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Guerre et patrimoine : Nouvelles menaces sur les trésors arméniens du Haut-Karabagh par Jean-Garabed Mercier 2/2

Comme le Nakhitchévan, le Haut-Karabagh a été cédé à l’Azerbaïdjan par l’URSS en 1921, dans le cadre de sa politique de démembrement de l’Arménie. À la différence des plaines du Nakhitchévan faciles à dépeupler, le Haut-Karabagh, rude territoire de montagne resté inexpugnable, n’a eu de cesse de réclamer son rattachement à l’Arménie, dans le respect des dispositions constitutionnelles, notamment en 1988 pendant la pérestroïka de Gorbatchev. Rien n’y fit. Moscou perdit tout contrôle. Des pogroms anti-arméniens furent perpétrés contre les Arméniens dans les villes de Soumgaït, Bakou et Kirovabad (Gandja) et la guerre commença dans le Haut-Karabagh, en même temps que se disloquait l’URSS. Le cessez-le-feu conclu à l’automne 1994 donnait aux Arméniens la perception d’une victoire. Ce n’était pourtant qu’une trêve ! À défaut d’une résolution politique, la guerre et les horreurs sont revenues hanter les vivants. Une fois encore, les nombreux témoignages des exactions commises contre les Arméniens sont terrifiants.

Indubitablement, les conséquences patrimoniales de cette nouvelle guerre éveillent les plus grandes craintes. Que va devenir le patrimoine monumental arménien dans les territoires conquis et attribués à l’Azerbaïdjan par l’accord de cessez-le-feu du 10 novembre 2020 ? Connaîtra-t-il le même destin que celui du Nakhitchévan ?

Il n’est pas inutile de rappeler ici l’importance historique et patrimoniale du Haut-Karabagh dans l’histoire arménienne. Dans le siècle qui précéda l’ère chrétienne, le Haut-Karabagh était l’une des quinze provinces du royaume de Grande Arménie de Tigrane le Grand, qui y fit d’ailleurs bâtir une des quatre cités qui porte son nom, Dikranaguerd. Mais on ne peut pas comprendre la profondeur du lien qui unit les Arméniens du Haut-Karabagh à leur terre, sans en étudier sa dimension spirituelle. Ce peuple en péril est enraciné dans son écosystème par un lien charnel et spirituel millénaire, que le christianisme a imprégné et transfiguré, où le patrimoine sacré est l’expression vivifiante de cette fusion entre les hommes,  leur terre et Dieu.

La centralité spirituelle du Haut-Karabagh est attestée dès l’adoption du christianisme et notamment grâce au moine Mesrop Machtots, qui au tout début du Ve siècle créa l’alphabet arménien et ouvrit à Amaras, au sud-est du Haut-Karabagh, l’une des toutes premières écoles d’enseignement de l’écriture arménienne. On trouve aussi dans la crypte de l’église, la plus vieille tombe paléochrétienne arménienne, celle de Saint Grigoris (petit-fils de Saint Grégoire l’Illuminateur à qui l’on doit la conversion de l’Arménie au christianisme). Une très vive inquiétude pèse aujourd’hui sur le risque de destruction de ce monastère historique par l’Azerbaïdjan.

Haut-Karabagh. Le monastère de Dadivank. Vue générale aérienne sud-ouest du monastère. © Hrair Hawk Khatcherian 

De tous les monastères de cette province, celui de Dadivank est aussi l’un des plus importants. Situé dans un espace boisé, au nord-ouest du Haut-Karabagh, à la limite de la région de Karvadjar (Kelbajar), cet édifice d’origine paléochrétienne a été édifié autour de la sépulture de Saint Dadi, disciple de l’apôtre Thaddée (Jude), attesté au IXe siècle, et reconstruit au XIIe-XIIIe siècles. Il fut « l’un des plus vastes complexes conventuels de toute l’Arménie médiévale (…) Il est constitué d’une vingtaine d’édifices divisés en trois groupes, destinés au culte, au logement et aux activités de la confrérie[1] ». Vandalisé à l’époque de l’Azerbaïdjan soviétique, cet ensemble patrimonial unique était redevenu un important lieu de pèlerinage après la restauration de 2004-2005, qui révéla entre autres trésors un certain nombre de peintures murales médiévales remarquables. Des efforts politiques intenses sont actuellement menés pour éviter sa cession à l’Azerbaïdjan et empêcher tout risque de démolition.

Fort heureusement, le monastère de Gandzassar un autre chef d’œuvre du XIIIe siècle, connu pour avoir abrité une grande bibliothèque de mille manuscrits, échappe à la captation azérie. Bombardé en janvier 1993 il avait été sauvé et restauré.

Que dire de la ville de Chouchi, cédée par les accords de cessez-le-feu aux Azéris, où des tirs ciblés ont été portés contre la cathédrale du Saint-Sauveur, endommageant le tambour et l’intérieur de cet édifice qui avait été restauré à l’issue de la première guerre. À l’époque déjà, les Azéris l’utilisaient pour entreposer armes et matériels de guerre ! Quel sort réserveront-ils cette fois-ci à cet édifice martyr ?

Haut-Karabagh. Monastère de Gandsassar, intérieur. Tribune (béma) et autel. © Jean-Garabed Mercier, 2008.

S’exprimant au sujet des destructions patrimoniales, Monseigneur Barkev Mardirosyan, primat du diocèse d’Artsakh (Haut-Karabagh), déclarait le 16 octobre 2020 « dans les années 90, ils [les Azéris] étaient déjà venus bombarder le monastère de Gandzassar. Un bâtiment conventuel avait été entièrement détruit. Ils avaient largué des bombes, puis tiré 40 roquettes. Sans parler de ces sept personnes qui n’avaient pas eu le temps de fuir et étaient restées dans l’église de Gulistan où elles ont été massacrées. Après avoir été décapitées, leurs têtes ont été jetées sur l’autel. La voûte de l’église et son dôme ont été détruits[2] ». C’est donc ce même scénario de destructions humaines et patrimoniales qui risque de se reproduire dans le Haut-Karabagh.

Sans doute plus que tout autre peuple en péril, les Arméniens attachent une importance métaphysique à leur patrimoine sacré. L’histoire de sa destruction systématique depuis plus d’un siècle, par les Turcs et les Azéris hante les mémoires de toutes les familles, au même titre que les récits génocidaires. « Refuser aux Arméniens le droit au patrimoine, revient à nier leur histoire, leur dignité et leur humanité » écrit dans son communiqué du 14 novembre 2020 Terre et Culture. Cette organisation qui œuvre depuis plus de 40 ans pour la préservation et la valorisation du patrimoine architectural arménien « exige que soit sanctuarisé, par tous les moyens juridiques, politiques et militaires disponibles, nécessaires et légaux le patrimoine arménien des territoires de l’Artsakh conquis et/ou rétrocédés à l’Azerbaïdjan[3] ». L’UNESCO cette fois-ci accomplira-t-elle le mandat qui devrait être le sien ? Les États médiateurs comme la France auront-ils enfin le courage d’agir utilement pour prévenir les « crimes contre le patrimoine » et dénoncer leurs auteurs ? Ne serait-il pas temps de créer une infraction pénale, en droit international, pour juger et condamner ces grands fossoyeurs de l’histoire et d’inclure cette infraction dans le champ règlementaire des crimes contre l’humanité ?

Le sort probable de la cathédrale du Saint-Sauveur de Chouchi n’alarme pas le monde libre, pas plus que le reste du patrimoine arménien millénaire du Haut-Karabagh, du Nakhitchevan ou de Turquie. Que n’aurait-on fait si Notre-Dame de Paris avait été incendiée par Daesh ou les Loups-Gris ?

 

[1] In Le Haut-Karabagh, collectif,  2017

[2] Journal quotidien ARAVOT,  Erevan

[3] « Il faut sanctuariser le patrimoine arménien de l’Artsakh », communiqué de l’organisation Terre et Culture, 14 novembre 2020.