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Les Églises de tradition syriaque : approche historique, Françoise BRIQUEL- CHATONNET - 2006

TELECHARGER CET ARTICLE EN PDF : HISTOIRE Les églises syriaques – Approche historique

Françoise BRIQUEL CHATONNET est Directrice de recherche au CNRS, directrice adjointe de l’UMR 8167 Orient et Méditerranée, directrice de la composante « Mondes sémitiques » CNRS

Article rédigé pour le HS 150e anniversaire de l’Œuvre d’Orient – 2006

Sources :

http://www.orient-mediterranee.com/spip.php?article95

http://www.mss-syriaques.org/

www.etudessyriaques.org

Parmi toutes les traditions d’Églises orientales, ce sont certainement les Églises syriaques qui présentent la plus grande situation de division et la plus grande complexité institutionnelle, à cause d’une histoire mouvementée et de l’immense diversité des régions et des cultures dans lesquelles la chrétienté syriaque s’est répandue.

Les Églises syriaques trouvent leur origine institutionnellement dans les positions prises par une partie des chrétiens du patriarcat d’Antioche vis-à-vis des positions christologiques affirmées au ve siècle lors des conciles d’Ephèse et de Chalcédoine. Mais elles tirent leur identité et leur patrimoine communs de l’héritage d’Édesse. C’est en effet dans cette ville que s’est développée une culture, revendiquée fortement jusqu’à aujourd’hui par toutes les Églises syriaques, du Proche-Orient comme de l’Inde.

A. Un patrimoine commun : Édesse et la culture syriaque

La tradition des Églises syriaques fait remonter la christianisation d’Édesse à l’époque même de Jésus, d’après un récit conservé en syriaque (la Doctrine d’Addaï) dans un texte datant du ve siècle, mais qui avait déjà été repris en grec par l’évêque Eusèbe de Césaréedans son Histoire ecclésiastique au tout début du ive siècle à partir d’une source syriaque plus ancienne. Le texte relate comment des émissaires du roi d’Édesse Abgar Oukama (Abgar V, dit « le Noir » ou « le Basané »), auraient rencontré Jésus en Palestine, constaté les miracles qu’il accomplissait et les difficultés qu’il rencontrait de la part des juifs. Malade, Abgar écrit une lettre à Jésus pour lui demander de venir le guérir et lui proposer de partager avec lui son royaume. Les envoyés d’Abgar arrivent auprès de Jésus à la veille de sa passion et celui-ci décline l’invitation. Il renvoie cependant une lettre à Abgar lui promettant, après être ressuscité, de lui envoyer un disciple pour le guérir et le convertir. Avec la lettre, l’ambassade rapporte un portrait du Christ que, selon des versions byzantines postérieures, devant l’impossibilité de l’artiste à le représenter, Jésus aurait fait lui même en appliquant le linge sur son visage. L’histoire semble être une des versions de l’origine du fameux portrait « acheiropoiète », non fait de main d’homme, qui traverse la tradition chrétienne, du portrait d’Édesse en passant par le mandylion et jusqu’au saint suaire. Après l’Ascension, lors du partage des zones apostoliques, Thomas envoie à Édesse Thaddée (appelé Addaï en syriaque),un des soixante-douze (Lc 10, 1), qui convertit le roi et son entourage, ainsi qu’une bonne partie de la population, et fonde l’Église d’Édesse. L’épisode qui, dans le récit d’Eusèbe, souligne l’universalité du message du Christ avant même sa résurrection, visait surtout dans la tradition syriaque à assurer le prestige de l’Église d’Édesse en lui conférant une antériorité absolue sur toutes les autres et aussi à souligner, dans ce lieu fertile en controverses théologiques multiples, sa parfaite orthodoxie. Quant à la lettre et au portrait du Christ, ils étaient reconnus comme les protecteurs de la cité. A la fin du ive siècle, la pèlerine Egérie, venue d’Occident pour visiter les lieux saints, passe quelques jours à Édesse et elle mentionne dans le récit de son voyage, qui a été conservé, ces lettres de Jésus.

La légende est belle même si elle n’apparaît guère fondée sur le plan historique. Elle fournit quand même une indication intéressante sur le premier milieu de diffusion du christianisme à Édesse : Addaï à son arrivée dans la cité descend chez Tobie, fils de Tobit, un juif de Palestine, et des juifs sont présents parmi ses auditeurs et ceux qui se convertissent. Il est probable que c’est grâce aux liens que la communauté juive d’Édesse entretenait avec celle de Palestine et celle d’Adiabène, à l’Est du Tigre, que le christianisme a trouvé dans la cité ses premiers relais. Et on a des traces historiques de ce premier christianisme édessénien : une chronique tardive a conservé un passage recopié des archives de la ville d’Édesse pour l’an 200 concernant une terrible inondation ayant détruit la ville cette année-là. Parmi les édifices détruits, le texte mentionne l’« église des chrétiens ». Cela signifie que, dès cette période bien antérieure à la paix de l’Église instaurée par Constantin dans l’empire romain, les chrétiens disposaient officiellement à Édesse d’un lieu de culte, même s’il est probable qu’ils n’en représentaient encore qu’une fraction de la population et que les rois n’y avaient pas adhéré : jusqu’à la fin du royaume d’Édesse (milieu du iiie siècle), les inscriptions sur pierre comme sur mosaïques montrent la pérennité des cultes traditionnels.

Cependant, dès cette très haute époque, Édesse se révèle un centre de culture, dont la langue d’expression est l’araméen. Si la cité avait été fondée par un successeur d’Alexandre, Séleucos, pour y installer des colons macédoniens et si Édesse participe pleinement à la culture grecque, le fonds sémitique s’était maintenu et réapparaît au début de notre ère dans l’écrit à côté du grec : inscriptions sur pierre et sur mosaïques révèlent l’usage d’une variante locale de l’araméen, tant dans le contexte funéraire que pour les dédicaces aux dieux ou l’ornementation des riches demeures de l’élite locale. Dès le dernier siècle de la royauté d’Édesse, aussi, naît la première littérature chrétienne de langue araméenne qui puise à ce double héritage.

L’usage est, en français, d’appeler « syriaque » cette variante édessénienne de la langue araméenne, utilisée dans un contexte chrétien et qui est devenue la langue culturelle et liturgique des chrétiens du Proche-Orient. Elle est l’héritière d’une langue et d’une culture attestée dès le début du Ier millénaire avant J.-C. dans des inscriptions alphabétiques, mais qui est en continuité avec la langue plus ancienne de la Syrie, non encore attestée par écrit : c’est une langue sémitique, apparentée à l’hébreu et à l’arabe. Cette langue araméenne, celle des royaumes de Damas et de Hamat mentionnés dans la Bible, mais aussi des royaumes de Haute Mésopotamie, n’a pas disparu avec la conquête de toute la Syrie par l’empire assyrien aux ixe et viiie siècle. Bien au contraire, elle a alors commencé à se répandre bien au-delà de sa sphère d’origine, d’abord grâce aux déportations opérées par ces mêmes Assyriens : des Araméens ont ainsi été installés dans le royaume d’Israël, après la chute de Samarie en 720, mais aussi au cœur de l’empire assyrien, dans la capitale duquel, Ninive, on a retrouvé des tablettes d’argile portant une écriture araméenne. Après la chute des empires assyrien puis babylonien, la conquête perse, avec Cyrus, lui donne un élan extraordinaire : à travers tout l’empire, de l’Afghanistan au Sud de l’Égypte et de l’Asie mineure jusqu’au Nord de l’Arabie, on écrivait en araméen. Au Proche-Orient, la conquête d’Alexandre l’a en grande partie fait disparaître de la sphère de l’écrit, au profit du grec mais elle s’était maintenue comme langue orale et, lorsque le royaume grec séleucide  s’est progressivement effacé, de petits royaumes se sont formés où l’on a de nouveau commencé à écrire l’araméen. Parmi eux, le royaume des Nabatéens et celui d’Édesse, où naît la littérature araméenne chrétienne. Cette histoire millénaire a appuyé l’affirmation, par les chrétiens syriaques, que leur langue était celle du paradis, la langue universelle d’avant l’histoire de la tour de Babel.

De cette toute première littérature syriaque d’Édesse, on a ainsi conservé, transmis par ses élèves, l’enseignement du philosophe Bardesane (iie siècle) dont la pensée chrétienne admettait cependant l’influence des astres sur le destin des hommes. Du début du iiie siècle datent les Actes de l’apôtre Thomas qui relatent sa mission en Inde. La traduction de la Bible, la Peshitta, qui est encore le texte liturgique officiel commun à toutes les Églises syriaques, date probablement de la même époque, tandis que Tatien composait en syriaque son Diatessaron, une harmonie des quatre évangiles qui a connu un grand succès jusque dans le monde latin.

C’est comme langue chrétienne, liturgique et culturelle, que le syriaque s’est diffusé à travers tout l’Orient, en raison du rôle joué par Édesse dans la mission chrétienne, rôle que la tradition met fortement en valeur, à travers l’histoire de Mari et celle de Thomas. L’évangélisation de la Mésopotamie est attribuée par la tradition syriaque à l’œuvre de Mari, que la littérature orientale met aussi au nombre des soixante-douze disciples du Christ et qui aurait été choisi puis envoyé par Addaï depuis Édesse peu avant sa mort. Les Actes de Mar Mari, qui, sous leur forme actuelle, remontent aux ve-vie siècles, le montrent allant d’Édesse à Nisibe, à Arzon d’Arménie, puis parcourant au cours de sa mission toute la Mésopotamie du Nord au Sud jusqu’à la côte orientale du golfe arabo-persique, où commence le domaine d’apostolat attribué à l’apôtre Thomas. De fait, si Thomas est considéré comme l’évangélisateur de l’Inde, le récit de sa mission dans les Actes de Thomas comporte, au milieu d’éléments légendaires, quelques détails qui pourraient correspondre au Nord de la péninsule, plutôt sur la côte du Pakistan actuel. Thomas avait lui aussi un lien fort avec Édesse puisque c’est là que, toujours selon la tradition, se trouveraient son sanctuaire et ses reliques.

Il est difficile de savoir quelle part historique peut être attribuée à des récits qui relèvent manifestement du genre hagiographique et qui mettent en scène à chaque étape miracles et guérisons accomplies tant par Mari que par Thomas. Si quelques traces éparses montrent la présence de chrétiens dès l’époque parthe, c’est seulement avec les déportations opérées par Shapour Ier (240-272) au début de la domination sassanide que le christianisme se développe véritablement dans l’empire iranien : de ses campagnes menées contre l’Orient romain, Shapour avait ramené de nombreux prisonniers, déportés par communautés entières, de culture grecque ou araméenne, qui se sont reconstituées dans l’empire iranien. Des inscriptions de la seconde moitié du IIIe siècle mentionnent, parmi les adversaires de la religion locale mazdéenne, deux groupes de chrétiens aux côtés des juifs, des manichéens et des adeptes des religions indiennes : il s’agit sans doute de deux communautés, l’une parlant l’araméen, l’autre le grec. Dès cette époque, il existe une hiérarchie ecclésiastique dans l’empire iranien avec différents diocèses.

Dans ces régions de la mission chrétienne, on parlait diverses langues. Des variantes de l’araméen étaient parlées en Mésopotamie et notées avec un alphabet un peu différent de celui d’Édesse. Dans les empires parthe et sassanide, diverses langues du groupe iranien avaient cours. Mais chaque fois, avec le christianisme, la langue et l’écriture d’Édesse sont arrivées et ont été utilisées dans la liturgie et la culture chrétiennes. C’est la traduction syriaque de la Bible, la Peshitta, qui a été utilisée. Les grands écrivains chrétiens, depuis Éphrem de Nisibe ou Aphraate « le sage persan », ont écrit dans la langue d’Édesse. C’est fondamentalement cette culture commune qui fait encore aujourd’hui l’unité des Églises syriaques.

B. L’Église apostolique de l’Orient et la tradition syro-orientale

 

Mais si c’est d’Édesse que les Églises syriaques tirent leur culture, leur existence en tant qu’Églises s’est jouée ailleurs. Historiquement, la première qui a acquis son autonomie est l’Église apostolique de l’Orient, ainsi qu’elle se dénomme elle-même. En effet, si tout le Proche-Orient, depuis la côte orientale de la Méditerranée jusqu’à la Mésopotamie était du ressort du patriarcat d’Antioche, à l’exception de la Palestine, rattachée à Jérusalem, les chrétiens de Mésopotamie se sont trouvés très tôt dans une situation particulière. D’abord du fait des difficultés de relations : les empires parthe puis sassanide ont connu de nombreux conflits avec l’empire romain puis byzantin et ces affrontements militaires ont, de fait, rendu les échanges parfois difficiles entre le siège patriarcal et la Mésopotamie. Cela a permis le développement d’une tradition particulière, la conservation d’une liturgie très ancienne, plus proche de ses origines juives que celles du pourtour méditerranéen, et dont l’antiquité est revendiquée puisque l’anaphore (la prière eucharistique) est placée sous le nom d’Addaï et de Mari.

Plus profondément, après la paix de l’Église promulguée par Constantin et encore plus l’adoption du christianisme comme religion officielle dans l’empire romain à la fin du ive siècle, l’empereur s’est considéré comme le protecteur de tous les chrétiens. Constantin lui-même avait écrit à Shapour II pour lui demander de se montrer bienveillant envers eux. De ce fait, les chrétiens présents dans l’empire sassanide ont facilement été considérés comme liés à l’empereur de Rome, une sorte de « cinquième colonne ». C’était une position très inconfortable, particulièrement dans les moments où les dignitaires de la religion zoroastrienne, la religion officielle de l’empire, ont suscité répression et persécutions. Les « actes des martyrs persans » conservent le souvenir de ces tragédies mais attestent en même temps la vitalité d’une Église répandue partout et qui avait des évêques, des prêtres, des diacres et des moines et moniales.

C’est dans ce contexte que l’Église de Mésopotamie s’est développée comme une Église autocéphale. Si on lie souvent sa fondation au rejet du concile d’Ephèse qui en 431 avait condamné les positions théologiques du patriarche de Constantinople Nestorius et si, parce qu’elle a refusé cette condamnation, elle a été qualifiée par les autres de « nestorienne », cette prise de position théologique n’a fait que donner une base doctrinale à une indépendance de fait, qui était le résultat de la situation géo-politique. Les actes du plus ancien synode de l’Église de l’Est dont on ait la trace (410) citent un credo conforme à la foi commune définie au concile de Nicée, en pleine communion avec l’Église dans l’empire romain, et mentionnent l’adoption du même calendrier des fêtes liturgiques. Mais ils témoignent en même temps qu’il s’agit déjà d’une Église autocéphale, dont le chef est l’évêque de Séleucie-Ctésiphon, capitale de l’empire, qui seul a juridiction sur les autres évêques. C’est en toute autonomie qu’elle adopte les mêmes définitions théologiques et les mêmes règles que l’Église de l’empire romain. Le synode de 424 affirme clairement cette indépendance. Il souligne que l’évêque de Séleucie-Ctésiphon, appelé plus tard « catholicos », est le chef de l’Église de l’Orient, au même titre que Pierre est la tête des apôtres : il n’y a donc aucune autorité au-dessus de lui et l’Église de l’empire romain ne peut intervenir contre ses décisions. On ne peut donc parler de « séparation », et surtout pas sur des bases théologiques, mais de l’affirmation théorique d’une indépendance ecclésiale qui existait dans la réalité du fait des circonstances géopolitiques.

Cette indépendance sera toujours fortement revendiquée plus tard et le catholicos Timothée (780-823) affirmera même une primauté d’honneur par rapport au siège de Rome : « C’est pourquoi il est donc reconnu que l’honneur de la préséance revient légitimement aux Orientaux, que ce soit à cause de l’honneur dû à la région, car l’Orient est la reine de toutes les régions, que ce soit parce qu’elle a été couronnée de la couronne du paradis (traditionnellement situé en Mésopotamie), car le paradis est le modèle sur terre du royaume des cieux,… que ce soit à cause des ancêtres de Notre Seigneur, car c’est de là qu’est venu Abraham, que ce soit à cause de l’antériorité absolue de notre foi dans Notre Seigneur, car il avait deux ans quand nous avons envoyé des messagers et des offrandes à Sa royauté. Trente ans avant tout le monde, nous avons confessé Sa seigneurie et nous nous sommes prosternés devant Sa divinité. » Il précise : « Et si c’est à cause de l’apôtre Pierre que l’on réserve à Rome l’antériorité et la primauté, combien plus devrait-elle échoir à Séleucie-Ctésiphon eu égard au Seigneur de Pierre. » (lettre à Maranzekha, évêque de Ninive).

Mais cette indépendance de fait ne signifiait pas rupture, ni dans les relations intellectuelles, ni dans la communion. Et les discussions théologiques qui avaient cours dans l’empire pénétraient en Mésopotamie, grâce notamment à l’Ecole des Perses installée à Édesse, où s’étaient réfugiés de grands intellectuels de Nisibe, comme Éphrem, lorsque la ville avait été prise par les Sassanides. Beaucoup de responsables de l’Église de l’Orient y furent formés.

Au ve siècle, la discussion théologique portait principalement sur la christologie et plus précisément sur la manière de penser et de définir l’union des deux natures dans le Christ. Deux écoles de pensées principales s’affrontaient, en grande partie à cause d’un point de vue différent. L’école des penseurs antiochiens insistait surtout sur le mystère du salut, qui impliquait que le Christ ait été pleinement et parfaitement homme, tout en ayant une nature divine. Son représentant le plus fameux est Théodore de Mopsueste. À Alexandrie, prévalait la réflexion philosophique, fondée sur le platonisme, qui insistait sur l’unité ontologique de la personne du Christ et donc l’union des natures en Lui. Le patriarche Cyrille d’Alexandrie en fut l’apologiste par excellence.

La querelle se cristallisa lorsque le patriarche de Constantinople, Nestorios, élève de Théodore de Mopsueste, refusa de donner à Marie le titre de theotokos, « mère de Dieu », préférant l’appeler christotokos, « mère du Christ », parce qu’elle ne pouvait avoir enfanté que la nature humaine du Christ. En réponse à cette initiative, un concile fut convoqué à Éphèse en 431, dominé par la figure de Cyrille d’Alexandrie. Il aboutit à la condamnation de Nestorios, ce qui entraîna l’élimination progressive de la théologie antiochienne dans l’empire romain et le rejet des œuvres de Théodore de Mopsueste. L’école d’Édesse, qui lui restait fidèle, fut fermée par l’empereur en 489. Son chef, Narsaï, menacé, se réfugia à Nisibe, dans l’empire perse, où il fut bien accueilli par l’évêque du lieu, Barsauma, et où de nombreux professeurs de l’École d’Édesse le rejoignirent. Ainsi fut refondée l’École de Nisibe qui a joué un rôle essentiel dans la formation des élites et la vie intellectuelle de l’Église d’Orient au Moyen-Âge. A la même époque, l’Église d’Orient adopta officiellement une définition de la foi qui insistait sur la préservation de la distinction des deux natures dans le Christ, même après l’union, et sur le fait que seule l’humanité dans le Christ avait connu la souffrance et la mort. Cette définition, considérée comme hérétique, a scellé la séparation de l’Église d’Orient avec celle de l’empire romain. Mais il s’agissait surtout d’un point de vue différent. Une déclaration christologique commune du chef de l’Église apostolique de l’Orient, Mar Dinkha IV, et du pape Jean-Paul II en 1994 a reconnu l’identité de la foi et permis le rejet des anathèmes réciproques.

A Édesse, les œuvres des Pères grecs avaient été largement traduites en syriaque, notamment celles des Pères de l’école antiochienne de théologie, comme Théodore de Mopsueste. Celui-ci sera toujours considéré comme l’« Interprète » par excellence des Écritures par l’Église de l’Orient. C’est pourquoi son œuvre, perdue en grec car elle avait été frappée d’anathème de façon posthume, est préservée uniquement en traduction syriaque. Inversement, l’Église d’Orient n’a jamais accordé une importance particulière à la pensée de Nestorios. Le qualificatif de « nestorienne », qui lui a souvent été attribué par les membres des autres Églises, doit certainement être écarté.

Sous l’empire sassanide, l’Église d’Orient se développe, alternant des périodes de prospérité et d’autres de répression par le pouvoir politique. Les dignitaires de l’Église étaient parfois invités par le pouvoir politique à jouer un rôle diplomatique dans les relations avec l’empire romain byzantin et y étaient envoyés en ambassade. L’épouse de Chosroès II, Shirin, était chrétienne et a pu apporter un soutien précieux à certains patriarches. Mais, suite à des divisions, Chosroès II interdit la nomination d’un nouveau catholicos en 608 et le siège reste vacant jusqu’à sa mort en 628.

La progression vers l’Est se poursuit. Le long du golfe arabo-persique, depuis Koweit jusqu’en Oman en passant par Bahrayn, ainsi que dans l’île Kharg sur la côte orientale, des restes d’églises ou de monastères datant entre le ve et le viie siècle signalent la progression de l’implantation chrétienne. Au milieu du vie siècle, le géographe Cosmas Indicopleustès mentionne la présence de chrétiens à Ceylan et l’existence d’un évêché en Inde du Sud, à Calliana, dont l’identité est discutée, Quilon au Kérala ou un site près de Bombay. Quoi qu’il en soit, un évêché implique l’existence d’une communauté assez structurée. Au début du viie siècle, la mission chrétienne atteignait la Chine : la stèle de Xi’an, érigée en 781 dans la cité qui était la capitale de l’empire chinois sous la dynastie des Tang, porte une liste des dignitaires de la communauté chrétienne locale inscrite en syriaque. Mais on y trouve également une longue inscription en chinois comportant une profession de foi chrétienne exprimée selon les catégories de pensée chinoises et l’histoire de la fondation de cette communauté, par un groupe de missionnaires envoyés par le catholicos Isho‘yabh II arrivés en 635 et qui avaient obtenu officiellement de l’empereur le droit de prêcher leur foi. Tout le long de la route, des sièges métropolitains étaient fondés à Hulwan (Iran), Herat (Afghanistan), Samarcande (Ouzbekistan) ainsi qu’à Lo-yang et Xi’an en Chine. L’Église apostolique de l’Orient a ainsi fait preuve d’une ardeur missionnaire exceptionnelle, et particulièrement remarquable puisqu’elle s’est faite en dehors de tout soutien du pouvoir politique, adepte d’une autre religion.

L’irruption de la conquête musulmane en Iraq en 632 et la destruction de l’empire sassanide n’ont guère changé, au moins dans les premiers temps, la situation des chrétiens de Mésopotamie, déjà habitués à composer avec un pouvoir non chrétien. Longtemps, et peut-être jusqu’à la fin du Moyen-Âge, les chrétiens sont restés majoritaires dans la région.

Un siècle après la conquête, lors du remplacement de la dynastie omeyyade par celle des Abbassides, le pouvoir politique s’installa en Iraq. L’Église de l’Est put, du fait de cette proximité, y jouer un rôle éminent. Le patriarcat, qui avait migré dans un monastère du Nord à la conquête, s’installa dans la nouvelle capitale, Bagdad, et les catholicos successifs purent entretenir un dialogue avec le pouvoir. Ils étaient considérés comme les représentants officiels de leur communauté auprès du calife, également sur le plan politique : ainsi se mettait en place un système qui allait durer jusqu’à la fin de l’empire ottoman. Les chrétiens avaient un statut inférieur dans la société, mais leur situation réelle a pu varier selon les époques de réelles persécutions jusqu’à une position d’influence auprès du pouvoir, notamment comme médecins officiels de la cour.

Ce fut en effet une période de grande activité intellectuelle dans l’Église : les lettres du patriarche Timothée I, à la fin du viiie et au début du ixe siècle témoignent de la recherche de manuscrits anciens, notamment grecs, pour ses études (par exemple, il recherche le traité d’Athanase sur les Ariens ou des œuvres de Grégoire de Nazianze) ; dans l’une il annonce qu’il a achevé la traduction du livre des Topiques d’Aristote du syriaque en arabe. Théologie, philosophie et médecine sont en effet particulièrement étudiées. C’est l’époque où Aristote et ses successeurs sont traduits en syriaque et en arabe et commentés. Il en va de même pour les œuvres du médecin grec Galien, sur lesquelles se fondera aussi la médecine arabe : les chrétiens jouent un grand rôle dans l’école de médecine fameuse de Gundishapur. Les chrétiens de Mésopotamie ont ainsi joué un rôle dans la transmission vers le monde musulman de la culture antique, ce qui, avant la Renaissance, a permis son retour en Occident. Indirectement, l’œuvre de saint Thomas d’Aquin est ainsi redevable, dans ses fondements philosophiques, au travail des lettrés chrétiens de Mésopotamie. Dans ce rôle de transmetteur, on doit souligner la personnalité de Hunain ibn Ishaq, de son fils et de son petit-fils, traducteurs de nombreuses œuvres en syriaque comme en arabe. Toute une littérature apologétique a également été produite, parfois à l’instigation des califes qui organisaient des discussions entre théologiens chrétiens et musulmans, même s’il est difficile de savoir si certains de ces « dialogues » ne sont pas des reconstructions fictives. De nombreux manuscrits furent copiés qui préservent la riche littérature syro-orientale.

Cette intense activité intellectuelle fut rendue possible par une formation de qualité des dignitaires ecclésiastiques, Au plus haut niveau, l’École de Nisibe jouait le rôle d’une sorte d’université théologique chrétienne. On a préservé ses statuts et son programme d’enseignement, très structuré, qui allait de l’étude des écritures saintes à la philosophie et à la théologie. Localement, tout un réseau d’écoles de différents niveaux assurait, depuis les villages et les villes, une formation que l’on pourrait assimiler à un enseignement primaire et secondaire.

L’activité missionnaire se poursuivit en Asie centrale, parmi des populations de langue du groupe iranien (Sogdiens) ou turc (Ouigours). Des manuscrits en syriaque, ou transcrivant des textes syriaques en langue locale ont été retrouvés dans l’oasis de Turfan (Turkestan chinois), quelques objets, des traces d’églises ou de monastères en Ouzbekistan et au Tadjikistan attestent d’une présence chrétienne, aux côtés du manichéisme et du bouddhisme.

Sous l’empire mongol, on a une double source de témoignages relatifs à ces communautés chrétiennes dispersés sur toute la « route de la soie », depuis l’Asie centrale jusqu’au Pacifique. C’est d’une part le témoignage des voyageurs occidentaux, dont le plus célèbre est Marco Polo et son livre le « Devisement du monde », qui détaille sur toute la route les églises et les chrétiens qu’il a rencontrés. Le franciscain Guillaume de Rubrouck, envoyé par saint Louis à la cour du grand khan, Oderic de Pordenone ou Jean du Plan Carpin ont laissé aussi des relations précieuses de leurs voyages et de leurs rencontres. L’autre source est formée des restes matériels et épigraphiques, notamment de pierres tombales. En Kirghizie, les cimetières du Sémirjetchié ont livré plusieurs centaines de gros galets bruts, ornés d’une croix et portant une inscription funéraire en syriaque datée : celles-ci s’étalent sur un siècle environ, entre le milieu du du xiiie et le milieu du xive siècle. Elles comprennent le nom du défunt qui peut être d’origine turque, la langue de la population, ou d’origine syriaque, la langue religieuse. S’y ajoutent parfois des noms de parenté ou de métier. La date est notée selon l’ère séleucide, en usage dans les Églises syriaques jusqu’à une époque très récente. S’y ajoute cependant souvent l’indication de l’année selon le cycle sino-turc de 12 ans des animaux, qui est parfois répétée en langue turque. Cette communauté disparaît assez brutalement entre 1338 et 1345, sans doute à cause d’une épidémie de peste, le début de celle qui devait frapper brutalement l’Occident en 1348.

Plus loin en Chine, des tombeaux portant des inscriptions en syriaque ou en langue ouigour mais en alphabet syriaque, retrouvés de la Mongolie intérieure jusqu’au Pacifique (Yangzhou), témoignent aussi de la présence de communautés chrétiennes. Un magnifique évangéliaire de 1298 écrit en syriaque à l’encre d’or sur du parchemin bleu et conservé à la Bibliothèque Vaticane a été copié pour Sara-Araol, sœur du prince chrétien öngut, un peuple du Nord de la Chine. Cela signifie qu’elle savait lire le syriaque.

Deux moines chrétiens venus de Chine ont connu un destin inattendu, Rabban Bar Sauma et Marcus. Partis des environs de Pékin vers l’Ouest vers 1275 pour faire le pèlerinage de Jérusalem, ils traversèrent la Chine d’Est en Ouest, en passant par le désert de Gobi, l’Asie centrale et arrivèrent dans le Nord de l’Iraq. Empêchés par les guerres et rivalités politiques d’aller jusqu’en Palestine, ils restèrent près du catholicos et, à la mort de celui-ci, Marcus fut élu sur son siège apostolique sous le nom de Yabhallaha III : en ces temps où le pouvoir mongol était dominant, il semblait judicieux de mettre à la tête de l’Église quelqu’un qui en était un familier. De son sceau, donné par le grand khan, des impressions sont conservées sur des lettres qu’il a adressées aux papes Boniface VII en 1302 et Benoît XI en 1304. Rabban Sauma de son côté fut envoyé comme émissaire auprès du pape et du roi de France, Louis IX, Saint-Louis.

De fait, la situation politique avait radicalement changé en Mésopotamie. La dynastie des Abbassides s’était progressivement affaiblie et les Turcs seljoukides avaient pris le pouvoir au xie siècle. Dans ce nouveau contexte, la situation des chrétiens s’était fragilisée et le christianisme perdit du terrain face à l’islam. De même, l’arabe remplaçait de plus en plus le syriaque dans la vie quotidienne et intellectuelle.

A la fin du xiie siècle cependant, la fondation de l’empire mongol par Gengis Khan marque un nouveau tournant. Les premiers Mongols se montrèrent tolérants envers les chrétiens, dont plusieurs atteignirent des positions éminentes à la cour. Aussi la conquête mongole du Proche-Orient leur parut-elle un événement très favorable et le grand historien et polygraphe syro-orthodoxe, Grégoire abu-l Faraj (Bar Hebraeus) accueillit chaleureusement Hulagu à Alep. L’historien arabe Maqrizi note que les chrétiens célébrèrent la prise de Damas par les Mongols comme une victoire de la Croix sur l’islam.

On a vu que c’est à l’époque mongole que le christianisme a connu sa plus grande et plus profonde extension en Asie. Mais c’est aussi la veille d’un déclin brutal. En Asie centrale, les communautés chrétiennes se sont éteintes assez brusquement. Celles de Chine, coupées de toute relation avec l’Occident par la nouvelle dynastie des Ming, disparaissent progressivement. Dans le monde arabe, après la reconquête de la Syrie par les mamelouks d’Égypte, en 1260, les chrétiens avaient subi le contre coup de l’aide apportée aux Mongols. Vers 1370, la prise du pouvoir par Tamerlan signe le début d’une période de sévères persécutions pour les chrétiens et son invasion de l’Iraq et de la Syrie est marquée par de véritables massacres.

L’Église de l’Est entre alors dans une période de déclin, n’étant plus guère présente que dans le Kurdistan, dans une région située entre le lac de Van, celui d’Ourmiah et Mossoul, région qui fut bientôt partagée entre l’empire ottoman et les Perses. Sa grande époque intellectuelle était achevée. Les patriarches se réfugient dans le Nord de l’Iraq et la fonction devient héréditaire dans une famille, se transmettant d’oncle à neveu, y compris à des enfants. Suite à une dissension sur ce mode de succession au patriarcat, un des candidats, Jean Sulaqa, rechercha l’appui de Rome avec qui il fit l’union en 1553, recevant le pallium du pape. Deux lignées parallèles coexistent dès lors mais cette première Église unie se détacha de Rome en 1672 et s’installa à Kotchannès dans les montagnes du Hakkari. L’histoire de l’Église apparaît dès lors très confuse, marquée par la division (jusqu’à 4 patriarches) et les essais successifs de Rome de rattacher ces diverses branches au catholicisme. Finalement, en 1830, une Église chaldéenne, ainsi que l’on appelle l’Église apostolique de l’Est unie à Rome, fut fondée à Bagdad, dont les fidèles étaient essentiellement en Iraq. C’est encore à elle que se rattachent les chaldéens de nos jours, sous la houlette du « patriarche de Bagdad des Chaldéens ». Les autres héritiers de l’Église apostolique de l’Orient, appelés dès lors « Nestoriens » ou « Assyriens » dans la littérature occidentale, étaient installés principalement dans les hautes montagnes du Hakkari, à cheval entre l’Iraq et la Turquie actuelles, où ils étaient organisés selon un système tribal, ainsi que dans le Kurdistan iranien. « Découverts » par les Occidentaux au xixe siècle, fascinés par ces populations tribales qui étaient chrétiennes et parlaient la « langue du Christ », ils furent emportés dans la tourmente pendant la première guerre mondiale, pris entre les empires russe et turc. Tandis que de nombreux chaldéens étaient massacrés avec des syro-orthodoxes et les Arméniens en 1915, les assyriens du Hakkari se réfugièrent d’abord dans la région d’Ourmiah en Iran puis durent entreprendre un dramatique exode vers le Sud. Seul un tiers de la population atteignit finalement l’Iraq en 1920 sous la protection des Anglais, ayant perdu la grande majorité de ses responsables ecclésiastiques, et s’installa dans des camps de réfugiés. Là, leur situation devint très difficile au début des années 1930 à la fin du mandat anglais sur l’Iraq et un nouveau massacre fut perpétré. Certains passèrent en Syrie orientale où les Français les accueillirent. L’essentiel de la population partit en émigration, notamment aux Etats-Unis, où le patriarche Eshai Shimun la rejoignit en 1940.

Pendant ce temps, l’Église de l’Inde connaissait sa propre évolution, avec l’arrivée des Portugais à la fin du xve siècle – Vasco de Gama atteint l’Inde à Calicut en 1498 et meurt à Cochin en 1524. L’influence de l’Église catholique romaine a très vite été déterminante, ses missionnaires œuvrant à détacher l’Église locale du catholicos de l’Église d’Orient pour la faire entrer dans le giron du catholicisme. Le processus a trouvé son apogée lors du synode de Diamper (Udayamperoor) en 1599 sous la présidence de l’archevêque de Goa, Alexis de Menezès. Si l’autodafé opéré à cette occasion n’a sans doute pas eu l’ampleur qu’on lui a souvent prêtée, il n’en demeure pas moins que les actes du synode condamnent de nombreuses œuvres de la littérature ou de la liturgie syriaques, entachées d’hérésie, et que les représentants de l’Église romaine ont été actifs à en éradiquer la trace : tous les manuscrits copiés antérieurement au synode que l’on trouve dans les bibliothèques du Kérala ont été écrits au Proche-Orient et sont arrivés à une époque plus récente. De ce rattachement officiel de l’Église locale au catholicisme, est née l’Église syro-malabare. Même s’il s’agit d’une Église uniate qui se rattache au rameau syro-oriental, l’influence latine dans sa liturgie et sa culture est prépondérante. Elle est indépendante de l’Église chaldéenne, autre Église uniate issue de l’Église d’Orient. Lorsqu’au siècle suivant, certains membres de l’Église syro-malabare voulurent retrouver les racines orientales de leur Église, l’Église syro-orientale était divisée et l’envoyé de l’Inde, Mar Thomas, ne put nouer de relations ni avec Mar Elias X, dans le couvent de Rabban Hormizd, au nord de Mossoul, ni avec Shimun XIII Denha, à Qotchannes dans les montagnes du Hakkari, deux régions difficiles d’accès. Les dissidents entrèrent donc en relation avec le patriarche de l’Église syro-orthodoxe et adoptèrent dans la foulée la liturgie syriaque d’Antioche. Ce n’est qu’en 1907 qu’un rameau de l’Église syro-orientale, rattaché au patriarche de l’Église apostolique de l’Orient, s’est réimplanté en Inde : c’est l’Église malabare orthodoxe.

C. L’Église syro-orthodoxe ou syriaque-orthodoxe et la tradition syro-occidentale

 

Si l’Église de l’Orient a présenté dès l’origine un caractère bien défini, du fait de sa situation géographique et politique particulière, la naissance de l’Église syro-orthodoxe s’est faite dans un contexte bien différent, puisqu’elle s’est constituée en concurrence avec une autre Église déjà existante. Même si des facteurs culturels et politiques ont certainement joué, c’est principalement la question théologique et doctrinale qui est à l’origine de la fondation de cette Église.

Il faut pour cela remonter à nouveau au ve siècle et aux discussions relatives à la formulation de l’union hypostatique de la nature humaine et de la nature divine dans la personne du Christ. Au concile d’Ephèse, en 431, les Pères avaient suivi Cyrille d’Alexandrie dans sa formulation qui insistait sur l’union des deux natures lors de l’Incarnation et admis qu’elle représentait authentiquement la foi telle qu’elle avait été définie à Nicée. Cependant, l’opposition au concile restait forte, tant du côté des partisans de Nestorios que de ceux qui insistaient pour que l’on ne reconnaisse plus qu’une seule nature (mia physis) après l’Incarnation (d’où le nom de « miaphysites » ou plus souvent « monophysites » donné aux partisans de cette formulation théologique). Pour sortir des troubles qui en résultaient dans l’Église et des affrontements entre tenants de l’un et l’autre parti, qui trouvaient appui jusqu’à la cour de Constantinople, un nouveau concile œcuménique fut convoqué en 451 à Chalcédoine. Cyrille d’Alexandrie étant mort entre temps, le parti monophysite était mené par la doctrine d’un moine nommé Eutychès, qui insistait sur l’expression « une seule nature ». Cette fois cependant, le concile adopta une définition de la foi qui insistait sur la persistance des deux natures après l’union,dans une seule personne et une seule hypostase, à la fois pleinement Dieu et pleinement homme. La doctrine « miaphysite » était donc alors explicitement condamnée.

Si ce concile fut reçu unanimement en Occident, il suscita beaucoup d’opposition dans la partie orientale de l’empire romain byzantin. Les empereurs eux-mêmes oscillèrent entre son acceptation et son rejet : si certains cherchèrent à l’appliquer et à l’imposer, en chassant les évêques rebelles de leur siège, d’autres penchèrent très nettement vers le parti miaphysite et mirent en place des hiérarchies anti-chalcédoniennes et les essais d’un empereur comme Zénon pour trouver une voie moyenne aboutirent à un échec. En Syrie, le parti anti-chalcédonien se révélait fort, même s’il n’était pas uni et représentait plutôt une collection de choix personnels. Il fut renforcé par deux théologiens d’une grande ampleur intellectuelle et d’une grande fécondité, le patriarche Sévère d’Antioche, qui écrivait en grec, et l’évêque Philoxène de Mabboug, de langue syriaque. Le premier fut finalement exilé en Égypte par l’empereur.

Après leur mort, alors que l’empereur avait imposé une hiérarchie entièrement chalcédonienne, les autres évêques étant soit morts soit en exil, l’impératrice Théodora vint au secours des opposants au concile. A la demande des Arabes ghassanides qui étaient miaphysites, elle fit nommer deux évêques par l’ancien patriarche d’Alexandrie, alors en exil. L’un d’eux est Jacques Baradée (Jacob Burd‘aya en syriaque, c’est-à-dire Jacques « la Guenille », car il se déguisait en mendiant pour ne pas être reconnu lors de ses voyages), nommé en 542 sur le siège d’Édesse. Jusqu’à sa mort en 578, il parcourut presque toutes les régions de l’empire d’Orient, Syrie et Asie mineure surtout. Partout il ordonnait des prêtres et des diacres, mais aussi des évêques et, successivement, deux patriarches d’Antioche. Il constitua ainsi en Syrie une hiérarchie parallèle à la hiérarchie chalcédonienne, ce qui marque la naissance d’une Église séparée, anti-chalcédonienne, qu’en référence à son nom on appelle souvent « jacobite ». Les villes étant tenues par les fidèles de l’empereur, les évêques jacobites s’installèrent souvent dans des couvents favorables à leur parti. Mais le pouvoir impérial continuait une politique répressive et le patriarche jacobite d’Antioche, par exemple, ne put jamais pénétrer dans la ville. L’opposition ecclésiale se doublait donc d’un affrontement politique. C’est seulement avec la conquête arabe que cette Église, libérée du joug de Constantinople, put véritablement se développer.

Ainsi naquit une Église marquée par une forte opposition au pouvoir impérial grec, tandis que les fidèles de l’empereur et du concile de Chalcédoine étaient qualifiés de « melkites » (de l’araméen malka ou de l’arabe malik « roi »). Au départ, la séparation était purement doctrinale et politique, et non culturelle. Cependant les villes de langue grecque, sur la côte et en Palestine et les campagnes araméennes de Palestine et d’Arabie, restèrent globalement fidèles à l’empereur et à la hiérarchie qu’il soutenait, tandis que c’était plutôt la Syrie de l’intérieur, où l’on parlait araméen plus que sur la côte, qui passait au miaphysisme. De fait, des problèmes de traduction des notions de « personne », d’« hypostase » et de « nature », du grec en syriaque, ont également joué un rôle dans les divisions doctrinales, les mots ne recouvrant, d’une langue à l’autre, pas exactement les mêmes notions. Aussi finalement, l’Église jacobite, sans rejeter explicitement le grec, utilisa de plus en plus exclusivement pour son expression intellectuelle et sa liturgie la langue syriaque, celle d’Édesse. Si le terme de « jacobite » a couramment été utilisé, il ne correspond à aucune appellation officielle. D’autre part, cette Église ne s’est jamais revendiquée comme « monophysite » ou « miaphysite ». Les opposants à Chalcédoine se sont toujours qualifiés eux-mêmes d’« orthodoxes » ou partisans de la vraie foi, insistant sur leur fidélité au concile de Nicée et rejetant comme non orthodoxes les formulations de Chalcédoine. C’est pourquoi l’Église est appelée syro-orthodoxe ou syriaque orthodoxe, comme son Église sœur d’Égypte, l’Église copte-orthodoxe.

Le siècle omeyyade, jusqu’au milieu du viiie siècle, fut une période de prospérité et d’organisation pour l’Église syro-orthodoxe. Moyennant quelques conditions, les chrétiens étaient libres de pratiquer leur foi comme ils l’entendaient et le fait que les syriens orthodoxes n’avaient pas de lien avec l’empire byzantin rendait leur situation plus facile que celle des melkites. De plus, les jacobites avaient gagné depuis longtemps des adeptes parmi les Arabes qui contrôlaient le nord du désert arabo-syrien : on se souviendra que c’est à leur demande que Théodora avait faire sacrer Jacques Baradée, le fondateur de la hiérarchie syro-orthodoxe séparée. La connaissance mutuelle facilitait la cohabitation. L’Église syro-orthodoxe poursuivit son expansion vers l’Est, en Mésopotamie, sur les terres de l’Église de l’Orient, déjà largement entamée auparavant. Mais la disparition de la frontière politique favorisait ce mouvement. Ces nouvelles communautés furent placées, depuis Marouta de Maipherkat au milieu du viie siècle, sous l’autorité d’un catholicos, appelé à partir du xie siècle « maphrien » (organisateur), installé à Tikrit (Tagrit).

Sur le plan intellectuel, il n’y a pas eu de rupture. Dès le vie siècle, la littérature syriaque avait été marquée par une importance de plus en plus importante de la langue et de la pensée grecque. Au début du viie siècle, Paul de Tella pour l’Ancien Testament et Thomas d’Harkel pour le Nouveau produisent des traductions révisées de la Bible. Dans le premier cas, il s’agissait de rapprocher le texte, traduit de l’hébreu, de la version grecque, celle des Septante. De nombreuses traductions sont entreprises des œuvres des Pères grecs, dont certains, comme Sévère d’Antioche, considérés comme hérétiques dans l’Église grecque, ne sont plus conservées qu’en syriaque. Les écrits scientifiques de Sévère Sebokt, l’œuvre théologique, exégétique et philosophique de Jacques d’Édesse illustrent, entre autres exemples, la vitalité intellectuelle de l’Église syro-orthodoxe. Le monastère de Qenneshrê s’épanouit comme un grand centre de réflexion intellectuelle et de formation.

L’avènement des Abbassides et le déplacement du centre de l’empire vers l’Iraq marque une perte d’influence pour les syro-orthodoxes, car ce sont alors davantage les syro-orientaux qui sont proches du pouvoir. De plus, la pression, notamment fiscale, se fait plus forte sur les chrétiens et le pouvoir sut parfois utiliser habilement les divisions entre eux. Les conversions à l’islam se firent,dans ces conditions, plus nombreuses. La reconquête byzantine à partir du xe siècle (prise d’Antioche, puis d’Édesse) aggrava plutôt la situation des chrétiens dans l’empire musulman. Mais elle ne créa pas pour autant une situation favorable dans les zones reconquises : le patriarche jacobite dut,sous la pression de l’Église melkite, abandonner en 1034 la ville d’Antioche qui était sous domination byzantine et s’installa à Amid (actuelle Diyarbekir en Turquie) puis dans le couvent de Barsauma, dans la chaine montagneuse de l’Anti-Taurus au nord du golfe d’Alexandrette.

Deux événements sortirent l’Église syro-orthodoxe du repli dans lequel elle s’enfermait et favorisèrent une véritable renaissance intellectuelle aux xiie et xiiie e siècles. Ce fut d’abord, suite à la destruction du royaume d’Arménie par les Turcs seljoukides, l’émigration d’une grande partie de cette communauté vers la Cilicie et la fondation du royaume de petite Arménie (1080-1375). Les deux patriarcats tout proches entretenaient des relations étroites, d’autant plus que les deux Églises partageaient la même théologie antichalcédonienne. Cette double proximité favorisa les échanges intellectuels.

L’autre facteur fut l’arrivée des Francs lors des Croisades (entrée à Édesse en 1098, prise d’Antioche la même année, de Jérusalem en 1099). Les jacobites, installés pour l’essentiel dans l’intérieur, furent relativement peu présents dans les royaumes latins d’Orient, à l’exception du comté d’Édesse, et observèrent une attitude prudente pour ne pas se compromettre vis-à-vis du pouvoir musulman. De toute façon, les relations furent loin d’être iréniques entre les conquérants francs et les chrétiens locaux. Deux notes à la fin de deux manuscrits syriaques conservés respectivement à Paris et à Lyon en fournissent un exemple pittoresque : copiées en 1138 dans le couvent de Sainte-Marie-Madeleine et de Mar-Siméon le Pharisien à Jérusalem, elles relatent les démêlés de la communauté syro-orthodoxe de la ville avec un seigneur franc qui voulait s’emparer de deux domaines agricoles qu’elle possédait. Les syro-orthodoxes étaient donc menacés d’expulsion sur ordre de Foulques, troisième roi de Jérusalem. Ceci suscitait, dit le copiste, la joie des melkites : « Voilà enfin qu’on enlève aux jacobites leurs propriétés ». Il précise en effet qu’eux-mêmes avaient été spoliés plus tôt. Un accord fut cependant trouvé moyennant paiement d’une compensation.

Mais si les relations ne furent pas étroites, des contacts se nouèrent cependant et Jérusalem en fut le centre. Des œuvres syriaques furent traduites en latin et alimentèrent en Occident la réflexion théologique. L’exégèse antiochienne nourrit l’interprétation de la Bible dans le monde latin. Inversement, ces contacts favorisèrent une véritable renaissance intellectuelle de la communauté jacobite, dont témoigne l’œuvre exégétique et grammaticale de Denys bar Salibi, la grande chronique rédigée par le patriarche Michel le Grand, dit Michel le Syrien, et l’immense œuvre de Bar Hebraeus, auteur de chroniques, de livres de philosophie, d’exégèse, de grammaire, mais qui écrit déjà autant en arabe qu’en syriaque.

La fin du xiiie siècle avec la disparition des royaumes francs et de celui de Petite Arménie, avec l’invasion mongole également, qui entraîne une réaction anti-chrétienne des Mamelouks, est le début d’un véritable repli de l’Église, et ses membres se réfugient dans les villages et monastères des montagnes. Ce repli est accentué par les ravages de l’invasion de Tamerlan à la fin du xive qui détruit églises et monastères. Désormais, l’Église syro-orthodoxe ne subsiste plus que dans le Tur Abdin, la « montagne des serviteurs », dont le nom ancien remonte aux cultes païens mais prit un nouveau sens à cause des nombreux couvents qui la couvraient, et en Cilicie. Des divisions internes (deux lignées patriarcales rivales de la fin du xiiie jusqu’à la fin du xve siècle) aggravent la situation et entraînent un déclin démographique considérable de la communauté.

En restaurant l’ordre, en insérant les communautés chrétiennes dans un système de « millet » ou « nation », les Ottomans stabilisent la situation. Les syro-orthodoxes, non reconnus comme nation, sont rattachés à la nation arménienne, sous la direction du patriarche arménien de Constantinople. Celui-ci, entouré d’une riche bourgeoisie arménienne, ne s’occupe guère des syro-orthodoxes en situation d’infériorité tant socio-économique qu’intellectuelle. Mais le système leur assure quand même une certaine protection.

La menace sur la communauté vient alors du prosélytisme de l’Église latine. Si quelques essais d’union avaient été tentés lors des Croisades, sans effet, et si le concile de Florence en 1442 avait consacré temporairement des accords d’union avec diverses Églises orientales représentées, c’est seulement au xviie siècle qu’un mouvement uniate naît dans l’Église syrienne. Les missionnaires latins tâchent en effet, avec l’appui de la diplomatie française, de rallier au catholicisme divers dignitaires jacobites. En 1656, un jacobite de Mardin, André Akhidjan, fut ainsi consacré comme premier évêque syro-catholique, d’une Église qui conservait le rite syrien d’Antioche tout en se rattachant à Rome. Mais cette Église rencontrait l’hostilité des jacobites, et la méfiance des autorités ottomanes, inquiètes de ses liens avec la France. Ce n’est qu’à la fin du xviiie siècle que l’Église syro-catholique se développa vraiment, centrée autour du monastère libanais de Charfeh. Elle a depuis 1783 son propre patriarche et le premier fut Michel Jarweh.

C’est au xviie siècle, alors qu’elle semblait en plein déclin, que l’Église syro-orthodoxe s’implanta en Inde, sur la côte du Malabar. Ainsi qu’on l’a vu, une grande partie de la communauté chrétienne, d’origine syro-orientale et ralliée au catholicisme par les Portugais, avait rejeté l’autorité de Rome et des jésuites. Elle avait procédé au choix d’un archidiacre pour toute l’Inde, Mar Thomas, avec l’aide discrète des Hollandais qui tâchaient de desserrer les liens que les habitants de la région conservaient avec le Portugal. Mais l’Église syro-orientale était alors divisée et Mar Thomas ne put nouer de relations avec elle. Les dissidents entrèrent donc en relation avec le patriarche de l’Église syro-orthodoxe et adoptèrent dans la foulée la liturgie syriaque d’Antioche. C’est alors que fut fondée l’Église orthodoxe syrienne, qui ne se rattacha pas pourtant, sur le plan juridictionnel, au patriarche jacobite. Elle forma une Église indépendante. Celle-ci connut à son tour bien des vicissitudes : en 1772, la communauté de Thozhiyoor, dans la partie septentrionale du Kérala chrétien, se sépara et fonda une Église indépendante sous le nom d’Église indépendante du Malabar. En 1875, une Église réformée fut fondée sous influence anglicane (rappelons que l’Inde était alors britannique) : c’est l’Église syriaque malankare de Mar Thomas, dont le siège est à Tiruvalla. En 1912, une partie de l’Église orthodoxe syrienne se sépara du catholicos de Kottayam et se mit sous la juridiction du patriarche syrien d’Antioche : c’est l’Église syrienne malankare orthodoxe. Enfin, une Église catholique de rite syrien fut fondée en Inde en 1930 par scission dans l’Église syro-orthodoxe : c’est l’Église syro-catholique malenkare. L’héritage intellectuel et religieux de l’Église syro-orthodoxe trouva ainsi en Inde un de ses plus fervents bastions, renforcé par des échanges étroits depuis le milieu du xixe siècle entre le patriarcat en Syrie et le Kérala.

Mais le développement de l’Église syro-catholique entraîna au Proche-Orient un important déclin démographique de l’Église syro-orthodoxe qui perdit plus de la moitié de ses effectifs. Considérés avec méfiance par les autorités ottomanes de la fin de l’empire, comme les autres chrétiens, les syro-orthodoxes partagèrent en 1895 puis en 1915-17 le sort des communautés arméniennes. Une grande partie des survivants émigra au Liban et en Syrie et le patriarche quitta son couvent du Tur Abdin pour s’installer à Homs puis à Damas. Pour une partie de la population, ce ne sera qu’une étape vers l’Amérique du Nord ou l’Europe.

D. L’église maronite

L’histoire de l’origine de l’Église maronite est un sujet très controversé car cette dernière a trop souvent été étudiée dans une perspective apologétique, dans le but de prouver à la fois la très haute antiquité de la fondation de cette Église et sa perpétuelle orthodoxie, c’est-à-dire sa fidélité à la foi définie aux conciles œcuméniques. Mais la documentation fiable manque totalement pour connaître avec certitude l’acte de naissance de cette Église.

Autant qu’on peut en reconstituer l’histoire, le groupe appelé « maronite » a longtemps été surtout un groupe de pression et d’influence, organisé autour du monastère de Mar Maron. La fondation de ce monastère fait elle-même l’objet de traditions divergentes, mais elle pourrait remonter au règne de l’empereur byzantin Marcien (450-457). Le monastère aurait été fondé à la suite du concile de Chalcédoine, peut-être par l’empereur Marcien lui-même, pour conforter le parti chalcédonien et renforcer le monachisme pro-chalcédonien face aux nombreux moines ayant pris parti pour la définition « monophysite ». Si on ne peut localiser avec certitude où était situé ce monastère Saint-Maron, on sait cependant qu’il était en Syrie, non loin de l’Oronte, dans la région de Hama et Apamée.

Le monastère apparaît ensuite à diverses occasions quand ses moines interviennent collectivement lors de conflits liés à la réception du concile de Chalcédoine : ils se révèlent chaque fois d’ardents défenseurs du concile. C’est ainsi le cas lorsque l’empereur Justinien eut permis une véritable restauration du parti monophysite (voir ci-dessus le rôle de la reine Théodora dans l’établissement d’une hiérarchie anti-chalcédonienne) et tenta en 532 une conciliation entre chalcédoniens et partisans du patriarche Sévère chassé de son siège. Aux côtés du patriarche d’Antioche Éphrem, un chalcédonien convaincu, le monastère de Mar Maron est à la tête d’une véritable confédération de monastères, qu’il contrôle par l’intermédiaire d’un exarque et avec laquelle il engage un combat résolu pour une reconnaissance claire de Chalcédoine par le pouvoir.

Un des essais de réconciliation entre chalcédoniens et antichalcédoniens a consisté à promouvoir la définition de l’unique volonté dans le Christ (« monothélisme »), expression qui semblait pouvoir rassembler à la fois les partisans de l’unité du Christ après l’incarnation et les tenants de la persistance d’une pleine nature humaine. Le monastère de Mar Maron en a été un partisan convaincu, dès le règne de l’empereur Héraclius (610-641) qui souhaitait sur cette base rétablir l’unité de l’Église. Ce souhait s’est révélé vain et la tentative divisa l’Église chalcédonienne elle-même. Dès lors, la confédération dirigée par Mar Maron a été la représentante d’un des deux partis qui se la disputaient : elle formait donc une véritable école de pensée théologique et il semble y avoir eu une sorte d’équivalence entre les notions de « monothélite » et de « maronite ». De plus, la tradition maronite ultérieure s’est approprié toute une série de documents du parti monothélite.

Les deux partis rompirent clairement lors du concile de 680/681 qui trancha en faveur de la définition des deux volontés (« diothélisme »). Cette définition théologique fut imposée sur le territoire de l’empire byzantin, mais la Syrie, entre temps, avait été conquise par les Arabes et les deux partis continuèrent à s’y disputer. L’autorité politique musulmane dut même parfois intervenir dans le conflit pour l’attribution des églises entre les deux partis, comme à Alep, Édesse ou Mabboug, mais le conflit se situait encore à l’intérieur de l’Église chalcédonienne. La rupture en deux Églises se produisit sous le patriarche Bar Qanbara, qui chercha à imposer une profession de foi diothélite aux moines de Mar Maron (vers 745). Ceux-ci, selon la tradition, élirent un patriarche propre, consommant la division de l’Église chalcédonienne : ce serait le véritable acte de naissance de l’Église maronite. Une tradition a été développée relative à un certain Jean Maron, qui en aurait été le premier patriarche. Mais elle ne s’appuie sur aucun document ancien et relève sans doute de la légende. Le nom de « maronite » ne vient pas d’un patriarche fondateur mais des liens intrinsèques de cette communauté avec le monastère syrien dédié à saint Maron. Subissant en Syrie de nombreuses pressions tant de la part du pouvoir musulman que des Byzantins lors des périodes de reconquête, la communauté maronite trouve refuge dans le Nord de la montagne du Liban où, à la veille des Croisades, elle est majoritairement installée et où elle vit repliée sur elle-même, à l’exception de quelques fidèles en Syrie, dans l’Anti-Liban ou en Chypre.

L’époque des Croisades est d’une importance particulière pour l’Église maronite. Celle-ci entre en contacts étroits avec les nouveaux venus, se rattache officiellement à l’Église catholique de Rome, dans l’obédience de laquelle elle est restée depuis lors et avec qui elle a par la suite toujours maintenu des liens. Pourtant les croisés avaient traité les maronites en hérétiques et avaient imposé à la population des ponctions fiscales largement aussi importantes que celles des musulmans. Aussi le rattachement à Rome de la hiérarchie a-t-il été long à rallier toute la population maronite, dont une partie résista jusqu’à la fin à la présence franque en Orient. Les maronites payèrent cependant cher, pendant le premier siècle du pouvoir mamelouk, cette connivence avec les envahisseurs d’Occident.

Les maronites s’organisent alors pour se protéger des incursions militaires. Le patriarcat s’installe dans la vallée sainte dite « Qadicha » dont les parois très raides se révèlent la plus sûre protection. Le couvent de Qannoubin, siège du patriarche, est en partie rupestre. La société s’organise selon un mode féodal autour de puissantes familles. Les liens avec Rome ne se maintiennent que par l’intermédiaire des Franciscains, seuls latins restés en Orient après la fin des croisades. Au xve et plus encore au xviesiècle, les relations se nouent plus étroitement avec Rome, aboutissant à la fin du xvie siècle à la fondation du Collège maronite à Rome où des générations de jeunes maronites seront formés et constitueront une élite intellectuelle pour leur Église. En même temps, ils sont largement à l’origine en Occident de la naissance des études orientales.

On peut ainsi citer le cas emblématique de Djibrail As-Sahyouni, ou Gabriel Sionita comme il était connu à Paris. Né à Ehden dans le Liban nord en 1577, il fut envoyé à 7 ans au Collège maronite de Rome où il apprit de nombreuses langues (arabe, italien, turc, grec, latin, syriaque, hébreu). Il fut professeur d’arabe et de syriaque au Collège de La Sapientia à Rome puis à Venise. Savary de Brèves, ambassadeur de France, qui venait de passer 18 ans à Constantinople, fit venir Sionita à Paris pour travailler à une Bible polyglotte en projet. Il lui fit confier la chaire de syriaque et arabe du Collège royal (ancêtre du Collège de France) en 1614. Pour la préparation de cette polyglotte, Sionita rassembla beaucoup de manuscrits et fit un modèle pour fondre des caractères en syriaque qui portent son nom. La Polyglotte fut finalement publiée de 1628 à 1645 en 7 langues : hébreu, samaritain, chaldéen, grec, syriaque, arabe avec une traduction latine de chaque version. Elle est presque entièrement l’œuvre de Sionita, qui mourut en 1648. On peut aussi citer les différents membres de la famille des Assémani qui, au xviiie siècle, rassemblèrent dans les collections du Vatican un grand nombre de manuscrits en diverses langues, publièrent des catalogues de plusieurs grandes collections de manuscrits, ainsi que des sommes impressionnantes sur la littérature, les rites, le droit canonique, la pensée théologique et philosophique, la grammaire, l’hagiographie de toutes les Églises syriaques. Ces sommes, pour une grande partie, n’ont pas été encore remplacées. Ces liens étroits avec Rome ont entraîné une grande influence latine sur la discipline et la liturgie maronites. Ainsi le monachisme maronite a-t-il été complètement réorganisé sur un modèle de congrégations inspiré de l’exemple occidental.

Dans le cadre de l’empire ottoman, c’est le patriarche qui depuis le xvie siècle est le chef civil de sa communauté. Il exerce donc un véritable pouvoir politique sur le Liban, en relations avec les émirs arabes druzes (les Maan) puis sunnites (les Chehab, qui se convertissent au christianisme comme un certain nombre d’autres musulmans). Avec le retrait de fait du pouvoir ottoman, il devient la véritable référence, en lien avec les pouvoirs occidentaux qui n’hésitent pas à intervenir militairement pour protéger les maronites (expédition française en 1860 en réponse à des massacres). Cela a donné à l’Église maronite un rôle d’incarnation du Liban dont la situation actuelle est encore largement l’héritière.