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L'année qui a changé l'Ukraine

A la fin de l’année 2014, l’Ukraine est un pays en guerre (même si officiellement on parle d’opérations anti-terroristes, que toute la population perçoit comme une guerre). Dans cette guerre non déclarée, l’Ukraine a déjà perdu environ 1 300 soldats et jusqu’à 5 000 civils ; plus d’un million d’habitants ont fui la zone du conflit, comme personnes déplacées et réfugiées. Les Ukrainiens sont confrontés aux situations inattendues d’un pays en guerre – explosions dans différentes villes, attaques armées, insécurité, mais découvrent aussi un formidable mouvement de solidarité et une mobilisation de volontaires sans précédent.

Afin de mieux appréhender ce qui se passe à présent en Ukraine, quels sont les enjeux, et savoir comment interpréter les informations reçues et comprendre les courants sous-jacents, nous devons nous pencher en profondeur sur l’histoire de l’Ukraine et son psychisme. Pour une grande part du XXe siècle, l’Ukraine a été l’une des zones les plus dangereuses sur terre. Entre 1914 et 1945, un homme sur deux et une femme sur quatre y ont été assassinés. Le système a tué méthodiquement, génération après génération. Durant l’Holodomor, la famine artificielle de 1932-1933 en Ukraine – qu’on appelait le grenier à blé de l’Europe -, les gens sont morts de faim ! Et, même si on utilise des estimations prudentes, on peut dire que 25 000 personnes par jour sont mortes de faim sur les terres les plus fertiles d’Europe. Dans ce pays a été mis en place un système complexe inculquant automatiquement la méfiance et la suspicion au sein même de la famille, au travail et dans la société en général. Cela a engendré peur, traumatisme profond, et une méfiance dont l’Ukraine et les autres états post-soviétiques ont hérité.

 

Cette méfiance et cette peur sont profondément ancrées dans l’ADN de la nation. C’est un paramètre important de son psychisme, auquel on peut attribuer la mauvaise gestion des entreprises, le marasme économique dû à un système gouvernemental corrompu, les tiraillements dans les mariages[1], les générations en butte les unes avec les autres, et les problèmes que l’on observe dans la politique actuelle de l’Ukraine.

Et le Maidan, c’était quoi ? C’était un mouvement de transition de cette peur vers la dignité humaine. Il est important de bien saisir la portée de cette mutation pour comprendre la signification du Maidan. Les Ukrainiens ne voulaient plus avoir peur et retrouver leur dignité. Et de fait, ils ont été les premiers à donner leur vie sous le drapeau Européen, au nom des valeurs européennes.

Les dirigeants des Églises d’Ukraine et de toutes les confessions religieuses, unis au sein du Conseil pan-Ukrainien des Églises et organisations religieuses, ont très tôt soutenu le projet d’association avec l’Union européenne, quand le gouvernement se déclarait encore en faveur de ce traité. Leurs représentants se sont rendus en septembre 2013 à Bruxelles pour faire part de leur soutien aux autorités européennes et ont signé la déclaration affirmant : « le futur de l’Ukraine est naturellement prédéfini par nos racines historiques d’état indépendant faisant partie d’un cercle de peuples européens libres ». Pourquoi ? Car l’Europe représente les valeurs chrétiennes originelles de dignité humaine : dont la valeur de la primauté du droit et de l’égalité de tous devant la loi, la dignité et le respect des femmes et des hommes.

Lorsque le gouvernement de Viktor Ianoukovytch a refusé de signer le traité d’association avec l’Union européenne, provoquant les premières protestations, les Églises d’Ukraine se sont placées instantanément du côté de la population, elles ont pris le parti de la société civile. Ce fut une décision unanime de tous les dirigeants religieux, qui ont parlé d’une seule voix pour protéger la dignité humaine et les droits des citoyens.

Les prêtres et les pasteurs des différentes confessions se sont retrouvés sur le Maidan dès le premier jour, au cœur des nuits les plus froides et pendant les plus violentes attaques. La première tente-chapelle a été érigée le 4 décembre. Orthodoxes, Gréco-Catholiques, Catholiques Romains, Protestants, Juifs et Musulmans se côtoyaient sur le Maidan. La présence du clergé et des religieux à toute heure du jour, contribuaient à soutenir la détermination des gens face aux policiers anti-émeute. Les prêtres sont restés aux côtés de leurs fidèles. Selon les mots du Pape François, les pasteurs avaient sur eux l’odeur de leurs brebis. Dans ce cas précis, on peut dire que les prêtres Ukrainiens portaient plutôt sur eux l’odeur des pneus brulés et des feux de camp du Maidan. Ils y confessaient, célébraient la Liturgie et y ont même béni des mariages.

Les plus actifs furent les prêtres de l’Église Ukrainienne Gréco-catholique (acronyme anglais UGCC) et ceux de l’Église Ukrainienne Orthodoxe du Patriarcat de Kyiv (acronyme anglais UOC KP). A cause des prises de position de son clergé, l’UGCC a reçu des lettres d’avertissement de la part des autorités dès janvier. Le rôle de l’UOC KP a été très symbolique : tout particulièrement le rôle joué par le Monastère Saint-Michel-au-Dôme-d’Or au centre de Kyiv, qui a recueilli les premiers étudiants protestataires poursuivis par les Berkut, qui sonnait les cloches à chaque attaque dramatique sur le Maidan et tint un rôle de véritable quartier général pendant de longs mois.

Plus difficile à définir est la position de l’Église Ukrainienne Orthodoxe du Patriarcat de Moscou. Certains représentants de cette Église (hiérarchie et clergé) soutenaient ouvertement Viktor Ianoukovytch, qui s’était déclaré lui-même un de ses fidèles, la faisant bénéficier de certaines largesses. D’autres s’opposaient à des liens trop étroits entre Église et État. Mais pendant le Maidan, les divergences d’opinion se sont encore plus exacerbées (sans parler des réactions à l’invasion Russe et au mouvement séparatiste).

Du 18 au 20 février, jours des sanglantes attaques contre le Maidan et des tirs de snipers, le clergé est resté sur place malgré le réel danger de mort. La tente-chapelle a été incendiée le 18 février. Un prêtre a réussi à sauver le Saint Évangile et le calice. Les prêtres ont pu réconforter les blessés et dû administrer les derniers sacrements. Plusieurs églises furent transformées en hôpitaux et en refuges.

J’ai un souvenir personnel du 18 février – je me trouvais dans la chapelle à 19h au début de l’assaut meurtrier des forces spéciales, avant de me rendre sur la scène pour lire une déclaration de sa Béatitude Sviatoslav Shevchuk, exhortant le gouvernement à s’abstenir d’attaquer les manifestants sans armes. De la scène, j’ai été le témoin de l’incendie de la tente, où j’avais prié 25 minutes plus tôt, touchée par des grenades incendiaires lancées par les forces spéciales. Expression du mal à l’état pur manifesté de manière brutale.

Le 20 février, la police a reculé et a commencé à se replier comme si les opérations étaient terminées. Les manifestants ont avancé à leur suite et ont été pris pour cible par des snipers. Des personnes sans armes avec la seule protection de boucliers en bois ont été abattues froidement par des snipers en plein cœur d’une capitale européenne, en plein jour, devant les caméras du monde entier et durant la visite de 3 Ministres des Affaires étrangères européens.

Tous ceux qui sont morts durant ces jours sur le Maidan sont appelés la Centurie Céleste. Qui étaient-ils ? Des étudiants, de jeunes pères de famille, des chefs d’entreprise, des travailleurs, des retraités, un professeur de l’Université Catholique d’Ukraine Bohdan Solchanyk. Le plus jeune avait 17 ans, il était arrivé sur le Maidan deux heures avant de tomber, victime innocente. La plupart d’entre eux venaient de Kyiv et de l’ouest de l’Ukraine, mais nombreux aussi étaient originaires d’Ukraine orientale.

Après ce sacrifice suprême, l’accord pour des élections anticipées conclu avec Ianoukovytchle 21 février, n’était plus suffisant pour les manifestants. Le déroulement de ces journées n’est pas vraiment clair, toujours est-il que le 22 février, Ianoukovytchquitta précipitamment le pays. Les Ukrainiens pleuraient les victimes des snipers, quand l’armée Russe commença à envahir la Crimée. L’histoire ne peut s’écrire sur des hypothèses : on ne saura jamais ce qui serait advenu du Maidan s’il n’avait pas été suivi de l’annexion de la Crimée et du conflit dans le Donbass. Le Maidan a été le point de départ d’un long pèlerinage de la peur vers la dignité. Le sacrifice de la Centurie Céleste est l’expression ultime de ce que représentait le Maidan : solidarité, amour du prochain et dévouement, même si cela supposait recevoir la balle destinée à un autre. Le Maidan a fait redécouvrir aux gens la force de la communauté et le bien-fondé de l’initiative individuelle. Un des slogans du Maidan « Je suis une goutte dans la vague qui change le pays » reflète l’esprit de communion, d’entraide et l’engagement volontaire individuel. L’auto-organisation et le sacrifice désintéressé étaient exemplaires dans les jours paisibles et extraordinaires durant les attaques. Le Maidan a déclenché un immense mouvement de mobilisation de volontaires. C’est un paramètre déterminant dans la situation en Ukraine au cours de cette dernière année, au même titre que les annonces de fusillades, de bombardements, dévastations, crise humanitaire, soldats blessés, morts et funérailles. Il est difficile de se figurer l’ampleur de ce phénomène. De récentes études montrent que les volontaires (mouvement organisé ou initiative individuelle) bénéficient du plus haut indice de confiance de la société et que 25 % des Ukrainiens sont engagés dans un mouvement de volontariat. Venir en aide à l’armée a fédéré au niveau national, des personnes de tous âges, tous milieux sociaux-professionnels et styles de vie. Il faut comprendre que l’armée Ukrainienne n’était absolument pas prête à une guerre. Après la chute de l’Empire soviétique, l’armée en Ukraine fut particulièrement délaissée au niveau financier. Quand le conflit survint, l’État et le ministère de la défense se sont révélés incapables de subvenir aux besoins des soldats et d’une armée en temps de guerre. Les associations et les volontaires ont pris le relais pour leur fournir munitions, gilets pare-balles, kits médicaux, véhicules, nourriture… Les Églises jouent un rôle actif dans ce mouvement. Des dizaines de prêtres sont chapelains militaires dans les zones de conflit, des centaines d’autres travaillent avec les volontaires. Les Églises sont très engagées dans le travail d’entraide : elles soutiennent les militaires, les personnes déplacées, les soldats blessés, les populations en souffrance dans les territoires occupés.

Il nous faut ici évoquer le fait que la guerre provoque de nombreuses atteintes à la liberté religieuse. Après l’annexion de la Crimée, les cas de violations des droits de l’Homme, et de violations de la liberté religieuse se sont accrus et sont devenus des plus préoccupants. L’Église Ukrainienne Gréco-Catholique, l’Église Ukrainienne Orthodoxe du Patriarcat de Kyiv et les communautés musulmanes sont constamment menacées et les gréco-catholiques ont été contraints et forcés de quitter la Crimée. Les deux Églises catholiques sont confrontées aux pires difficultés pour faire enregistrer leur propriété paroissiale et assurer une résidence légale à leur clergé en Crimée, en accord avec les nouvelles lois.

Au cours du printemps et de l’été, les forces pro-Russes ont confisqué des églises pour s’en servir de quartiers généraux, dépôts de munitions et positions de tirs, d’où ils attaquent les forces anti-terroristes ukrainiennes. Deux prêtres catholiques ont été retenus en otage ; des pasteurs ont été kidnappés, détenus et deux diacres protestants et les deux fils d’un pasteur ont été tués à Sloviansk.

Cependant la situation la plus délicate reste celle de l’Église Ukrainienne Orthodoxe. En effet, elle compte des fidèles dans chacun des deux camps à l’est de l’Ukraine. Certains prêtres soutiennent clairement les militants pro-Russes. Les prêtres orthodoxes qui ont une certaine influence parmi les militants, sont des négociateurs précieux pour aider au sauvetage – à la libération des soldats ukrainiens retenus en captivité. Le Patriarche Cyril Gundiajev, lui, appuie le Président Poutine dans sa politique d’intervention militaire en Ukraine et est l’un des porte-paroles expliquant le bien-fondé idéologique de l’agression Russe envers l’Ukraine. Ce qui explique que de nombreuses paroisses, particulièrement à l’ouest, mais aussi au centre du pays, déclarent vouloir changer de juridiction et abandonnent le Patriarcat de Moscou pour se rattacher à l’Église Ukrainienne Orthodoxe du Patriarcat de Kyiv. On se doute bien que ces décisions et la réaction vive du Patriarcat de Moscou rendent la situation dans le pays encore plus tendue.

Les conditions de vie pour les Gréco-Catholiques et les Catholiques romains dans les zones contrôlées par les militants pro-Russes sont extrêmement difficiles. Ceci fait dire au Nonce apostolique, l’Archevêque T. Gullickson : « si la Russie continue à exercer son contrôle sur cette région, il est difficile d’imaginer qu’aucune vie catholique, quelle qu’elle soit, soit autorisée à y renaitre un jour. »

Les gens en Occident s’interrogent sur ce qui a changé en Ukraine depuis le Maidan, après le sacrifice colossal de la Centurie Céleste. Qu’est-ce qui peut changer dans une Ukraine aux prises avec l’expérience cruelle de la guerre ? On observe de multiples changements, même s’ils semblent peu perceptibles encore. Le changement principal réside dans le fait que les Ukrainiens ont quitté le pays de la peur et se dirigent vers la terre promise de la dignité.

D’aucuns disent que le Maidan a « provoqué » le conflit armé à l’est du pays. Je dirai que l’une des leçons les plus importantes est que le Maidan a appris aux gens à rester unis dans la solidarité, l’aide et le respect mutuels, la prière. Leçon précieuse pour un peuple devant faire face à une situation de guerre, non-déclarée.

Monseigneur Borys Gudziak

Évêque de l’Éparchie

St Volodymyr-le-Grand de Paris des Ukrainiens pour la France, le Bénélux et la Suisse

 

Mgr Borys Gudziak est également Chef du Département des Relations Extérieures de l’Église Ukrainienne Gréco-Catholique et Président de l’Université Catholique d’Ukraine