• Actualités

"La France et les Maronites: Regards Croisés "

Excellence, Messeigneurs, Monsieur le Ministre, mes Chers amis,

Oui, j’en suis bien convaincu, nous sommes en tous convaincus, les Français aiment les Maronites en particulier, et les chrétiens qui sont en Orient en général. D’ailleurs la preuve c’est que nous nous retrouvons ici dans le Sénat de la République, et je tiens à le souligner. Depuis un an que je suis directeur de l’Œuvre d’Orient, je ne suis jamais autant allé au Parlement français et je rends hommage au souci que développe nombre de parlementaires, députés, sénateurs, sur la question des chrétiens d’Orient notamment depuis l’attentat de la cathédrale syriaque catholique de Bagdad il y a un peu plus d’un an (depuis beaucoup plus longtemps, bien sûr, mais spécialement depuis ces événements tragiques). Et je me permettrai, par facilité de langage, de parler de chrétiens d’Orient, même si je comprends et partage tout à fait vos préoccupations, Monsieur le professeur.

Quand le prêtre latin que je suis parle des chrétiens d’Orient, j’en parle avec admiration, j’en parle avec estime et plus encore j’en parle comme de ceux qui m’aident à comprendre ma latinité. Je suis un prêtre latin, je n’ai pas envie de cesser de l’être mais, plus je rencontre et découvre les chrétiens qui sont en Orient, et plus je découvre aussi ce qu’est ma latinité et cela me permet donc de l’habiter heureusement pour qu’ensemble nous soyons catholiques.

Mon propos initial serait de dire, dans la droite ligne de cette problématique d’instrumentalisation, que si les Français aiment les Maronites, je pense qu’ils ont tendance à projeter sur les Maronites les fantasmes du moment, les préoccupations hexagonales qui sont les nôtres.

D’autres sont beaucoup plus qualifiés que moi pour faire une lecture historique, mais je le fais très vite :

Lorsque Saint-Louis débarque à Saint-Jean d’Acre, il reçoit l’hommage de l’émir des Maronites et le message qu’il lui envoie, la lettre qu’il lui fait parvenir, est sans doute la lettre de l’ami à des amis -mais on n’est pas loin d’une lettre d’un souverain à ses sujets. Pourquoi ? Parce que, pour Saint-Louis, premier souverain catholique européen du moment, il va tout de même de soi que si on a là des chrétiens qui se reconnaissent en communion avec le pape de Rome, ils ne sont pas loin d’être des sujets du roi de France.

Nos amis missionnaires, quelques siècles plus tard, ont fait une œuvre absolument admirable, nous en sommes tous conscients. Mais, pour certains d’entre eux, il est évident qu’il devenait urgent de latiniser toutes ces Églises étrangères parfois proches du schisme ou de l’hérésie. Nous savons tous que François Ier s’intéressait certes à l’Orient mais avait toujours des préoccupations avec son voisin Charles Quint.

Lorsque Napoléon III intervient dans les terribles massacres de 1860 -qui, pour beaucoup, ont été l’élément fondateur de l’Œuvre d’Orient- cette action serait à replacer dans toute la problématique des relations –complexes- entre le Second Empire et le Saint-Siège. La question de l’empire ottoman était aussi liée dans la problématique française et européenne. Dans un premier temps, évidemment, il s’agissait de lutter contre l’obscurantisme et les chrétiens d’Orient allaient être ceux qui allaient pouvoir lutter contre l’obscurantisme tel qu’on s’en faisait une idée en Europe. Puis bien sûr ils allaient être des alliés contre cet empire ottoman, lui-même allié de l’Allemagne. On va donc les pousser à l’indépendance, lorsqu’il s’agit de la construire par rapport à l’Empire ottoman, mais très vite on va être les premiers à la freiner au profit de mandats européens.

Vous l’avez souligné, Monsieur le professeur, le Liban est perçu dans le conflit israélo-palestinien comme un pion dans cette stratégie et bien peu de chrétiens de France, bien peu de Français, vont essayer de comprendre la question du Liban pour lui-même dans cette problématique.

Parfois la relation entre les chrétiens et les musulmans au Moyen-Orient est perçue par les Français dans la problématique islam/laïcité ou islam/chrétiens telle qu’elle est vécue en France. Certes je suis de ceux qui considèrent que le dialogue entre les chrétiens et les musulmans en France ne peut pas faire l’impasse de la question des chrétiens dans les pays à majorité musulmane, reste que les problématiques sont très différentes.

Et je vois parfois un enthousiasme pour les chrétiens du Moyen-Orient comme une sorte d’argument dans une problématique entre chrétiens et musulmans en France en oubliant que si, en France, la question est liée à une problématique d’immigration récente et soudaine, ce n’est pas le cas au Moyen-Orient.

Parlons du voyage récent de Sa Béatitude, très beau voyage où il a pu rencontrer les responsables de la France au plus haut niveau, y compris dans cette maison, voyage que l’Œuvre d’Orient a accompagné :

J’ai organisé la conférence de presse de Sa Béatitude à la Conférence des Évêques. C’était là aussi tout à fait symptomatique : Sa Béatitude a dit à plusieurs reprises qu’il n’était pas un homme politique, qu’il était un chef d’Église, qu’il était parfaitement conscient que ce rôle de chef d’Église au Liban lui donnait un rôle national, qu’il n’était pas pour autant un homme politique, un homme politique de la Syrie. Je peux vous dire que, du Quai d’Orsay jusqu’aux journalistes, on a eu de cesse de le trainer sur un terrain où il ne voulait pas aller, la politique de la Syrie. C’est extraordinaire de recevoir le chef de l’Église maronite et que toutes les questions ont tourné, de manière lancinante, autour de la question de la politique en Syrie, au prix d’ailleurs de ne pas écouter ce que Sa Béatitude a voulu dire. Je n’entre pas dans le débat, je tiens vraiment à saluer le rôle du Patriarche et sa capacité, je crois, à servir son Église, je tiens à le dire avec force.

Si j’avais plus de temps, je développerais plus ces points. Il me semble que, certes, la France aime les maronites, certes la France aime les chrétiens d’Orient mais que la France projette toujours ses problématiques internes sur la question des chrétiens en Orient en général, des Maronites en particulier et que cela a pour conséquence une grande méconnaissance de la part des Français sur la réalité maronite.

Lorsque j’ai pris mes fonctions comme Directeur de l’Œuvre d’Orient, où il s’agit pour nous d’aider en priorité les Églises orientales catholiques, nombre des paroissiens m’ont dit : « Alors, vous allez aider les orthodoxes ? » Méconnaissance réelle du monde oriental catholique, méconnaissance de l’Église maronite dans sa liturgie, dans son trésor spirituel, dans sa vie ecclésiale. C’est vrai pour les Maronites, c’est vrai pour d’autres chrétiens au Moyen-Orient. Combien de Français vont faire un magnifique voyage en Égypte en descendant le Nil pour aller voir les pyramides et les temples. Quand ils reviennent, on leur demande : « Alors vous avez essayé de rencontrer des chrétiens ? ». « Ah non. Oui, c’est vrai qu’il y a des chrétiens en Égypte. On n’y a pas pensé. » Il y a une vraie méconnaissance de la réalité orientale et maronite de la part des chrétiens de France. Voilà pourquoi je crois que ce colloque, Monseigneur, est tout à fait essentiel puisqu’il peut favoriser -et votre organisme peut favoriser- cette connaissance par les chrétiens de France en particulier, par les Français en général, de la réalité des chrétiens en Orient.

L’Œuvre d’Orient depuis sa création par des professeurs à la Sorbonne s’est donc engagée résolument aux côtés des religieux et des religieuses, pour favoriser l’éducation -je pense que nous sommes tous conscients que l’éducation est un élément essentiel- et je crois que l’histoire de ces extraordinaires écoles qui, jusqu’à nos jours, avec souvent peu de moyens, ont enseigné vraiment une population dans une esprit de service chrétien, souvent les plus pauvres, chrétiens comme musulmans, est véritablement à l’honneur des chrétiens. Je crois qu’il sera intéressant d’en faire une lecture historique, de garder la mémoire de cette action qui a été faite.

Bien sûr, l’Œuvre d’Orient va continuer son travail auprès de ces écoles. Permettez-moi de le dire en termes assez peu diplomatiques : je suis honteux, étant Français, de voir comment nous aidons aussi peu les établissements francophones. Je souhaiterais qu’il y ait une véritable commission d’enquête sur la réalité de l’aide, que ce soit de la Francophonie qui est un organisme intergouvernemental, ou de l’Agence française pour le développement du français à l’étranger. Quelle est l’aide réelle apportée aux établissements francophones ? Je crois que nous avons un peu tendance à nous payer de mots, je le dis très franchement et de manière assez peu diplomatique parce que si on les dit de manière trop diplomatique, les paroles ne sont plus entendues. Il y a eu une tentative de l’Agence pour le développement du français au Liban d’aller voir les grands établissements francophones existant depuis un siècle pour leur dire : on va vous donner un label pour vous marquer en tant qu’établissement francophone. Tout le Liban sait que le collège des Lazaristes à Antoura est francophone, il n’y a pas besoin de label. Et pour ce label, on va demander tant par élève (vous avez mille élèves, ça fait 150 000 euros). Après cela l’Agence pour le développement du français vient et dit mais si vous voulez le label, nous vous donnons 15 000 euros. Alors, je veux bien qu’on ait des difficultés budgétaires mais enfin il faudrait être un peu rigoureux.

Si nous voulons continuer cette action d’éducation, nous devons maintenant nous tourner plus fortement vers les universités. J’espère que le professeur Antoine Fleyfel nous aidera dans cette action, notamment pour favoriser les échanges d’étudiants en thèses de doctorat -il y en a déjà beaucoup qui sont à l’Institut Catholique de Paris- mais aussi peut-être pour soutenir, s’il y en a (je ne suis pas arabophone) des thèses en arabe, cela me semblerait important. Je crois qu’il y a un effort à faire pour améliorer encore les relations et connexions entre les établissements d’enseignement supérieur qui existent voire de pousser tel ou tel établissement là où il n’y en aurait pas du tout.

Nous continuons bien sûr notre mission pour la santé et notre mission pour les Églises. Dans cette mission pour les Églises, il s’agit souvent de missions pour la formation des prêtres. Je crois qu’il y a encore à persévérer dans ce travail de formation du clergé, et je dirai même d’ouverture du clergé aux questions internationales, aux questions sociales et de les aider à soutenir l’engagement des laïcs. Je crois que c’était l’un des souhaits du récent synode à Rome qui a été un très beau moment de rencontre entre évêques -Monseigneur Bressolette ici présent y est expert et en parlerait mieux que moi. J’ai trouvé que le laïcat n’y était pas assez présent et le synode a révélé qu’il faut creuser cette question du laïcat, de sa responsabilité dans l’Église, dans l’esprit et la lettre du Concile Vatican

II.

Il est clair que ces trois missions traditionnelles de l’Œuvre d’Orient : l’éducation, la santé, le soutien des prêtres, du clergé et de la vie des églises, ne se voient pas forcément toutes immédiatement au Liban.

Dans certains pays, certaines régions où les chrétiens ont été déplacés pour des raisons économiques ou sécuritaires, se pose :

la question du logement :

S’il est certain qu’il est important, partout dans le monde mais peut-être spécialement en Orient, d’avoir un logement qui permette de rassembler la famille, là où cette maison n’existe pas, il y a une fragilisation forte du désir de rester sur place.

Il y a la question économique :

Si un père de famille ne peut pas travailler pour nourrir sa famille, il va vouloir aller ailleurs. Il faut d’abord qu’il réfléchisse bien si le ailleurs en question est capable de lui fournir un vrai travail. Je crois qu’il faut que nous nous posions des questions, que nous accentuions la question du soutien à des réalisations de micro-crédit ou de soutien à une conscience entrepreneuriale qui doit pouvoir être développée au Liban comme ailleurs.

Et troisièmement, la question des libertés fondamentales :

Je crois que, évidemment, l’Œuvre d’Orient est une œuvre ecclésiale. Nous n’avons pas à prendre de position politique, mais cela ne veut pas dire que nous n’avons rien à faire. Je crois qu’il est important de nouer des partenariats pour des points qui nous paraissent mériter véritablement une attention. Je pense que le temps est terminé que nous considérions que, parce qu’un pays a en son sein une majorité musulmane, on doive accepter des atteintes à des principes fondamentaux du droit. Je voudrais que nous puissions examiner de près la déclaration islamique des droits de l’homme. Si notre déclaration universelle est universelle, pourquoi avoir une déclaration islamique des droits de l’homme ? Pourquoi pas une déclaration hindouiste et pourquoi pas à ce moment-là une déclaration chrétienne des droits de l’homme ? Ou une déclaration est universelle ou elle n’est pas universelle.

Il y a des choses qui ne sont pas acceptables.

Il n’est pas acceptable non plus qu’une constitution prévoie qu’un chef d’État doive nécessairement être musulman – ce n’est pas le cas du Liban. Même si, dans certains pays, je doute qu’un chrétien imagine devenir chef d’État, l’inscrire dans la constitution, c’est mettre les citoyens dans une situation de deuxième ordre. Il n’est pas acceptable qu’on envisage ici ou là que le droit du musulman, d’inspiration musulmane, de source musulmane, soit la source pour le droit des gens lorsque ces gens ne sont pas musulmans, s’ils sont chrétiens. Tout cela était toléré finalement par les institutions occidentales et internationales. Je crois qu’il est temps que cette tolérance cesse, que nous puissions émettre sans honte et sans crainte excessive nos points de vue.

Que cela ne se traduise pas immédiatement par des conséquences sur le terrain ? Sans doute. Il faut du temps, nous sommes réalistes, nous sommes patients. Mais cela ne veut pas dire qu’il faut se taire. Il n’y a pas de raison, si la nouvelle constitution égyptienne dispose que la source principale du droit des gens devient un droit d’inspiration musulman, que nous nous taisions. Je crois que le temps est venu de libérer la parole sur ces réalités, sachant que nous n’avons pas à nous projeter de nouveau par rapport à nos problématiques franco-françaises sur cette réalité des habitants du Moyen-Orient dont ils sont les premiers responsables. Donc notre marge est étroite.

On ne va pas de nouveau dicter aux habitants du Moyen-Orient ce qu’ils doivent faire ou ne pas faire, mais pour autant, il y a un droit international, il y a des règles internationales, il y a à Genève un commissariat de l’ONU sur les libertés.

Nous devons agir, non pas pour chercher un privilège pour les chrétiens – ce n’est jamais cela que nous cherchons, nous respectons la laïcité, parfois même nous aimons la laïcité, quand elle est vraiment laïque- nous ne voulons donc pas un privilège pour les chrétiens, nous demandons que soit respectées les règles du droit international par rapport à des situations, quelles qu’elles soient, où les minorités sont parfois privées de ces droits.

Voici donc des chantiers nouveaux.

Sans doute l’Œuvre d’Orient qui n’est qu’une œuvre modeste, somme toute, ne peut-elle pas par elle-même faire tout cela. Ce n’est pas forcément de sa compétence. Nous ne sommes pas un organisme économique qui pouvons développer des projets économiques au Moyen-Orient.

Nous pouvons cependant nouer des partenariats entre des organismes français et des organismes maronites notamment. Il y en a déjà et je crois que nous pouvons accentuer cela. Cela d’autant mieux qu’il y aura une réelle connaissance des réalités maronites, de la spécificité maronite, de l’histoire maronite, de la vie ecclésiale maronite dans les milieux français. Je me réjouis que votre organisme existe pour favoriser cette connaissance car, quand cette connaissance sur le fond progressera, on pourra envisager une véritable amitié, qui ne sera pas une amitié emprisonnante comme la sémantique peut l’être – l’amitié aussi, mais un vrai respect de l’Église maronite pour ce qu’elle est et pour elle-même. Voilà, je vous remercie.