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"Confronté à une authenticité évangélique, l’atout du christianisme est dans sa fragilité"

L’islam arrive dans la péninsule arabique dans un moment assez particulier dans l’histoire où l’empire byzantin et l’empire de perse sont tous les deux affaiblis. D’habitude l’un des deux était fort, l’autre était faible, donc la frontière bougeait au profit évidemment de celui qui était le plus puissant. Là les circonstances de l’histoire ont fait que les deux ont été relativement affaiblis. Quand ces arabes musulmans arrivent à Damas, ils sont plutôt reconnus comme des amis, comme des cousins, comme des proches, « ceux-là ils savent ce que c’est que le désert, ils savent ce que c’est que le chameau, et ils savent ce que c’est de se déchausser quand on entre chez quelqu’un. Ce n’est pas comme cet empereur grec qui nous pressure d’impôts et de recrût pour l’armée », car il y avait des pressions fiscales extrêmement fortes. Ils ont donc été plutôt bien accueillis. Les trois premiers siècles de l’Islam ont été des siècles de conquêtes et je pense que ces deux aspects, trois premiers siècles, siècles de persécution, trois premiers siècles, siècles de conquêtes, marquent lourdement chacune de ces deux religions, peut-être plus encore que leurs textes sacrés. En effet, en un siècle ils vont être à Poitiers, en un siècle ils vont être sur les bords de l’Indus.

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Comment ne pas penser qu’ils ont la bénédiction de Dieu avec leurs victoires ? Ce n’est pas évident de penser qu’on est uni à Dieu parce qu’on est persécuté et qu’on souffre alors qu’il semblerait plus humain et plus naturel de penser qu’on reçoit la bénédiction de Dieu parce qu’on gagne des batailles. C’est ce temps de coexistence entre l’Islam et le Christianisme qui sera complexe, parfois il y a des temps d’amitié réelle, de participation des chrétiens à l’administration de l’empire musulman. Parfois ce seront des siècles de franche persécution, rarement mais parfois, souvent des périodes d’humiliation. Le chrétien n’est pas considéré comme un citoyen comme les autres, il n’est pas admis à monter à cheval ou à porter les armes, parfois il est astreint à une tenue vestimentaire particulière, il doit payer un impôt qui justifie en quelque sorte sa protection par le prince musulman. Voilà donc comment les choses se passent.

Après cela, il y a l’arrivée des turcs. D’abord les turcs seldjoukides, qui vont être chassés par les Mongols, qui ne sont pas loin, les mongols qui au départ auraient pu devenir chrétiens, les femmes mongoles étaient généralement des chrétiennes, il y a eu beaucoup de patriarches assyro-chaldéens qui étaient des mongols. Les mongols sont repartis assez rapidement. Ce sont ensuite les turcs ottomans qui sont venus et qui ont en quelque sorte étouffé le monde arabe. Le monde arabe va se retrouver étouffé par le monde ottoman qui prend Constantinople en 1453, qui connaît une apogée avec Soliman le Magnifique, mais aussi une longue dégradation de ses structures, ce qui fait que les puissances européennes en profitent. Si la France se proclame à ce moment-là protectrice des chrétiens, c’est sans doute dans un grand élan de spiritualité, mais peut être aussi que ça servait les velléités commerciales ou stratégiques de la France en Méditerranée, donc ce n’était pas si gratuit que cela. Parfois j’attends mes amis d’Orient qui me disent « Ah autrefois la France elle était généreuse, elle voulait protéger les chrétiens d’Orient », c’était une générosité qui devait être quand même le fruit d’un certain calcul… d’ailleurs la Russie se dépêchera de dire à la France qu’elle n’est pas la protectrice des chrétiens d’orient, des catholiques peut-être, mais que des orthodoxes, c’est la Russie. La présence russe dans cette région ne date pas d’hier. Cet empire ottoman va perdurer, les puissances européennes essayent d’être présentes, et arrive la première guerre mondiale. L’empire ottoman est alors allié de l’Allemagne. Les puissances alliées occidentales veulent alors essayer de détacher les arabes de cet empire ottoman (pour les attaquer par derrière, et puis cela coupe les routes du pétrole, pétrole qui commence à devenir quelque chose d’important). Nous gagnons la guerre mais nous ne donnons pas l’indépendance aux arabes, nous inventons avec la Société des Nations les théories du Mandat : la Grande Bretagne est reconnue comme puissance mandataire sur l’Egypte, la Palestine et l’Irak, et la France sur la Syrie et le Liban. Donc le premier réveil arabe c’était contre les Turcs. Quand on dit aux arabes aujourd’hui que la Turquie serait peut-être un beau modèle pour eux, ou que la Turquie pourrait intervenir dans la crise aujourd’hui, on oublie l’histoire. Les arabes ne veulent pas en entendre parler ! ils disent « c’est encore une turcomania ! ». Ce réveil contre les Turcs était une chose grave parce que les responsables religieux souvent, les patriarches les évêques, étaient les responsables devant le sultan ottoman de leur communauté, non seulement sur le plan religieux mais également sur le plan civil, et aussi sur le plan fiscal. Parfois on est étonné de voir des évêques orientaux se comporter encore comme des chefs de tribu, de groupe social, au-delà de la question du religieux ; c’est un héritage que cette pratique, que l’évêque, le patriarche représentait sa communauté devant les autorités ottomanes. Au moment de la seconde guerre mondiale, il va donc y avoir un deuxième réveil arabe, cette fois contre les puissances mandataires, donc contre les forces occidentales. Les Frères Musulmans en Egypte se sont créés dans les années 1920 pour mettre les Anglais dehors. Donc les Frères Musulmans ne sont pas nés du problème de l’islamisme contemporain, comme Al Qaida et compagnie, de même il y a eu en Syrie de vraies révoltes contre la France. Si vous allez à Damas, ce que je vous déconseille en ce moment, les gens vous montreront les traces des mitraillettes des avions français qui essayaient de mater la révolte des syriens contre la France. Le seul pays qui aurait accepté assez volontiers que la France reste puissance mandataire est le Liban, encore que, même là, il y a eu un nationalisme arabe, mais les maronites, les chrétiens, auraient aimé que la France garde une certaine influence au Liban. Ce deuxième réveil arabe contre les puissances occidentales était le fait de penseurs, de nationalistes, y compris chrétiens, qui ont voulu essayer d’instaure dans ces pays-là un pouvoir laïc : d’abord parce qu’ils étaient pétris de culture française, et puis parce qu’ils se disaient que si un pouvoir laïc était mis en place ils y trouveraient leur compte plutôt que d’être face à un pouvoir musulman. Il y a eu le parti Baas, en Irak et en Syrie, a essayé au début, de mettre en place une laïcité. Cela a échoué, tout d’abord parce que ces penseurs avaient peu d’assise populaire, puis parce que le schéma de laïcité qu’ils avaient en tête était un dérivé de la culture européenne et en particulier française, mais pas nécessairement adapté à ces pays-là à l’époque. C’est pourquoi, assez vite, ceux qui pouvaient prendre le pouvoir, c’était l’armée : il y a instauration d’un pouvoir militaire en Egypte, en Syrie et en Irak. L’armée a du bon : cela permet d’avoir quelque chose d’organisé et que les choses fonctionnent, mais sur le plan du droit, des droits fondamentaux, du fonctionnement politique, ce n’est pas toujours d’une grande finesse, cela crée rarement une classe politique qui soit capable de prendre la suite. Mais après tout, si ça fonctionne, d’une certaine manière, les classes moyennes finissent par l’accepter. Il y a Nasser en Egypte, Saddam Hussein en Irak, Assad en Syrie, mais les classes moyennes, du moment que les affaires progressent, qu’il y a du progrès, que l’on peut faire marcher son commerce, que l’on peut faire faire de bonne études aux enfants et qu’on peut espérer pour eux un progrès, que l’on peut améliorer son confort, sa maison, qu’on commence à faire quelques économies, si ce n’est pas la démocratie, on s’en fiche un peu. Jusqu’au moment où il y a une crise économique, et à ce moment-là, la classe moyenne ne progresse plus, et du coup elle ne supporte plus l’autoritarisme des milieux dirigeants. La crise économique que nous connaissons en France s’est abattue sur ces pays. Je rappelle que le Printemps arabe a commencé avec un petit marchand tunisien qui s’est immolé par le feu parce qu’il n’arrivait pas à joindre les deux bouts. La crise économique fait que la classe moyenne finit par être désespérée, et elle s’unit avec les milieux populaires contre la classe dirigeante, ce qui crée un milieu révolutionnaire (comme l’ont expliqué Marx, Engels, Lénine). C’est donc une situation dans laquelle nous nous trouvons avec le troisième réveil arabe, cette fois-ci contre les régimes militaires, régimes militaires qui étant depuis longtemps en place sont évidemment corrompus et finissent par être assis sur des minorités et pour continuer à garder le pouvoir ça devient des régimes policiers. En Syrie il y avait quatre services de police politiques dans le pays. Avant les évènements quand j’allais voir des évêques et des prêtres en Syrie, ils me disaient « vous savez, dès que vous serez partis la police politique va venir, va nous interroger, pour savoir qui vous êtes, ce qu’on vous a dit, ce que vous nous avez dit, … ». C’était donc un régime lourdement policier, avec un certain nombre d’opposants qui soit étaient exécutés soit étaient dans des prisons, qui ne sont pas forcément des paradis. On oublie un peu ce qu’était ce régime. Mais par ailleurs, c’est vrai que si l’on se tenait tranquille, si en particulier les chrétiens renonçaient à faire de la politique, ils pouvaient après tout continuer à vivre et puis ils avaient leurs églises et dans une certaine mesure leurs écoles, bien qu’en Syrie elles aient été confisquées, puis rendues… Donc c’est vrai que pour les chrétiens il y avait pire comme situation, mais de là à penser que c’était paradisiaque, il y a beaucoup à dire… C’est vrai pour la Syrie comme c’est vrai pour l’Irak. Donc ce troisième réveil arabe ce sont des forces qui refusent qui ne supportent plus ce régime corrompu. Moubarak ne semblait pas très méchant mais il était d’une corruption invraisemblable ! On dit que toutes les recettes du Canal de Suez allaient dans ses poches. L’armée en Egypte, c’est un pouvoir considérable, non seulement un pouvoir politique, mais c’est aussi un pouvoir industriel, un pouvoir agricole, des terres, ils sont propriétaires du tiers des richesses du pays. Je me souviens en Egypte [j’essaye toujours d’avoir un chauffeur local parce que ce n’est pas très prudent de conduire], il me ramenait vers Le Caire et je vois « Autoroute militaire ». Je lui dis, de ne pas y aller, pour moi une route militaire est une route stratégique sur laquelle on n’a pas le droit de rouler, comme quand on voit « terrain militaire » en France, on n’entre pas ! il me dit « non il n y a pas de problème, on peut la prendre, cela veut simplement dire que la route appartient à l’armée. » Donc quand on paye le péage, ça va dans les poches des militaires. Ce troisième réveil est un réveil contre les militaires, avec une absence d’expérience politique. Une dictature ne met pas en place une classe politique. On ne se rend pas compte, parce que toute la journée déferlent sur nous des discours politiques et puis quand l’un a fait un discours il y a les analystes qui vous parlent pendant des heures du discours qui a été fait, puis les analystes des analystes… on entend tellement de discours politiques qu’on a l’impression qu’on pourrait les faire nous-mêmes. Mais on ne se rend pas compte que c’est une richesse : chacun de nous y va de son petit couplet politique. Il y a des pays où les gens n’ont pas cette habitude d’une pensée politique personnelle, il n’y a pas de milieu politique. Donc quand on a renversé ces dictateurs, ces militaires, on ne sait plus par qui les remplacer… Quand on supprime Kadhafi, par qui veut-on le remplacer ? Quand on supprime Saddam Hussein, que veut-on mettre à la place ? Il y a une absence terrible de projet, de modèle, la population est désorientée. On est devant un vide, et par conséquent, tout risque de surgir : de nouveau des militaires ? Peuvent surgir des islamistes, d’autant que comme on les connait mal puisqu’ils n’ont jamais exercé le pouvoir ces Frères Musulmans en Egypte, « il faut leur donner leur chance, on va essayer, on verra bien ». Ils sont arrivés au pouvoir élus, ils ont été élus. Les Frères Musulmans en Egypte ont en quelques mois dégradé complètement le régime égyptien : l’appareil judiciaire, l’appareil militaire, l’appareil économique, et ils ont fait comprendre que ce qui les intéressait n’était pas l’Egypte comme telle mais l’idée du califat. Le califat, c’est refaire un grand empire musulman et, disent-ils, en oubliant les frontières, qui sont héritées de la colonisation. C’est peut-être un peu vite dit, car l’Egypte n’existe pas seulement depuis la colonisation, et ils ne se sont pas rendu compte qu’ils allaient heurter le sentiment national égyptien, et cela a provoqué une secousse terrible du peuple égyptien. Les manifestations pour sortir les Frères Musulmans ont été beaucoup plus fortes que celles pour sortir les militaires. Mais même en Syrie et en Irak où de fait ces pays sont plus jeunes, de fait sont nées des frontières occidentales, les accords Sykes-Picot, mais malgré tout, ce sont des pays qui ont 80 ans d’existence, ils sont parfois plus anciens que certains pays d’Europe aujourd’hui, qui n’existaient pas comme tels il y a 80 ans. Et par conséquent ces pays ont quand même le temps d’acquérir une conscience national, et par conséquent on ne peut pas simplement faire fi de ces pays pour faire un grand califat. Mais c’est vrai que l’islam sunnite est un islam sans autorité. On ne se rend pas compte de la chance que l’on a  d’avoir des évêques et un pape ! C’est tout de même extraordinaire de se dire qu’un milliard cent millions, deux cent millions, de catholiques, se reconnaissent dans la communion avec l’évêque de Rome. Ce n’est pas banal, et nous n’avons cela nulle part. Nous essayons toujours de chercher le pape de l’orthodoxie. Le Pape François a rencontré le Patriarche de Constantinople à Jérusalem, mais le Patriarche de Constantinople n’est pas le pape de l’orthodoxie. Et il n’y a pas de pape non plus dans l’islam sunnite, il n’y a pas une autorité claire qui permettrait à l’islam sunnite, d’abord de communiquer entre eux, et ensuite de pouvoir faire une réforme, car on voit bien que l’islam aujourd’hui est confronté à la modernité. Cette modernité, d’une certaine manière, agresse toujours une religion révélée. Cela n’a pas été simple, si tant est que le problème est résolu, pour les catholiques : il y a eu des querelles terribles, souvenez-vous au 19è, au 20è siècles, de confrontation du catholicisme à la modernité. Mais il y avait un pape, qui pouvait à un moment donné donner des orientations. Personnes dans l’islam sunnite n’est capable de prendre cette décision, personne n’est capable de le faire. Par conséquent, cette modernité est perçue comme agressive par l’islam sunnite, parce que par exemple les sciences modernes, les sciences textuelles, vont montrer que le Coran n’a pas pu être écrit tel quel intégralement de la main du prophète. Or le Coran pour un musulman sunnite, c’est comme l’Eucharistie pour nous, cela a un degré de sacralité absolument extraordinaire. Commencez à poser la question du Coran en disant que peut-être il n’aurait pas été écrit par le prophète, c’est introduire dans l’islam une source de conflit absolument incommensurable. Par conséquent devant cette agressivité de la modernité et de sa rationalité et de la post modernité de l’individualité, voilà que les musulmans sont désemparés. Le fondamentalisme violent que nous voyons aujourd’hui, c’est une réaction de peur, c’est dire « tout cela est Satan, c’est le Mauvais, il ne faut pas accepter, il faut rejeter cela en bloc, et donc lutter contre. » On se replie sur une certaine violence (que l’on peut d’ailleurs retrouver dans d’autres extrémismes d’autres religions). Et d’autres musulmans sunnites vont dire « bon bah on abandonne tranquillement la religion ». Toutes les mosquées ne sont pas remplies les vendredis, certaines mais pas toutes. Il y aussi une certaine séduction du matérialisme dans le monde musulman. Et puis il y en a d’autres qui sont dans le désarroi. Et puis il y a des chercheurs, il y a vraiment des gens qui essayent de creuser, de creuser comment l’islam va pouvoir s’ouvrir à cette modernité. Dans ces sociétés musulmanes que sont les sociétés du Proche et du Moyen Orient, les chrétiens représentent une minorité, et parfois une minorité extrême. Ils sont sans doute 40% au Liban, ce qui en fait le premier groupe, si l’on considère que les chiites, les sunnites et les druses sont des groupes différents, mais 40% n’est malgré tout plus la majorité. Ils sont 10% en Egypte, et ailleurs ils doivent être de 1 à 8-9%. Quand vous êtes 2-3-4-5% dans un pays, vous ne représentez plus une force, le christianisme ne peut plus représenter une force dans ces pays-là, une force politique, et encore moins une force militaire. Donc l’atout de ce christianisme est justement dans sa fragilité, car il est confronté à une authenticité évangélique, il est confronté au service évangélique. Ces chrétiens sont reconnus parce qu’à travers leurs écoles et leurs institutions de santé ils servent la population, ils servent toute la population, les chrétiens comme les musulmans. Et combien de musulmans quand ils me voient me disent « ah mais moi j’étais dans l’école des frères ou l’école des sœurs » ? Comme ce sont des établissements de qualité en plus, c’est assez prisé. Ces chrétiens ne vont pas prendre le pouvoir. Ils vont donc être des éléments de médiation. L’actuel patriarche de Bagdad, qui était auparavant évêque dans la ville de Kirkuk, est allé voir les responsables musulmans, il y en a trois, et comme chaque fois il y a un laïc et un religieux, cela fait six : il y a les druses, qui sont sunnites, il y a les arabes sunnites, et il y a les chiites. Il leur a dit « vous vous faites  la guerre entre vous, et pendant ce temps, la ville n’est pas administrée et la population commence à récriminer contre vous parce que vous êtes en tension les uns avec les autres. » Et ils lui ont chacun répondu « mais vous comprenez si c’est moi qui fait le premier pas pour aller m’excuser et tendre la main à l’autre, alors je serai humilié, et mes propres troupes me le reprocheront. Oui on voudrait se réconcilier mais on ne sait pas comment faire. » Il leur a dit « Moi je vous invite tous à l’évêché. [Les chrétiens sont une petite minorité dans la ville de Kirkuk.] Je vous invite tous à un grand repas à l’évêché, comme ça vous pourrez vous réconcilier, personne n’aura fait la démarche devant les autres. Personne ne sera humilié d’avoir pris l’initiative d’une réconciliation. » Ce futur patriarche, évêque de Kirkuk, bien que représentant un petit nombre de chrétiens, a su jouer un rôle de médiation dans sa ville. Et maintenant qu’il est patriarche à Bagdad, il joue ce rôle de médiation au niveau national. Il permet aux gens de se parler. C’est pour cela que je pense que l’immense majorité de musulmans dans ces pays-là sont désireux que les chrétiens restent chez eux. Ils se rendent compte que c’est une richesse pour leur pays. Si les chrétiens devaient quitter l’Irak, la Syrie, l’Egypte et d’autres, est-ce que ce serait un drame pour eux ? Oui bien sûr, parce que ça les ferait quitter leur pays et qu’ils se sentent profondément irakiens, ou syriens ou égyptiens. Croire que l’on va régler un problème parce que les gens vont quitter le pays, c’est tout de même assez singulier comme hypothèse. Cela étant, s’ils partaient, ils seraient peut-être mieux en Australie, en Europe, au Canada, en Amérique Latine, ils seraient peut-être mieux. Mais ce serait un drame pour ces pays eux-mêmes parce que derrière les chrétiens qui forment une minorité, il y a d’autres minorités. On a tous compris qu’en Irak il y a les Yezidis qui sont une vieille religion préislamique de l’ancienne Perse, ils sont plusieurs centaines de milliers : ils faut qu’ils partent aussi à ce moment-là, et puis les turcomans aussi, et puis les chiites minoritaires du nord de l’Irak, et les sunnites minoritaires du sud de l’Irak. Cela voudrait dire qu’on va laisser chacun de ces pays se raidir dans une sorte d’attitude nationaliste sur son groupe majoritaire ? Faisons cela ! Et il y aura la guerre dans les années qui suivront… C’est exactement ce que l’on a essayé de faire après la première guerre mondiale, en croyant qu’on allait construire la paix sur ce raidissement majoritaire. Nous ne pouvons pas faire la même chose au Proche Orient, ce n’est pas parce que l’on mettra tous les chiites d’un côté, tous les sunnites de l’autre, les chrétiens, les kurdes, les druses, que là on aura enfin la paix, non, on aura un conflit ! Ces chrétiens sont donc confrontés à être vraiment dans une mission chrétienne, dans une mission évangélique, dans leurs pays respectifs. Et s’ils devaient quitter ces pays, ce serait un drame pour ces pays, et un drame pour la région. D’autant que s’il y a un conflit lourd au Proche Orient, l’Europe n’en sera pas indemne, ils sont à nos portes, nous sommes à leurs portes, la Méditerranée nous sépare mais elle nous unit. On voit bien quelles sont les conséquences du confit israélo palestinien, qui d’ailleurs marque profondément toute la région, dans notre propre pays. On voit bien comment la situation de la Libye provoque un flot de réfugiés vers l’Italie et que nous n’arrivons pas à maîtriser. Donc l’Europe ne peut pas se penser comme ça toute seule tranquillement en oubliant la situation au sud de la Méditerranée, cela nous concerne au premier chef.

Alors nous voyons actuellement ces chrétiens, qui connaissent souvent les difficultés que connaissent tous leurs concitoyens : les chrétiens de Syrie connaissent les difficultés que connaissent les syriens, il n’y a pas que les chrétiens qui sont maltraités. Mais en même temps, les chrétiens subissent évidemment plusieurs choses : d’abord des discriminations. Ces discriminations sont des discriminations administratives (pas accès à l’université, pas accès à un certain nombre de fonctions publiques, de grades militaires, etc.), des discriminations judiciaires (s’il y a un procès entre un musulman et un chrétien, ce n’est pas sûr qu’ils aient les mêmes chances d’aboutir), des discriminations de voisinage (déjà ce sont des minorités, et ce n’est jamais facile d’être une minorité dans un pays, et donc s’il se passe quelque chose dans le village, on en accusera plus volontiers les chrétiens), ce sont parfois des violences ponctuelles qui s’exercent, des explosions de violence, soudaines, des bombes, des gens qui se font massacrer, des gens qui se font kidnapper, de manière ponctuelle. Et puis il y a la persécution : la persécution ce n’est pas simplement des violences ponctuelles, cela a un sens précis, c’est quelque chose d’organisé et de systématique. Ces dernières dizaines d’années, il n’y avait pas eu énormément de persécutions, il y a eu des violences ponctuelles : il y a eu des violences à la cathédrale syriaque catholique à Bagdad, il y a eu de la violence à la cathédrale orthodoxe d’Alexandrie en Egypte, mais c’était des choses ponctuelles. Il  y a eu une vague de persécution il y a un peu plus d’un an en Egypte : pendant 4 jours, systématiquement, des lieux chrétiens ont été saccagés ou incendiés, plus d’une centaine en 4 jours, à la fin du mois d’août de l’an dernier, c’était une vague, évidemment de persécution, à laquelle l’armée a mis fin. Mais c’est là qu’il faut être prudent, des évêques de Haute Egypte me disaient « vous savez si j’ai encore un évêché et une cathédrale, c’est parce qu’il y a des musulmans qui ont veillé toute la nuit tout autour pour empêcher que ce soit saccagé. Les Filles de la Charité à Alexandrie, même chose : il y avait des mouvements de foule antichrétiens à Alexandrie, et les parents musulmans, les voisins musulmans, ont gardé l’école pendant plusieurs nuits pour être sûrs que ce ne soit pas inquiété. Donc il faut entendre l’ensemble de ces récits.

Si ces pays parviennent à un certain degré de développement, cela veut dire aussi qu’ils arrivent à un certain degré de maturation sur justement leurs modèles de société, leurs modèles politiques, leurs capacités à faire vivre différentes minorités dans leurs pays, leur capacité à donner la pleine citoyenneté à chacun quelle que soit son appartenance religieuse. Car le problème n’est pas la protection d’une minorité par l’Etat, c’est reconnaître à chaque citoyen les mêmes droits, c’est faire reconnaître la liberté religieuse, qui n’existe nulle part sauf au Liban. La liberté de culte existe partout, sauf en Arabie Saoudite (c’est la liberté de pouvoir exercer son culte, dans une église par exemple) : il y a des églises partout au Proche et au Moyen Orient, sauf en Arabie Saoudite, ce qui n’est pas rien, car en Arabie Saoudite il y a quand même 2 millions de catholiques, c’est un pays qui est tout de même membre de l’ONU, et la liberté de culte fait partie des droits fondamentaux garantis par l’ONU, pourquoi fait-on toujours des exceptions ? Donc ces 2 millions de catholiques en Arabie Saoudite n’ont pas de lieu de culte. Mais la liberté religieuse va bien au-delà : c’est pouvoir traduire sa religion publiquement, c’est pouvoir en témoigner publiquement, c’est accepter que quelqu’un change de religion, et on sait bien que dans ces pays, si un musulman veut devenir chrétien, c’est très difficile pour lui. Donc la liberté religieuse intégrale elle n’existe qu’au Liban. Ce sont des pays qui doivent avancer sur ces réalités. Si les pays du Proche Orient veulent faire partie du « concert des Nations », s’ils veulent entrer dans la modernité, il faut qu’ils s’ouvrent à ces réalités. S’ils parviennent à s’ouvrir à ces réalités, les chrétiens peuvent avoir un rôle important à jouer, car ils sont capables de cette médiation, ils sont capables de ce service dans les éléments d’éducation, dans les éléments de santé. Ainsi, il n’est pas acquis qu’il n’y ait plus de place pour eux. Je ne sais pas si les chrétiens vont avoir un avenir en Irak, mais l’Irak n’aura pas d’avenir sans les chrétiens, c’est clair. Il y a 400 000 chrétiens en Irak. S’il faut vider l’Irak de ces 400 000 chrétiens en imaginant que c’est comme ça que l’on va résoudre les problèmes de l’Irak, après cela il faudra vider les 300 000 Yézidis, etc.

Ces chrétiens orientaux, on les appelle les chrétiens d’Orient, mais ils sont orientaux par rapport à nous. Les chrétiens d’Extrême Orient ne sont pas des chrétiens d’Orient, ce sont des chrétiens latins. L’Eglise d’Orient c’était l’Eglise de Perse aux yeux des Syriaques : les gens de Syrie et du Liban etc. appelaient « Eglise d’Orient » ceux qui étaient encore plus à l’Orient, c’est-à-dire l’Eglise de Perse. Ces Eglises orientales ont ceci de particulier qu’elles ont dans l’Eglise un droit particulier qui fait que l’autorité suprême restant celle du Pape, dans une Eglise orientale c’est le Saint Synode, donc cette expression de collégialité des évêques d’une Eglise donnée. Dans le Saint Synode, c’est le Patriarche qui a ce rôle paternel dans l’Eglise, mais ce n’est pas lui qui a l’autorité. Il y a un droit particulier, qui prévoit notamment que les hommes mariés puissent être ordonnés prêtres comme vous le savez, il y a donc un droit spécifique pour chacune de ces Eglises. Ce sont des Eglises qui sont marquées par une liturgie particulière, cela peut nous amener à prendre du recul sur nos débats liturgiques, mais aussi par des Pères de l’Eglise propres à chacune d’elles, une spiritualité, une langue liturgique, un territoire propre, un territoire historique. D’ailleurs la notion de territoire historique pose une difficulté car il y a la diaspora et il y a des conflits car les patriarches veulent garder la juridiction sur les membres de leur Eglise qui sont partis, par exemple en Amérique ou en Europe, et ce n’est pas toujours comme cela que Rome envisage les choses. Ces Eglises orientales ont de belles paroisses, de belles écoles, de belles familles, un sens de la famille important, ils ont une foi profonde, une foi solide, mais parfois la formation des laïcs mériterait d’être accentuée un petit peu. Il y a eu un Synode à Rome il y a quelques années pour les Eglises orientales. Les évènements freinent un peu la mise en œuvre des éléments de ce Synode. Il y a certainement des choses à faire quant à la formation des laïcs, quant à la responsabilité des laïcs, aussi bien pour l’intérieur de la vie de l’Eglise qu’à l’extérieur. Le laïcat qui est encore fort dans les années 50, ces chrétiens qui ont formé le parti Baas, ce laïcat s’est un peu estompé, un peu effondré, du coup c’est sans doute trop les clercs, les pasteurs, les prêtres et les évêques qui sont en première ligne sur des questions qui ne sont pas forcément immédiatement celles des clercs, ce qui peut poser difficulté. En Irak on a 500 000 à 800 000 personnes sur les routes, des gens qui ont fui un groupe qui n’est ni un Etat ni islamique, ça n’a rien d’un Etat c’est un chef de guerre, islamique bien sûr ça se prétend musulman mais cela a quand même été condamné par toutes les autorités sunnites, des gens d’une cruauté invraisemblable. Les gens ont été émus par les trois otages anglo-saxons qui ont été décapités. Oui bien sûr, mais j’ai des images de dizaines, de centaines, de décapitations au couteau de cuisine. Les gens sont attachés comme des moutons, les poignets aux chevilles, ils sont en ligne. Celui avec son couteau de cuisine explique pourquoi il va les décapiter. Il décapite le premier et brandit la tête, il décapite le second et brandit la tête, et le dixième a le temps de comprendre ce qui va lui arriver, ce qui lui arrive effectivement. Il y a d’autres endroits de la planète bien sûr où les gens sont d’une grande cruauté, mais c’est tout de même assez étrange de les voir mettre en images leur cruauté. D’habitude les cruautés dans les guerres essayent de se faire discrètement : on va trucider mais sans se faire trop repérer, on fait ça dans la forêt, on se cache. Mais là ce sont eux-mêmes qui mettent en images leur propre cruauté, pour terroriser. Ce sont donc des terroristes, et c’est pour cela qu’il faut comprendre, à la fois que le Pape François a clairement que l’on puisse faire une intervention militaire, même si c’est dans un certain cadre, sous certaines régulations, et nous-mêmes aussi nous avons appelé à les neutraliser. Mais cela ne servirait à rien s’il n’y a pas de projet derrière : ne recommençons pas à renverser un régime, et une fois qu’il est renversé on découvre qu’on n’avait aucun projet pour mettre autre chose à la place. Quel est le projet pour l’Irak ? Quel est le projet pour la Syrie ? Depuis 4 ans le gouvernement français est arc-bouté pour demander le départ du président Assad, les diplomates français n’ont que cela en tête. Depuis 4 ans ils ne sont arrivés à rien du tout, le président Assad n’a jamais été aussi puissant que maintenant, ça n’a pas bougé d’un millimètre et on a laissé ce groupe terroriste qu’on ne pouvait pas ne pas voir monter, et on se retrouve maintenant face à ces fous-furieux. Donc je pense qu’en Syrie il faut remettre les choses à plat : quel est le projet pour la Syrie ? D’une certaine manière les évêques irakiens, les évêques syriens crient là-dessus : la question n’est pas de faire venir des réfugiés, ou d’apporter de l’aide économique, de supprimer des terroristes, c’est de savoir quel est le projet que la communauté internationale peut monter avec les gens qui sont intéressés, comment on peut envisager une nouvelle Syrie avec les Syriens, un nouvel Irak avec les Irakiens, ce n’est pas simplement la communauté internationale qui va réfléchir pour eux.