l’emplacement d’une ancienne prison.
Un monument d’une importance exceptionnelle.
L’église de Mar Yaʽqoub est entrée dans la littérature archéologique au début du XXe s. grâce aux relevés et photographies réalisées par Ernst Herzfeld, archéologue allemand, et grâce à l’étude que G. Bell, brillante orientaliste anglaise, a consacrée aux églises du Tur Abdin en 1911. De la fin du XIXe s. au début des années 2000, l’édifice présentait cet aspect massif, dû à la reconstruction de son toit et sa façade ouest en 1872. Il était accessible, entretenu mais encore enterré sur ses trois autres côtés par l’accumulation des terres et des destructions de la ville antique et médiévale. À partir de 2000 les acteurs individuels et les institutions locales ont pris conscience que pour protéger ce monument exceptionnel, il fallait le mettre en valeur et le rendre accessible et visible. Des fouilles sont donc été entreprises autour de l’église jusqu’à en dégager un champ de vestiges de 3500 m2.

Ces fouilles réalisées par le musée de Mardin nous ont donné la possibilité d’étudier l’église par toutes ses façades et de l’interpréter dans son contexte archéologique ; c’est-à-dire en prenant en compte les parties de l’église qui ont été anciennement détruites ou modifiées.

C’est ce nouveau contexte qui a conduit à la création de notre mission d’étude documentaire répondant à une demande de la municipalité de Nusaybin et à une volonté des spécialistes des langues sémitiques au CNRS d’étudier un des monuments emblématiques de l’histoire communautés chrétiennes de langue syriaque. Plus encore, aux yeux des spécialistes de la Mésopotamie antique, des historiens d’Art byzantin et des historiens de l’Église orientale, l’église de Mar Yaqoub revêt une importance particulière.

1) Sur le plan de l’histoire religieuse, cette église – bien qu’on n’y célèbre plus de messe, c’est bien la fonction de cet édifice – demeure le lieu de commémoration de Jacques de Nisbe – Mar Yaʽqoub en syriaque. Jacques a été le 2e évêque métropolite de Nisibe, le fondateur de la première église de la ville, entre 313 et 320, après que l’Édit de tolérance de Constantin a donné aux chrétiens la liberté de culte et celle de construire des églises. Jacques est renommé également grâce aux Hymnes d’Éphrem le Syrien, grand théologien de langue syriaque, qui en a fait le « Père de Nisbe », le guide spirituel et le protecteur des habitants. C’est donc une figure historique et religieuse très significative du IVe s., siècle au cours duquel l’Église accompagne l’évolution de la société antique et les habitants de Nisibe vivaient au rythme des guerres entre Perses et Romains. Ce saint appartient donc à la tradition syriaque mais aussi à celle des communautés arméniennes. De nos jours, encore, le culte rendu à saint Jacques est vif, et les visiteurs sont guidés par Daniel, le gardien de l’église, dans la crypte située sous la nef occidentale. Dans cette crypte se trouve un beau sarcophage antique de marbre rouge, que la tradition identifie comme le tombeau de saint Jacques.

2) Mar Yaʽqoub est également un monument significatif pour l’histoire et l’épigraphie de la Mésopotamie. La façade sud présente une densité la densité d’inscriptions assez rare : notamment une belle dédicace en grec découverte dès 1842, car elle était située dans la partie émergée du bâtiment, et trois inscriptions syriaques qui ont été révélées aux chercheurs, quand les fouilles ont libéré l’église de sa gangue de terre. L’inscription grecque mentionne la construction d’un baptistère par Vologèse 5e évêque de Nisibe. La date de la construction inscrite pour cette façade est 359 soit le milieu du IVe s., ce qui fait de la partie ancienne de Mar Yaʽqoub un des plus anciens lieux de culte chrétiens encore debout, un siècle après la Maison chrétienne découverte à Doura-Europos (Syrie). Notre connaissance sur l’état des églises au IVe s. en Syrie et Mésopotamie, dépend en grande des témoignages littéraires ou de transcriptions de traditions locales.
3) Enfin le décor de Mar Yaʽqoub est considéré comme un joyau de l’art proche oriental : l’exemple d’un apogée technique et stylistique de l’art syro-mésopotamien entre la fin du paganisme et le début de l’art chrétien. La nef occidentale de l’église actuelle a en effet conservé tout son décor. Chacune des huit portes est ornée de frises sculptées qui décline un thème végétal chaque fois différent c’est-à-dire au total seize variations composées d’entrelacs de rinceaux, de gerbes ou de fleurs. Les encadrements de portes sont formés de rinceaux ou de bouquets, qui jaillissent d’un petit vase posé sur une colonnette, sculptés sur les montants et se rejoignent au centre du linteau. Au-dessus les linteaux présentent un décor opulent avec des motifs circulaires bien agencés, tandis qu’au registre supérieur les doubles baies sont décorées d’un rinceau de vigne ou d’acanthe. Le réalisme de la sculpture des vases et le naturalisme des rinceaux atteignent une qualité exceptionnelle. Ce répertoire iconographique a inspiré le décor de nombreuses églises dans le Tur Abdin comme l’ont montré G. Bell puis dans les années quatre-vingt la spécialiste de l’art byzantin, M. Murlia Mango. À l’intérieur, on retrouve ces doubles baies liées à un bandeau continu qui fait le tour de la nef centrale avec un décor de rinceaux de vigne jaillissent de petit vase placé à la base des arcs, symbolique de l’Eau de Vie qu’on retrouve sur la mosaïque de Mar Gabriel. L’ensemble est remarquablement conservé jusqu’au niveau de la coupole reconstruite au XIXe.

 

Le travail de la mission documentaire de Nisibe

La mission a été créée à l’initiative d’A. Gokkan, maire de Nisibe et d’A. Desreumaux (CNRS) et d’E.Youssif. Ses membres (J. Gaborit, G. Thébault et B. Riba) travaillent en collaboration avec A. Oruç, responsable du service archéologique de la municipalité de Nusaybin.
Le travail que nous avons mené se justifiait, car ce bâtiment de référence n’avait jamais encore fait l’objet d’une étude complète et d’une analyse archéologique. En 2012, les méthodes d’analyse des maçonneries et de l’architecture nous ont permis réinterpréter l’histoire de l’église, sans fouiller. Cette reconstitution nous parle d’un premier édifice, le baptistère mentionné dans l’inscription grecque et presque entièrement conservé à l’exception de sa façade ouest et de son couvrement. Dans un second temps au VIe s., ce baptistère a été incorporé dans un plan à trois nefs : des bas-côtés symétriques sont venus encadrer et protéger l’église primitive comme un écrin. Enfin entre le VIIIe s. et le XVIe s., le bas-côté sud a été arasé mais le reste de l’église a été consolidé et protégé de nouvelle voûte. Entre le XVIe s. et le XIXe s., c’est une période difficile dont témoignent les récits de voyageurs européens qui font halte à Nisibe. Autre constat important, nous avons pu observer que la crypte est un aménagement tardif. À l’origine, cet espace souterrain était une simple citerne associée au baptistère du IVe s. Au début du christianisme, les baptêmes se faisaient par immersion complète du catéchumène, ce qui nécessitait une cuve profonde et beaucoup d’eau. Avant le XVIIes., le clergé a voulu protéger le tombeau de saint Jacques, qui se trouvait sans doute dans la basilique épiscopale. Le sarcophage a alors été installé dans cette citerne où on a ouvert deux accès pour que les fidèles puissent descendre se recueillir. La poussière du tombeau de saint Jacques était réputée pour guérir des fièvres. Notre travail a consisté aussi à inventorier tous les signes gravés dans la pierre : inscriptions, graffiti et dessins. Il s’agit de proposer une nouvelle lecture des inscriptions qui témoignent de la vie du monument entre les différentes communautés qui l’ont fréquenté : communautés de langues syriaque, grecque et arménienne et arabe.

Pendant la seconde campagne en 2013, nous nous sommes consacrés à l’étude du décor. Bien que les sculptures de Mar Yaʽqoub pour l’histoire de l’art, il n’y avait jamais eu encore de relevés précis de ces sculptures, les chercheurs ayant travaillé d’après des photos ou des croquis pris lors de leur visite.

Or, par les relevés et le dessin, nous tenions à étudier les techniques des sculpteurs, établir la variété du répertoire iconographique et approfondir les comparaisons stylistiques. Il nous fallait aussi comprendre l’agencement des motifs pour restituer les parties qui avaient été détruites, notamment sur la façade extérieure sud restée longtemps exposée. Cette campagne de dessin a entraîné de nouvelles découvertes. Par exemple, en relevant un des linteaux de la façade nord, dont le décor reprend de manière très élaborée le motif du vase et des rinceaux, le dessinateur a décelé dans la partie la plus abimée du relief la tête d’un volatile et ailleurs les pattes d’un second oiseau. Ces oiseaux, personne ne les avait encore jamais vus et pourtant ils sont présents dans toutes les frises de rinceaux, seuls ou par paire, picorant les grappes de raisins ou associés au motif du vase. Ils symbolisent les fidèles se nourrissant de parole divine. Par ailleurs, nous avons retrouvé des croix dans les motifs des moulures, alors que l’absence de ce signe passait pour une des particularités de Mar Yaʽqoub.

Il y a donc un grand potentiel à découvrir encore dans ces monuments chrétiens, même les plus connus, et une meilleure compréhension de ce patrimoine est essentielle à leur mise en valeur.
Conclusion

Pour finir, je voudrai évoquer la seconde partie de notre travail qui portait sur une étude similaire de la mosquée Zayn Al-Abidine. En 2012, la mosquée présentait un aspect très remanié : les aménagements extérieurs et le revêtement des piliers à l’intérieur de la salle de prière étaient modernes et nous masquaient le potentiel du monument. Dans la partie la plus ancienne, sans doute de la période marwanide, la niche du mihrab présentait un décor de vigne qui nous évoque les rinceaux de Mar Yaʽqoub et montraient comment les liens entre les deux monuments. Et finalement en septembre 2013, la mairie a commencé la réhabilitation de la mosquée, faisant apparaître les maçonneries anciennes.
Ainsi, ce projet de mise en valeur, parti de l’église de Mar Yaʽqoub, a bénéficié à l’ensemble du patrimoine de Nisibe. L’enjeu de la mise en valeur de Mar Yaʽqoub montre la place que le patrimoine chrétien d’orient occupe dans la construction actuelle de savoirs et des liens entre communautés.