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Où en est la présence chrétienne en Orient ? Georges CORM - 2008

TELECHARGER CET ARTICLE EN PDF : GEOPOLITIQUE Où en est la présence chrétienne en Orient – Georges CORM – 2008

Georges Corm: Ancien ministre libanais, économiste et professeur à l’Université Saint-Joseph de Beyrouth,  Georges Corm est l’auteur de nombreux ouvrages consacrés à l’économie internationale et à l’histoire du Proche-Orient, dont Histoire du pluralisme religieux dans le bassin méditerranéen, (Geuthner, Paris, 1998, réimpression de l’édition de 1971 à la L.G.D.J.), L’Europe et l’Orient. De la balkanisation à la libanisation. Histoire d’une modernité inaccomplie (La Découverte, 1989), Le Proche-Orient éclaté 1956-2007 (Folio/histoire, 2007), Le Liban contemporain. Histoire et société (La Découverte, 2005).

Source :

http://www.cairn.info/revue-confluences-mediterranee-2008-3-page-155.htm#no208

 

Le présent article est une version développée de la présentation faite en langue arabe par l’auteur à l’Assemblée annuelle des patriarches catholiques tenue du 15 au 19 octobre 2007 au Liban sur le thème de « La présence chrétienne en Orient et les conflits géopolitiques : la situation économique ».

L’appellation « chrétiens d’Orient » comporte une connotation bizarre. Le christianisme est une religion universelle ; en conséquence, que l’on soit d’Orient ou d’Occident ne paraît pas un identifiant significatif. Du moins, faudrait-il alors évoquer l’état du christianisme de façon générale en Orient et définir ce que l’on entend géographiquement par Orient. Or les chrétiens en Orient connaissent des situations très spécifiques d’un pays à l’autre et suivant les différentes Églises auxquelles ils se rattachent. Ils sont aussi et avant tout syriens ou libanais ou égyptiens ou jordaniens, irakiens et palestiniens ; en conséquence ils ne peuvent faire l’objet de la dénomination collective de « chrétiens d’Orient ».

Toutefois, la littérature européenne sur les chrétiens d’Orient reste marquée aujourd’hui encore par tout un passé historique complexe entre les deux branches du christianisme des origines qui se sont progressivement écartées l’une de l’autre, sitôt que le christianisme est devenu religion d’Etat et que diverses questions politiques et théologiques ont amené à une coupure forte entre l’Église de Rome et celle de Constantinople. Chacune des deux Églises a d’ailleurs eu à lutter longtemps pour tenter d’établir l’unité du dogme dans son champ d’action géographique. L’Église byzantine, dite d’Orient, a combattu avec vigueur à la fois le monophysisme et le nestorianisme. Ce dernier a étendu le christianisme jusqu’au Indes et en Chine, mais n’a survécu que marginalement en Haute Mésopotamie et sur les plateaux iraniens ; cependant que le monophysisme s’est fortement implanté en Égypte, en Syrie, en Arménie et en Éthiopie.

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La tournure violente prise par les querelles théologiques en Orient et leurs complications extrêmes ont sûrement facilité les succès de la propagation de l’islam qui a laissé survivre les différentes églises sans interférer dans leurs affaires internes et leurs querelles, mais en offrant une théologie bien plus simple qui a tenté aussi d’offrir une solution aux querelles théologiques virulentes entre Juifs et Chrétiens.

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C’est l’Europe catholique et protestante qui redécouvre à partir du XVIIe siècle, dans les chrétiens en Orient, des communautés oubliées à ramener au giron de l’Église de Rome ou à attirer au sein de l’une ou l’autre des églises protestantes. La fragmentation des églises, déjà grande, avant l’arrivée des missionnaires, augmente considérablement du fait des scissions provoquées par l’action qui se concentre sur la création d’institutions éducatives modernes et d’œuvres de charité. Les chrétiens encore fort nombreux au début du XXe siècle en Turquie et dans les provinces arabes de l’empire Ottoman acquièrent de ce fait une avance culturelle sur leurs concitoyens musulmans, ainsi qu’une position économique prépondérante que leur permet cette avance dans les réseaux commerciaux de l’Europe en Orient. Dans le cadre de l’avancée de l’hégémonie européenne en Orient musulman tout au long du XIXe siècle, une image est construite des chrétiens d’Orient, en tant que communautés « minorisées », appauvries, voir persécutées par un islam toujours dépeint comme intolérant, et qui attendent leur salut de l’Europe.

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La réalité est évidemment différente, car Grecs, Arméniens et Arabes chrétiens, occupent dans l’empire ottoman des positions économiques importantes, que facilite la multiplication des contacts avec les puissances de l’Europe chrétienne intéressées par eux. De plus, tout au long du XIXe siècle, de nombreux chrétiens de Syrie, de Palestine et du Liban émigrent en Égypte où ils occupent des fonctions importantes dans l’administration, l’éducation, la presse et l’édition. Les coptes ont aussi la faveur des autorités anglaises à partir de la fin du siècle, lorsque la Grande Bretagne occupe l’Égypte. Les communautés juives vivent, elles aussi, confortablement, qu’il s’agisse de communautés de souche locale ou de communautés de juifs sépharades d’Espagne ayant émigré eu égard à la Reconquista.

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L’effondrement de l’Empire ottoman durant la Première Guerre mondiale va amener, malheureusement, à la disparition du pluralisme religieux en Anatolie et en Thrace, suite aux massacres et déplacements forcés de population grecque et arménienne1. Dans les provinces arabes de l’Empire, ainsi qu’en Égypte, la situation des communautés chrétiennes n’est pas touchée. Bien au contraire, au Liban, s’installe la prédominance politique de la communauté maronite, protégée traditionnelle de la France coloniale ; en Syrie, le Roi Faysal, fils du Chérif Hussein de la Mecque, à qui les Britanniques remettent le pouvoir, compose son gouvernement de personnalités chrétiennes et musulmanes à part égale, en dépit de la forte majorité démographique des musulmans ; en Palestine, chrétiens et musulmans se retrouvent solidaires dans la résistance à l’implantation d’un Foyer national juif ; en Égypte, coptes et musulmans sont aussi étroitement unis, notamment à travers le parti Wafd, dans la résistance à l’absolutisme royal et à la domination britannique. Les Syriens chrétiens, mais aussi beaucoup de Libanais chrétiens, sont actifs dans la constitution et le développement des partis prônant le nationalisme arabe, la lutte contre le colonialisme européen et l’unité des pays arabes divisés, par ce colonialisme, en entités distinctes. C’est en Irak que les Assyriens sont l’objet de massacres et persécutions, l’armée britannique ayant réussi à enrôler un certain nombre d’entre eux dans des brigades spéciales chargées de la répression de la révolte des tribus chiites.

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L’avenir des Arabes chrétiens ne semble donc pas, à cette période, menacé politiquement ou économiquement. Effectivement, jusqu’au début des années 1950, avant que ne soit déclenchés les coups d’état militaire en série dans le monde arabe, les communautés chrétiennes conservent leur position et leur bonne intégration dans les nouveaux États issus du démembrement de l’Empire ottoman. Au Liban, qui acquiert une valeur de symbole de cette intégration, le Pacte national scellé entre chrétiens et musulmans en 1943, confirme cette situation. En Syrie, à la même époque c’est une personnalité politique chrétienne, Farès El-Khoury, d’origine libanaise, qui est Premier ministre. Chez les Palestiniens, chrétiens et musulmans luttent ensemble pour sauvegarder la Palestine. C’est dire combien la position des communautés chrétiennes arabes apparaît solide et sans problème.

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Dans le cadre de cet article, on ne saurait étudier l’ensemble des facteurs complexes qui ont abouti à réduire la présence des Arabes chrétiens au Proche-Orient, mais nous tenterons de mettre en évidence la dynamique sociopolitique et culturelle qui amène au déclin de leur présence, déclin qui ne ressort pas de persécutions religieuses, mais d’une constellation de facteurs divers.

L’émigration, principale menace pour la présence chrétienne

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Le premier rapport du développement humain dans le monde arabe a mis l’accent sur le désir d’émigration qui affecte une large partie des jeunes du monde arabe, du fait de la dégradation constante des conditions de vie. En effet, un sondage effectué auprès de jeunes de 18 à 25 ans de différents pays arabes a montré que 52 % d’entre eux veulent émigrer en dehors de leurs pays. Ce pourcentage élevé indique que le désir d’émigration est devenu un phénomène général dans le monde arabe, tandis que ce phénomène était plutôt limité aux chrétiens dans le passé.

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C’est pourquoi, une brève analyse de ce phénomène migratoire s’impose. Il constitue, en effet, le grand danger pour la perpétuation à long terme de l’existence chrétienne au Proche-Orient arabe. Ce phénomène migratoire a commencé avec les massacres que se sont infligés réciproquement les druzes et les chrétiens dans le Mont-Liban durant la période 1840-1860, ainsi que les massacres de chrétiens survenus à Damas en 1860. Depuis, l’hémorragie humaine n’a cessé de croître dans tous les pays arabes où vivent des chrétiens de communautés diverses.

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Il est toutefois intéressant de noter la généralisation du phénomène de l’émigration aux citoyens arabes de confession musulmane ces dernières décennies, ce qui montre qu’il s’agit d’un problème général affectant l’ensemble des sociétés arabes et non point un problème spécifiquement chrétien. Il nous faut donc plutôt chercher les causes et les motivations qui se cachent derrière ces vagues d’émigrations collectives frappant désormais autant les chrétiens que les musulmans, tout en tentant de préciser les facteurs particuliers qui affectent la situation des chrétiens dans certains pays arabes.

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Sur ce plan, il faut bien prendre conscience que la situation démographique déclinante des Arabes chrétiens depuis plusieurs décades est fragilisée toujours plus par l’émigration continue, ce qui n’est pas le cas des Arabes musulmans dont la croissance démographique a été très importante ces dernières décades et qui constituent environ 90 % à 95 % de la population des États arabes où existent des communautés chrétiennes, à l’exception du Liban. Si les moyens de freiner cette hémorragie ne sont pas trouvés, le risque de disparition des Arabes chrétiens à terme va augmenter. C’est déjà le cas de la Palestine occupée, et plus particulièrement à Jérusalem, la capitale spirituelle des chrétiens de toutes les églises, à la fois orientales et occidentales. C’est également le cas des chrétiens d’Irak, qu’ils soient de souche ethnique arabe, assyrienne ou kurde. C’est pourquoi il est urgent d’œuvrer avec consistance et d’une manière continue pour stopper cette hémorragie. Mais on ne peut agir d’une façon dynamique, si on ne définit pas les causes et les motivations de l’émigration.

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En fait, il convient donc ici d’identifier toutes les causes poussant à prendre la décision d’émigrer, quelles soient politiques ou économiques. Il va sans dire qu’il est difficile dans certains cas de séparer le facteur politique du facteur socioéconomique, ainsi que ces deux facteurs de l’existence d’un facteur psychologique important, dans la décision d’émigrer. On se penche rarement avec objectivité sur cette question. Les attitudes sont très émotionnelles et marquées par toute la littérature qui s’est développée dans l’Europe coloniale sur la « Question d’Orient » au dix-neuvième siècle, où « la protection des minorités chrétiennes » était invoquée comme prétexte pour s’immiscer dans les affaires internes de l’Empire ottoman. La tentation reste grande aujourd’hui à ne voir ce déclin démographique qu’en terme de persécutions feutrées ou ouvertes subies par les Chrétiens, sans analyser le contexte plus large de sociétés entièrement déstabilisées et aux prises avec des violences collectives qui touchent toutes les communautés (ainsi l’Irak d’aujourd’hui, le Liban entre 1975 et 1990). C’est cette approche purement émotionnelle qui, souvent, ne permet pas de faire les bons diagnostics et de trouver les remèdes efficaces.

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A cet effet, il faut analyser la structure sociale à l’intérieur des communautés chrétiennes et la spécificité de cette structure dans les pays où elles vivent, surtout que les différences de conditions sociales sont considérables à l’intérieur de chacune des communautés, mais aussi entre les communautés de différents pays. Dans le cadre restreint de cet article, on se contentera de diviser la structure sociale des communautés en trois groupes principaux, dont il faut analyser les conditions de vie et les problèmes spécifiques à chacun d’eux, afin de comprendre les vraies motivations de l’émigration. Ces motivations, en effet, comme on va le voir, sont en relation étroite non seulement avec la structure sociale des communautés chrétiennes, mais aussi avec la situation économique et sociale spécifique de chacun de ces groupes à l’intérieur des communautés. Ces trois groupes sont l’élite des notabilités politiques et des riches entrepreneurs, les classes moyennes, et les groupes à bas revenu, urbains ou ruraux.

L’élite chrétienne de notables politiques et de riches entrepreneurs : un succès continu en dépit des secousses économiques

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Les membres de cette élite jouissent d’un réseau de relations denses avec les autorités musulmanes de chaque pays et aussi avec les hommes politiques étrangers influents dans la région. En raison de sa fortune locale, de son pouvoir économique et de son influence politique et sociale, ce groupe social ne subit que de façon marginale les facteurs directs qui poussent les deux autres couches sociales vers l’émigration. Toutefois, cette couche supérieure des communautés chrétiennes n’a pas été sans être affectée par certaines évolutions politiques et économiques dans la région durant les années cinquante et soixante du siècle dernier.

Les décisions de nationalisation et son impact sur l’élite chrétienne

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Il faut rappeler par exemple que ce groupe social a subi un préjudice dû aux circonstances politiques des années soixante du siècle dernier, quand plusieurs gouvernements de pays arabes ont décidé de mettre en œuvre des politiques économiques de type socialiste et, en conséquence, de nationaliser certaines entreprises économiques appartenant à des groupes de familles très riches (Égypte, Syrie, Irak). Les communautés chrétiennes ont lourdement subi le contexte économique de l’époque, et ont vu dans la décision de nationalisation des mesures visant les chrétiens et leurs biens, sans voir par ailleurs que ces décisions de nationalisation ont affecté tout autant les riches notabilités et entrepreneurs musulmans de ces pays. Ces décisions de politique économique ne relevaient pas d’une intention délibérée de porter atteinte à la position des riches chrétiens ou de diminuer leur influence, car elles ont été appliquées sans discrimination aux musulmans comme aux chrétiens.

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Il convient aussi de replacer ces mesures de nationalisation et de contrôle des économies arabes dans le contexte général d’hostilité envers les régimes arabes qui s’opposaient aux projets occidentaux dans la région et qui exprimaient leur volonté de s’opposer à l’expansion israélienne. Car c’est cette attitude qui a poussé de nombreux médias occidentaux, à l’époque, à dénoncer le sort fait aux minorités chrétiennes dans ces pays suite aux mesures politiques et économiques d’orientation socialiste (notamment en Égypte du temps du président Nasser ou en Syrie, sous le régime de l’union avec l’Égypte entre 1958-1961, puis à nouveau un peu plus tard en 1966).

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En réalité, et comme nous l’avons précédemment indiqué, l’attention donnée par les médias occidentaux aux communautés chrétiennes, est restée , même à cette époque, un moyen de susciter des appuis à la politique occidentale au Moyen-Orient dans les opinions publiques occidentales. C’est une veille tradition européenne remontant au XIXe siècle et aux violents conflits avec l’Empire ottoman caractérisé par le pluralisme ethnique et religieux, lequel a servi de prétexte pour les interventions des puissances européennes au nom de la protection des minorités ethniques ou des communautés religieuses.

La mémoire des massacres du Mont-Liban et de Damas, ainsi que celle des massacres des Arméniens et des Grecs

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Si on observe d’une manière objective la façon dont l’Empire ottoman a assuré la gestion de cette diversité ethnique et communautaire, on ne peut passer sous silence la situation stable et confortable pour leurs élites des nombreuses et importantes minorités (Grecs, Arméniens, Arabes chrétiens d’églises orientales différentes), grâce aux réseaux d’intérêts économiques qu’ils géraient dans le commerce ottoman avec l’Europe, l’artisanat, les services, ce qui leur assurait richesse et respect. Quant à la dégradation de ces situations, elle a largement été le résultat des politiques des États européens à l’égard de l’Empire ottoman, des conflits d’intérêt entre ces États et de la concurrence acharnée à laquelle ils se livraient entre eux en Méditerranée, concurrence ayant souvent recours au prétexte de la protection des minorités de l’Empire, dans le but d’accroître leur influence et leurs domination sur cet Empire en attendant son dépècement final.

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Il s’agit évidemment d’une question délicate à évoquer et rares sont les écrits historiques objectifs qui évoquent les responsabilités des puissances européennes dans le lot de souffrances, massacres et déplacements forcés de population subis par les Grecs et les Arméniens dans la partie anatolienne de l’Empire ottoman, ce qui a provoqué en fin de compte leur anéantissement. C’est pourquoi, il n’est pas étonnant que ces massacres, même s’ils n’ont pas atteint les Arabes chrétiens, aient profondément impressionné les communautés chrétiennes du monde arabe, en particulier les élites très ouvertes sur la culture européenne et très sensibles aux écrits occidentaux. Ils ont semé une peur qui reste toujours enfouie au fond de l’inconscient collectif maintenu actif par des traditions d’écriture pas toujours soucieuses d’objectivité ou de nuance.

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Les évènements dramatiques du Liban entre 1975 et 1990 ont renouvelé ces peurs, bien que l’origine des violences qui se sont déroulées dans le pays ait été largement due à des problèmes exclusivement politiques, notamment celui posé par la présence armée palestinienne au Liban à cette époque et les représailles militaires massives pratiquées par l’armée israélienne au Liban. Aussi, dans le contexte de déstabilisation qui continue de régner au Moyen-Orient, beaucoup de Libanais chrétiens ont-ils peur d’être à nouveau les victimes des mêmes exactions et souffrances que celles qui se sont déroulées dans leur pays depuis 1840 à intervalle plus ou moins régulier (1840-1860, 1958, 1975-1990)3. C’est ce qui a poussé nombre de familles chrétiennes riches au Liban, en Égypte ou en Syrie, à envoyer leurs enfants étudier à l’étranger ou à développer des activités économiques en Europe ou aux États-Unis de façon à pouvoir trouver un refuge en cas de nouveaux évènements déstabilisateurs, menaçant pour la sécurité physique des familles.

L’impact de l’ouverture grandissante des élites des communautés chrétiennes sur les pays occidentaux dans leurs relations avec les communautés musulmanes

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L’ouverture grandissante de l’élite des communautés chrétiennes sur la culture des pays occidentaux a historiquement contribué, notamment à partir du XIXe siècle, à l’émergence d’un sentiment de différenciation croissante, voir de supériorité, par rapport aux communautés musulmanes et même avec l’élite de ces communautés, tant que cette dernière ne s’était pas encore occidentalisée. C’est au Liban, que ce sentiment de différenciation a été le plus fort, en comparaison avec d’autres pays comme l’Égypte ou la Syrie où la haute bourgeoisie des communautés chrétiennes de ces deux pays est restée mieux insérée dans le tissu social général commun. Toutefois, au cours des dernières décades, avec l’ouverture des couches supérieure des communautés musulmanes sur l’Occident et la culture moderne, ce sentiment de différenciation de nature artificielle commence à s’effacer.

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En effet, des milliers de jeunes musulmans syriens, égyptiens, irakiens, libanais sont partis étudier au cours des dernières décennies dans les grandes capitales européennes ou aux États-Unis et y ont même développé des affaires et se sont assurés des positions éminentes dans la presse, les universités et les recherches académiques. De ce fait, l’élite des communautés chrétiennes arabes a perdu le monopole de la relation économique et culturelle intense avec les pays occidentaux qui l’avait longtemps caractérisé et lui donnait un sentiment de fierté, en même temps qu’un avantage par rapport à l’élite des communautés musulmanes.

Possibilité nouvelles d’enrichissement dans les pays arabes exportateurs de pétrole

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On ne peut manquer, toutefois, de souligner que les chrétiens de différentes nationalités arabes ont vu s’ouvrir devant eux de nouvelles possibilités d’enrichissement, en même temps qu’ils perdaient cette avance économique et culturelle relative dans les pays arabes. En effet, de nombreuses opportunités d’enrichissement se sont ouvertes pour les Arabes chrétiens qui ont émigré dans les pays arabes exportateurs de pétrole à partir de 1973-1974, lors du premier boom pétrolier. Médecins, entrepreneurs de travaux publics, architectes, avocats, ingénieurs de spécialités diverses ont fait souvent des fortunes importantes notamment dans les pays de la péninsule arabique. Ce qui leur a permis de s’enrichir et gagner en notoriété et en influence à travers leur émigration vers des pays arabes exportateur de pétrole. L’accès à la fortune a été ouvert dans les pays de la péninsule Arabique, aussi bien aux chrétiens qu’aux musulmans. Les chrétiens du Liban ont sans aucun doute profité des opportunités offertes et ont bâti d’importantes fortunes dont une partie a été investie au Liban, en particulier dans le secteur foncier, une autre partie a été mise à l’abri à l’étranger. Fondations et œuvres charitables se sont multipliées, aussi bien dans les communautés musulmanes que dans les communautés chrétiennes au Liban, grâce à ces fortunes. Ceci prouve encore une fois, que les élites chrétiennes n’ont pas fait l’objet de discriminations économiques et qu’elles ont réussi à acquérir des positions d’influence auprès des dirigeants des pays exportateurs de pétrole de la péninsule arabique ; cela leur a permis, par la suite, d’acquérir chez eux, des positions d’influence non seulement économique, mais parfois politique. On ne peut manquer ici d’évoquer la réussite éclatante en Égypte de Najib Sawiris, membre de la communauté copte, dans le domaine des réseaux téléphoniques mobiles et autres, même si cette réussite n’est pas due à une fortune amassée dans l’un ou l’autre des pays exportateurs de pétrole. Ce dernier est devenu aujourd’hui l’un des plus grands hommes d’affaires égyptiens qui développe aussi ses activités sur le plan international.

Le problème de l’accès aux hautes fonctions politiques et administratives

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En fait, le problème consiste de plus en plus dans la facilité d’accès à de hautes fonctions politiques. Il s’agit ici d’un problème différent de celui de l’accès à l’influence politique et aux milieux dirigeants dans les pays arabes où vivent des communautés chrétiennes. Ici encore, le cas du Liban prend une ampleur symbolique, car dans ce pays témoin de l’intégration des communautés chrétiennes et musulmanes, le rôle politique des chrétiens a diminué sous le poids de plusieurs facteurs : les mauvais choix politiques faits durant la guerre de 1975-1990 par les partis politiques s’étant érigés en représentants exclusifs et défenseurs de la présence chrétienne, ainsi que les changements constitutionnels adoptés en 1989 à Taëf en Arabie saoudite et réduisant considérablement les pouvoirs du président (maronite) de la république, enfin la forte personnalité de l’ancien Premier ministre assassiné, Rafic Hariri, qui a satellisé autour de lui un grand nombre de personnalités politiques chrétiennes, d’hommes d’affaires et même d’ecclésiastiques de haut rang, satellisation qui n’a fait qu’augmenter après sa mort au profit de son mouvement politique. En dépit d’une politique communautaire active, favorisant les sunnites au Liban et l’influence religieuse, économique, foncière et financière de l’Arabie saoudite, ces personnalités se sont totalement alignées sur le mouvement politique haririen, dit « Courant du futur », vraisemblablement du fait du choix d’une politique pro-occidentale suivie par ce mouvement, en sus des avantages matériels qui peuvent être tirés sur le plan individuel.

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En Égypte, la représentation parlementaire des coptes pose toujours des problèmes et à chaque élection le gouvernement nomme des députés de cette communauté pour compenser le nombre très réduit de députés élus. Toutefois, depuis plusieurs années, c’est un puissant ministre de l’Économie copte qui exerce une influence majeure en Égypte (de la famille Boutros Ghali qui a joué un rôle éminent dans l’histoire de l’Égypte contemporaine). En Irak, nous savons que le vice-président de la République était un chrétien (Tarek Aziz) jusqu’à la chute de Saddam Hussein, et que les chrétiens d’Irak ont peu de chances de retrouver une telle position d’influence politique. En Syrie, l’élection de députés chrétiens ne semble pas connaître de problèmes. De façon constante, deux ou trois ministres sont chrétiens et des chrétiens occupent souvent de hautes positions administratives, y compris au niveau de la présidence de la république.

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En fait, il faut rappeler que certaines personnalités chrétiennes ont toujours eu une grande influence politique au Moyen-Orient, notamment Farès El-Khoury en Syrie, Béchara El-Khoury au Liban, sans oublier des personnalités politiques et littéraires comme Amin El-Rihani, Khalil Gebrane, Mikahïl Nou’eimé et bien d’autres, ainsi que les chefs de partis politiques d’obédience radicale comme Michel ‘Aflaq (fondateur du parti Baas), Antoine Sa’adé (fondateur du parti populaire syrien) et Georges Habache (fondateur du Front de libération de la Palestine), sans oublier de grands artistes, tels que la chanteuse Feyrouz ou le musicien Marcel Khalifé.

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C’est pourquoi un examen objectif de la situation de l’élite chrétienne, composée d’hommes d’affaires, de penseurs, d’hommes de lettres et de personnalités politiques, prouve que les chrétiens arabes n’ont pas été marginalisés ou, en tout cas, n’ont pas subi une politique les mettant à l’écart dans la vie publique, économique, culturelle et politique. Toutefois, le sentiment de fragilité de la présence chrétienne est durement ressenti psychologiquement dans les milieux chrétiens, ce qui les pousse à croire qu’ils sont menacés dans leur existence physique, plus du fait de leur appartenance communautaire, que du fait de déstabilisations et de violences généralisées. L’émigration massive récente des chrétiens d’Irak aux côtés de très nombreux musulmans et l’assassinat de religieux (prêtres et un évêque) ajoutent à ce sentiment, même si toutes les communautés religieuses et ethniques sont durement éprouvées en Irak et pas seulement la communauté chrétienne4.

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De plus, comme nous l’avons déjà évoqué, ce sentiment de fragilité trouve une base objective historique dans les grands massacres commis au dix-neuvième et les débuts du vingtième siècle en Anatolie voisine et au Mont Liban, évènements qui ont déclenché un flux migratoire qui n’en finit plus de gonfler. Ce flux migratoire fait diminuer dramatiquement la démographie des communautés chrétiennes, ajoutant au sentiment permanent de fragilité.

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Cette hémorragie frappe aussi de plein fouet les classes moyennes et les couches pauvres des communautés chrétiennes qui doivent faire l’objet d’une attention beaucoup plus grande que ce n’est le cas actuellement.

La classe moyenne chrétienne : une situation en déclin

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Avec un léger décalage dans le temps, la classe moyenne chrétienne a suivi le même itinéraire que l’élite d’affaires et les notabilités des communautés chrétiennes. Cependant, depuis quelques décennies, son rôle décline dans les différents pays arabes sous l’impact de facteurs variés et elle connaît un déclin démographique important, dû aussi bien à la réduction de la taille de la famille – phénomène classique attribuable à l’augmentation du niveau de vie et à l’éducation –, qu’au fait qu’elle est de plus plus attirée par l’émigration.

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Pour de nombreuses raisons, cette classe sociale s’est développée et s’est élargie plus vite que la classe moyenne musulmane dans les pays arabes. Soulignons d’abord les activités des Églises orientales et le rôle des missionnaires occidentaux dans le domaine de l’éducation et l’enseignement au profit des communautés chrétiennes. Les Églises orientales ont reçu de nombreuses aides des Etats et Églises européennes, en particulier de France et d’Italie en ce qui concerne les communautés orientales rattachées à l’Église de Rome, de la Russe tsariste ou de la Grèce pour les chrétiens orthodoxes. Beaucoup de ces aides ont été consacrées au développement des systèmes d’enseignement gérés par les communautés religieuses, ce qui a entraîné une avance culturelle des communautés chrétiennes sur les communautés musulmanes, ce que nous avons déjà évoqué. Cette avance a favorisé l’accès des chrétiens en nombre important dans la fonction publique et les professions libérales.

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Ce progrès dans la structure sociale de la communauté chrétienne a contribué à la création d’un sentiment de supériorité par rapport à l’environnement musulman, cependant que dans les communautés musulmanes s’est créé le sentiment d’une discrimination en faveur des chrétiens, comme cela a été clairement le cas au Liban autrefois, mais où la situation est désormais renversée. C’est au Liban, en effet, que s’est polarisée au début des années soixante dix du siècle dernier une équation compliquée entre chrétiens et musulmans, lorsque ces derniers se plaignirent ouvertement de leur sentiment d’être injustement traités par les chrétiens sur le plan économique et social, comme sur le plan politique et administratif, cependant que les chrétiens mettaient en avant leur sentiment de peur d’être submergés par l’extension et l’affirmation de revendications musulmanes. Aujourd’hui, les choses ont bien changé, la classe moyenne musulmane a largement rattrapé son retard par rapport à la classe moyenne chrétienne qui se sent désormais marginalisée et fragilisée dans son rôle dans la vie socio-économique du pays, même si dans la réalité, elle continue de jouer un rôle très actif dans tous les domaines de la vie professionnelle, financière, économique et culturelle.

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En fait, la classe moyenne chrétienne est désormais de plus en plus inquiète pour son avenir et celui de ses enfants dans les pays où il existe des communautés chrétiennes. En Égypte, où la classe moyenne copte avait été encouragée par l’administration coloniale anglaise à entrer massivement dans l’administration et à y occuper les meilleurs postes, elle a dû prendre acte d’un recul massif de son influence dans la haute fonction publique du fait de la révolution égyptienne sous la direction de Jamal ‘Abdel Nasser, révolution qui a ouvert la porte de l’administration à un recrutement massif de jeunes diplômés musulmans.

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Le type de gouvernement révolutionnaire en Égypte, Syrie et en Irak, ainsi que la généralisation de l’éducation secondaire et l’extension considérable des universités qui sont devenues accessibles à toutes les catégories sociales de toutes les communautés, ont sans doute ouvert la voie aux musulmans pour occuper des postes prestigieux dans tous les domaines, ce qui était jusque là plutôt réservé aux éléments les mieux formés des communautés chrétiennes. La primauté dont avaient joui dans le passé les chrétiens de la classe moyenne s’est donc effacée au cours des dernières décades du fait du fort développement d’une classe moyenne musulmane qui est intervenu, historiquement, bien après celui de la classe moyenne chrétienne.

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Toutefois, si certaines personnalités chrétiennes, issues en général des classes moyennes, ont joué un rôle majeur dans des partis nationalistes et radicaux, comme on l’a déjà évoqué, le sentiment de danger et de fragilité s’est approfondi auprès de ces classes, restées jusque-là plus enracinées dans leur milieu naturel partagé avec les musulmans. Les mêmes comportements que ceux de l’élite et des notabilités ont été reproduits, à savoir l’émigration à l’étranger ou, en tous cas, l’envoi des enfants à l’étranger pour étudier et éventuellement s’installer définitivement dans l’émigration pour vivre dans un environnement plus développé sur les plans professionnel et culturel.

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On ne peut manquer ici d’évoquer brièvement le rôle des missions protestantes ainsi que celui de l’ordre des Jésuites au Proche-Orient dans le domaine de l’enseignement universitaire, où leurs institutions ont accueilli un grand nombre de fils de confession chrétienne, à côté de fils de notables et de riches de communautés musulmanes. L’existence des universités adoptant un mode d’enseignement français ou américain dans la région a facilité sans doute des vagues d’émigration des jeunes issus des groupes aisés et des classes moyennes, ce qui a exaspéré en fin de compte le sentiment général d’angoisse parmi les chrétiens d’Orient sur le devenir de leur existence dans la région face à un déclin démographique implacable.

Les groupes à faible revenu et les pauvres : l’érosion de la principale base démographique

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On a trop tendance à focaliser dans l’analyse de la situation des Arabes chrétiens sur les classes moyennes et riches et à oublier les groupes de ruraux ou d’urbains pauvres, aux revenus limités, bien que ces groupes constituent le réservoir démographique des communautés chrétiennes. Lorsque les églises locales ou étrangères s’en occupent, l’aide apportée s’inscrit principalement dans des activités caritatives. Certes, ces dernières soulagent la misère matérielle, mais ne contribuent pas substantiellement à mettre un frein à l’hémorragie de l’émigration qui, à son tour, affecte ces groupes sociaux défavorisés.

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Les catégories pauvres sont les plus vulnérables et les plus touchées par toutes les exactions commises, les multiples formes d’oppression, de victimisation et de marginalisation, surtout quand surgissent de grandes crises à caractères politiques, à cause du manque de stabilité et l’intervention étrangère dans les affaires de la région, qui souvent instrumentalise les chrétiens pauvres, les enrôlant dans des milices à caractère militaire ou paramilitaire, ce qui ne manque pas d’avoir des conséquences ravageuses pour l’existence chrétienne. Rappelons ici à nouveau ce qu’a entrepris l’armée britannique en Irak après la Première Guerre mondiale, quand elle a pu facilement enrôler les Assyriens chrétiens au sein de l’armée britannique pour mater la révolte des tribus arabes contre l’occupation britannique, ce qui, par la suite entraîne des représailles sur cette communauté. Il faut aussi rappeler les origines paysannes de nombreux chrétiens enrôlés dans les milices libanaises durant les évènements violents qui ont secoué la Liban entre 1975-1990, ce qui a provoqué des vagues de déplacement forcés et de déracinement de très grande envergure dans diverses régions du Liban, notamment dans la région du Chouf. Le manque de ressources en terres fertiles ou en eau, la valeur foncière importante des propriétés dans certaines régions, ne sont pas étrangers, non plus, à ces massacres et déplacements forcés de population.

Conflit autour des ressources limitées avec les couches musulmanes pauvres

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Il faut aussi évoquer ici les frictions violentes et récurrentes entre coptes et musulmans dans certaines parties des campagnes égyptiennes et villes pauvres en milieu rural. Ces violences sont dues le plus souvent à des conflits banals sur des ressources économiques très limitées dans les milieux de pauvreté forte qui caractérisent encore plusieurs zones rurales égyptiennes. A ceci, s’ajoute évidemment la vague de puritanisme musulman qui sévit dans la plupart des sociétés arabes et musulmanes depuis des décennies sous l’influence du wahhabisme exporté par l’Arabie saoudite et qui facilite l’éclatement de ces violences.

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Sans doute aussi, les vols et les pillages généralisés commis par les milices armées qu’a connus la scène libanaise entre 1975-1990 peuvent-ils, en partie, être expliqués par la compétition sur des ressources matérielles limitées et fort mal distribuées. Les groupes pauvres de toutes les communautés, dont les origines sont rurales pour beaucoup d’entre eux, ont en effet quitté leurs campagnes pour émigrer vers les grandes villes afin de subvenir à leurs besoins élémentaires, sans qu’en réalité leur niveau de vie ne connaisse aucune amélioration, ni dans le camp des musulmans ni dans celui des chrétiens.

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C’est pourquoi la tension dans les relations entre chrétiens et musulmans est largement alimentée pour les couches sociales pauvres par la compétition sur des ressources très limitées, d’autant que ces couches sociales manquent cruellement d’opportunités d’emploi et de possibilités d’amélioration de leur niveau de vie, sinon à travers l’émigration d’un membre au moins de la famille à l’étranger. Le premier émigrant, sitôt installé à l’étranger et bénéficiant de meilleures conditions d’existence, fera venir ses frères et ses cousins, mettant ainsi en route un phénomène dévastateur pour la démographie des communautés chrétiennes, puisqu’il affecte cette fois le réservoir démographique principal des Arabes chrétiens, celui des couches à revenu modeste.

Double déficience démographique : réduction dans la taille de la famille et hémorragie de l’émigration

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Ainsi, la grande hémorragie est celle qui touche ces groupes aux revenus limités et qui émigrent en nombre croissant vers des pays lointains. Ce fut au dix-neuvième siècle et au début du siècle dernier pour les Libanais et les Syriens, l’Amérique latine ou les États-Unis, puis plus récemment le Canada et l’Australie, où de nombreux chrétiens coptes, irakiens, palestiniens et libanais émigrent de plus en plus. La base démographique des communautés chrétiennes s’étiole en conséquence pour deux raisons principales : la diminution de la taille des familles d’une part, et l’hémorragie de l’émigration d’autre part.

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Certes, depuis quelques décades, les communautés musulmanes sont sujettes au même phénomène, néanmoins, alors que la démographie des communautés chrétiennes a baissé régulièrement depuis la fin du XIXe siècle, celle des communautés musulmanes a longtemps connu un rythme d’expansion très important, au point que la baisse de la natalité et l’émigration sont devenues une soupape nécessaire à un trop plein démographique. Le nombre de musulmans a augmenté considérablement au cours des cinquante dernières années, cependant que celui des chrétiens n’a pas arrêté de baisser. C’est cette situation démographique fortement contrastée qui crée ce sentiment d’angoisse fort devant un déclin démographique toujours accéléré pouvant entraîner à la longue la disparition d’une présence chrétienne significative. Ce n’est évidemment pas le cas des communautés musulmanes qui, tout en étant soumises à leur tour au phénomène de l’émigration, disposent d’une base démographique toujours très importante.

Conseils aux Églises orientales

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Les communautés arabes chrétiennes se trouvent donc dans un cercle vicieux dû à l’enchevêtrement et l’accumulation des facteurs psychologiques, économiques et démographiques qui entretiennent ce cercle vicieux, provoquant ainsi toujours plus d’émigration, ce qui augmente le sentiment d’angoisse et pousse encore plus au départ. La quasi disparition de la communauté chrétienne palestinienne, l’émigration massive des Irakiens chrétiens depuis l’invasion américaine, les tensions récurrentes entre coptes et musulmans en Égypte, enfin les évènements du Liban entre 1975-1990 et le malaise continu des communautés chrétiennes dans ce pays : autant de facteurs qui contribuent à augmenter le sentiment de fragilité psychologique et démographique des communautés d’Arabes chrétiens.

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Suite à cette brève analyse, il apparaît évident qu’il convient de mobiliser les efforts des Églises chrétiennes orientales qui disposent de moyens et de possibilités divers pour œuvrer à freiner l’émigration et à réduire l’état d’esprit pessimiste qui règne dans les communautés chrétiennes. Il faut pour cela travailler sur plusieurs niveaux (psychologique, socio-économique et démographique) et surtout prendre en compte les spécificités socio-économiques des trois groupes sociaux qui ont été décrits ici. Mais il faut surtout vaincre une certaine inertie qui s’est emparée des chefs des Églises orientales et de leurs responsables (patriarches et évêques). Si le Moyen-Orient reste une poudrière et que les violences sont fréquentes et accélèrent le déracinement, il n’en reste pas moins que l’attitude et les positions des chefs des Églises orientales peuvent jouer un rôle majeur dans l’amélioration de l’état d’esprit psychologique dans lequel vivent beaucoup de chrétiens de la région et qu’ils peuvent aussi œuvrer pour freiner l’hémorragie de l’émigration.

Redonner du sens

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Compte tenu de l’importance du facteur psychologique, il incombe aux autorités ecclésiastiques de travailler à l’apaisement des angoisses, en concertation avec les élites économiques et intellectuelles des communautés chrétiennes. Pour cela, elles doivent redonner du sens à l’existence chrétienne dans l’Orient arabe. Dans cette optique, il convient que ces élites, ecclésiastiques comme laïcs, insistent toujours sur le destin commun qui lie chrétiens et musulmans dans la région, au-delà de toutes les vicissitudes et des projets d’hégémonie de certains gouvernements occidentaux sur la région qui ne peuvent réussir à la longue dans de tels projets. Il est plus particulièrement demandé à certaines autorités religieuses représentant les Églises orientales de se désolidariser de tels projets occidentaux, encore plus lorsqu’ils invoquent des arguments de type religieux (nouveaux évangélistes) ou civilisationnels (thèse de Bernard Lewis et de Huntington).

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Par ailleurs, si les Églises occidentales sont plus que discrètes, depuis la conclusion des accords d’Oslo, sur la question palestinienne et le statut de Jérusalem qui a longtemps mobilisé l’Église de Rome, il revient aux églises orientales d’agir de façon concertée afin de réclamer la préservation du caractère multiconfessionnel de la ville de Jérusalem et donc la double présence musulmane et chrétienne qui est de plus en plus menacée, alors qu’elle devrait exister sur un même pied d’égalité avec la présence juive, comme l’avait préconisé le plan de partage de l’ONU en 1947. Aussi, une action d’envergure des chefs des églises orientales sur la question de Jérusalem et des droits palestiniens, outre le fait d’atténuer le caractère judéo-islamique du conflit, ne peut qu’aider les communautés chrétiennes du monde arabe à sentir à nouveau que leurs vraies racines existentielles sont bien au cœur du Proche-Orient arabe. Cela permettrait aussi aux églises d’Occident de se rappeler que les racines du christianisme sont bien à Jérusalem, Antioche, Alexandrie et non point en Europe ou aux États-Unis.

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Un engagement plus actif des Églises orientales dans ce dossier brûlant du Moyen-Orient ne peut que contribuer à faire diminuer l’intensité du sentiment de fragilité et de peur vis-à-vis de l’environnement musulman, dans une région du monde qui depuis le milieu du XIXe siècle ne vit que dans l’instabilité, les vagues de violences et les guerres.

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Le christianisme oriental doit donc retrouver une raison d’être dans le monde arabe pour donner une signification à l’existence chrétienne dans la région, déstabilisée depuis les interventions de puissances occidentales dans les affaires de l’Empire ottoman. D’éminents ecclésiastiques ont consacré leur vie à cette mission et nous ont laissé une œuvre considérable et remarquable, hélas délaissée par les Églises orientales. Citons ici le regretté Yoakim Moubarac, prêtre libanais, islamologue célèbre, qui a laissé une œuvre considérable, aussi bien sur le dialogue islamo-chrétien et les rapports au judaïsme et l’Etat d’Israël, que sur la question palestinienne, ainsi que sur les sources du christianisme oriental et son dialogue avec le christianisme occidental.

Promouvoir le développement économique et social

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Il est également urgent que les causes socio-économiques de l’émigration soient traitées, ce qu’a fait un document récent de l’Église maronite. En effet, l’important synode de l’Église maronite qui s’est tenu en 2004-2005 au Liban a consacré un texte spécial (le texte 21) à « l’Église et l’Économie ». Ce texte rappelle les principes de l’Église dans le domaine économique, notamment celui en vertu duquel l’économie doit être au service de l’homme et non l’inverse. Il rappelle aussi les principes de justice, d’équité et d’éthique qui doivent régner dans la vie des affaires. Il appelle l’église maronite et les laïcs à tout mettre en œuvre pour arrêter l’hémorragie démographique par le biais de l’émigration, à conserver une vie économique active dans les zones rurales et montagneuses afin de maintenir l’existence de la communauté dans ces zones qui l’ont vu naître et se développer.

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Les institutions éducatives, les universités et instituts de formation technique, dont beaucoup ont été créés et restent gérés par les églises libanaises, ainsi que par la Compagnie de Jésus, sont appelés à tout mettre en œuvre pour freiner l’exode rural, mais aussi l’émigration à l’étranger. Enfin, les propriétés importantes des églises et des couvents doivent être mises au service de ce même objectif et leur gestion doit être rendue plus efficace et plus transparente. Notamment, le patrimoine immobilier doit servir de base au développement de projets productifs utiles créant des opportunités d’emploi aux jeunes.

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A ce sujet, les recommandations adoptées à l’issue du Synode dans ses trois derniers textes (n° 20 -l’Église et les questions sociales, n° 21 – l’Église et les questions économiques, n° 23 – l’Église et la terre) peuvent être généralisées pour toutes les églises orientales de tous les pays arabes10. Dans les zones de peuplement mixte, les églises doivent susciter des projets bénéfiques, profitant également aux chrétiens et aux musulmans habitant dans les mêmes communes rurales ou les mêmes quartiers urbains défavorisés. De telles initiatives sont seules susceptibles de réduire les tensions, voir les conflits qui peuvent surgir entre chrétiens et musulmans, pauvres en compétition pour des ressources économiques trop limitées, comme c’est notamment le cas en Égypte.

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Il faudrait, en outre, que les autorités ecclésiastiques agissent comme groupe de pressions sur les gouvernements locaux et les assemblées locales (municipalités et préfectures) pour qu’ils se mobilisent, à leur tour, pour remédier aux situations de pauvreté extrême. Une coordination devrait même être recherchée avec les autorités religieuses des communautés musulmanes qui gèrent elles aussi des patrimoines très importants (les biens dit wakfs). En fait, seul le traitement sérieux des situations de pauvreté et d’exclusion peut éviter aux chrétiens de conditions modestes ou pauvres de se trouver pris dans des situations d’hostilités avec leur environnement musulman et, en conséquence, diminuer l’intensité des facteurs poussant à l’émigration.

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Aussi, il incombe aux Églises orientales de faire pression sur les hommes d’affaires chrétiens riches pour qu’ils mettent eux aussi en œuvre des projets productifs dans les zones rurales pauvres ou les quartiers urbains défavorisés. Les activités de bienfaisance à elles seules, quelle que soit leur importance, sont loin d’être suffisantes pour assurer la permanence de la présence chrétienne. Il est urgent d’arrêter le déclin démographique et cela ne peut se faire que si les chrétiens de condition modeste sont assurés d’un emploi stable et correctement rémunéré pour eux-mêmes et leurs enfants, ainsi que d’un environnement apaisé avec les concitoyens musulmans. La pauvreté et la marginalité, dans ce contexte, ne sont guère propices à l’existence d’un tel environnement. Aussi, en l’absence de politiques actives, les actions caritatives restent du domaine du sédatif, sans s’attaquer aux causes réelles de l’émigration. Souvent, l’aide caritative permet de survivre en attendant un visa d’émigration en l’absence d’opportunités d’emploi, ce qui a encore plus un effet indirect démobilisateur.

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Enfin en ce qui concerne les secteurs d’éducation, enseignement et université où les Églises orientales et occidentales jouent un grand rôle dans les pays d’Orient, il conviendrait que les responsables de ces institutions prêtent beaucoup plus d’attention à la nécessité de déployer tous les efforts possibles pour aider les étudiants à trouver des opportunités d’emploi stables et en rapport avec leur niveau éducatif et leur spécialisation. Dans la réalité, ces universités sont surtout préoccupées de former des étudiants capables de continuer leurs études à l’étranger ou capables d’émigrer et d’y trouver des emplois rémunérateurs. Les cursus d’enseignement sont, en effet, essentiellement centrés sur les disciplines demandées dans les pays éventuels d’accueil à l’étranger afin que les diplômés puissent s’adapter facilement à leur nouvelle vie dans le pays d’accueil.

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Pour œuvrer dans le sens du changement requis, il faudrait que les administrations des universités et les instituts techniques établissent des contacts continus avec les chambres de commerce et d’industrie locales, les sociétés du secteur privé local, mais aussi avec les sociétés étrangères qui cherchent à délocaliser certaines de leurs activités de production ou certaines activités de service dans des pays à moindre coût, disposant de ressources humaines de haute qualité (opérations dites Off-Shoring et Outsourcing), en particulier dans le domaine des recherches technologiques, médicales, informatiques et aussi dans le secteur comptable, l’analyse financière, l’édition ou dans les centres d’information téléphonique ou la construction de sites Web et de bases de données sophistiquées, etc.…

Pour conclure… ou pour commencer

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Il ne fait pas de doute que les retombées négatives des politiques des grandes puissances au Moyen-Orient ont considérablement affecté l’existence des communautés chrétiennes qui ont trop souvent été instrumentalisées par elles au XIXe siècle et durant toute une partie du XXe siècle. Si les communautés chrétiennes ont profité sur les plans culturel et économique de l’avancée des intérêts européens en Orient, ce qui leur a donné une avance sur leurs concitoyens musulmans, le prix payé en terme de déclin démographique et de déracinement a été très fort.

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Aujourd’hui, l’invasion de l’Irak et le soutien toujours plus poussé accordé par tous les gouvernements occidentaux à une politique israélienne de dénégation complète des droits palestiniens, ainsi que le martyr infligé à la population de ce qui reste de Palestine, créent toutes les conditions d’exaspération, de déstabilisation et de violences, dont les communautés chrétiennes peuvent être la victime. Les idéologies de fondamentalisme musulman répondant à la prétention occidentale d’être porteur de valeurs judéo-chrétiennes dans leur politique à l’endroit du Moyen-Orient, facilitent la transformation des communautés chrétiennes orientales en victimes expiatoires potentielles de ces politiques.

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Il revient donc aux responsables des Églises orientales, grâce à leurs contacts avec les différentes Églises occidentales ou avec les Églises orthodoxes de Grèce et de Russie, de jouer un rôle beaucoup plus dynamique dans le domaine politique, car le destin des chrétiens d’Orient exige que les conflits géopolitiques qui remontent à plus deux cents ans s’apaisent. Si par contre, les gouvernements occidentaux s’obstinent à continuer leurs manœuvres d’intervention intenses dans les affaires de la région, à poursuivre leur occupation de l’Irak, à soutenir l’expansion coloniale israélienne dans ce qui reste des terres palestiniennes, la région restera une poudrière en ébullition et les minorités chrétiennes continueront de ressentir toujours plus d’angoisse, et à rechercher la solution à leur problème existentiel dans l’émigration, achevant ainsi un processus de disparition d’une existence historique plus que millénaire.

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Il est paradoxal d’ailleurs d’entendre souvent des responsables occidentaux montrer leur sollicitude à ce que l’on appelle pudiquement les « chrétiens d’Orient » en proposant de faciliter leur émigration vers l’Europe, le Canada ou l’Australie, mais se battre comme de lions pour que l’Etat d’Israël continue de mener sa politique de colonisation de l’ensemble du territoire palestinien. Qu’est-ce que la condamnation sans appel de la résistance du Hamas en Palestine, sinon un blanc seing donné à la politique de colonisation et au caractère strictement judaïque de l’Etat d’Israël et de Jérusalem, lieux symbolique de spiritualité des trois monothéismes ?

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En matière de Proche-Orient arabe, l’attitude occidentale des deux poids deux mesures atteignent des sommets d’injustice qui ne resteront pas sans conséquences historiques graves. Elle continue et accélère la nature des précédentes interventions depuis le XIXe siècle qui portent une lourde responsabilité dans la disparition progressive du pluralisme religieux et ethnique qui a caractérisé l’ensemble du Moyen-Orient depuis la plus haute antiquité. ■

Georges Corm**

Ancien ministre libanais, économiste et professeur à l’Université Saint-Joseph de Beyrouth

 

Notes

[ 1] Une description détaillée de la disparition du pluralisme ethnique et religieux qui régnait autrefois dans l’Empire ottoman peut être trouvée dans notre ouvrage, L’Europe et l’Orient…, op. cit.

[ 2] On pourra se reporter à ce sujet à notre article « Géopolitique des minorités au Proche-Orient », Hommes et Migrations, n° 1172-1173, janvier-février 1994, numéro spécial consacré aux minorités au Proche-Orient.

[ 3] Rappelons ici les fonctions d’Etat tampon que joue le Liban depuis son apparition comme entité distincte dans l’ordre régional et international au milieu du XIXe siècle, fonction facilitée et maintenue par le système communautaire qui régit l’ordre public interne et la distribution du pouvoir local, système institué dès le départ par les puissances européennes et imposé à l’Empire ottoman déclinant dont le Liban était une province parmi d’autres.

[ 4] Il est intéressant de noter que le plus grand nombre d’Irakiens chrétiens ayant quitté leur pays ont trouvé refuge en Syrie, pays où les chrétiens ont été moins touché qu’au Liban par l’avance culturelle et économique et le sentiment de distanciation qui s’est créé de ce fait chez les Libanais chrétiens (voir ci-dessous).

[ 5] On peut évoquer aussi le sort du centre historique de la capitale libanaise ayant fait l’objet d’une mainmise contraire à tous les principes du droit par l’ancien Premier ministre assassiné, et ceci par la création d’une société foncière qui a transformé les dizaines de milliers d’ayants droits en actionnaires forcés, dynamité environ 600 immeubles historiques et transformé les structures de la propriété, aujourd’hui massivement aux mains de riches ressortissants des pays exportateurs de pétrole de la péninsule Arabique, dans des tours de béton sans caractère qui ont défiguré la capitale et l’ont privé d’un patrimoine architectural historique.

[ 6] Rappelons que cet article est extrait d’une communication à l’Assemblée annuelle des Patriarches catholiques, ce qui explique que les recommandations s’adressent ici plutôt aux responsables religieux.

[ 7] La présence à la tête de l’Église maronite depuis plus de vingt ans d’un patriarche farouchement pro-occidental constitue un grave danger pour la communauté maronite et pour les chrétiens. Cette attitude provoque beaucoup de remous dans la communauté maronite d’autant que seuls les personnalités maronites aveuglément pro-occidentales sur le plan politique semblent avoir l’oreille du patriarcat. Le sentiment général aujourd’hui de très nombreux chrétiens est que le Patriarcat maronite ne devrait pas être aussi intensément investi en politique quotidienne, comme il l’est actuellement, ni montrer sa sympathie pour tel ou tel courant politique, afin de restaurer l’autorité morale et spirituelle du patriarcat et sa capacité d’arbitrage à l’intérieur de la communauté comme dans le pays, capacité qui n’existe pratiquement plus.

[ 8] Voir à ce sujet, le recueil de ses plus belles pages dans Yoakim Moubarac. Un Homme d’exception, textes réunis et présentés par Georges Corm, Librairie Orientale, Beyrouth, 2004 ; on pourra se reporter aussi à l’ouvrage collectif sur Yoakim Moubarac, l’Age d’Homme, Genève, 2005.

[ 9] Les premiers travaux préparatoires du synode sont dus à l’inlassable activité du père Yoakim Moubarac, décédé malheureusement en 1994. Une magnifique Exhortation Apostolique du pape Jean-Paul II sur le Liban publiée en 1996 a servi aussi de source d’inspiration additionnelle pour le Synode. Le texte de cette Exhortation a été très apprécié et très favorablement commenté dans les communautés musulmanes en raison de l’ouverture très exceptionnelle sur l’Islam et les musulmans à laquelle les Libanais sont appelés. L’attitude sèche et quelque peu provocatrice de Benoît XVI à l’égard des musulmans contraste fâcheusement avec celle prônée par l’Exhortation de Jean-Paul II, ce qui constitue pour les Arabes chrétiens un nouvel embarras dans leurs relations avec leurs concitoyens musulmans.

[ 10] L’Assemblée Patriarcale Maronite 2003-2006, Textes et Recommandations, Bkerké, 2006, p. 733-802 et p. 829-853.