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"Ma sœur, on te met dans un taxi"

Eglantine Gabaix-Hialé, chargée de mission à l’Œuvre d’Orient, a vécu et travaillé 6 ans en Egypte, Syrie et Irak. Dans un article pour Ouest France, elle témoigne de l’importance des religieuses en Orient. Des femmes extraordinaires qui n’ont de cesse de porter le monde dans leurs prières. 


« En Irak, en Syrie, en Égypte, en Palestine, en Arménie, en Iran, leur présence semble immémoriale.  Elles ont toujours été là. Discrètes, exubérantes, profondes, futiles parfois, souriantes toujours, ou presque. Dans une léproserie près de Tabriz en Iran, aujourd’hui fermée, Henriette, libanaise, sort un scrabble et vous met au défi, cela fait si longtemps qu’elle n’a pas joué en français. Elle triche avec une bonne foi déconcertante, expliquant que ces mots existaient de son temps, d’un temps qui n’a sans doute jamais existé. Mais leurs mots sont rarement de trop.

« Où vont nos prières ? » me demandait Bouchira, au bord des larmes, à Nazareth en 2012 au tout début de la guerre en Syrie. Elles sont simplement là, à rattraper le monde, à éduquer, enseigner, soigner, à récupérer tous ceux dont personne ne veut, à écoper la misère avec une petite cuillère et une tendresse à ressusciter un pendu.

« Des gamins !  Je les avais connus tout petits. Ils nous chassaient de Mossoul, parce qu’ils étaient devenus des hommes de Daesh. Ils m’ont dit :  ma sœur, on te met dans un taxi. Et ils nous ont toutes mises dans un taxi. Je lui ai dit merci Oussam. Il a rougi, je l’avais reconnu malgré son foulard qui barrait son visage. Des gamins ! » se souvient, émue, Elishoua.

Elles racontent avec des mots crus ou étouffés, elles disent toute la beauté et la cruauté du monde, elles se livrent peu. D’elles on ne saura jamais grand-chose. De ce qui les a poussées à prendre le voile. A renoncer. Pour mieux accompagner les plus faibles, dans une abnégation incompréhensible au commun des mortels. Ou pour d’autres raisons dont on leur laissera le secret.

Des histoires d’enfants échoués dans leurs orphelinats, elles en ont autant que d’années de sacerdoces. Devenus adultes ils leur seront reconnaissants du soin qu’elles leur ont porté, aussi. « Son beau-père l’a violée, elle avait 4 ans. Pendant 3 ans, elle n’a pas dit un mot, rien, elle était mutique. Elle vient juste de raconter ce qui c’était passé, ça dépasse votre imagination ». Si vous les écoutez, elles vous feront entendre le cri des enfants muets de douleurs. « Mais parfois, confie Arousiag, quand je vois que rien ne change, que rien n’avance, alors je vais à la chapelle, et je dis à Dieu : après tout ce sont vos enfants, pas les miens, si vous ne voulez pas prendre soin d’eux, c’est votre problème ! »

Enracinées depuis des années dans leur pays d’adoption, elles ont souvent l’analyse la plus pertinente de la société dans laquelle elles vivent. Elles vous diront l’oppression, la corruption, la manipulation, le patriarcat. A Jérusalem, Rose, 90 ans, d’origine allemande, en Israël depuis 50 ans, raconte le désespoir des Palestiniens, leur lassitude, leur envie d’exil, l’absurdité de ce mur érigé en frontière. Mais conclue : « Vous savez avant le 9 novembre 1989, je n’aurais jamais imaginé une seule seconde que le mur de Berlin puisse tomber… Alors, c’est bien que les miracles existent, non ? »

Elles vous feront entendre les mots des femmes, des hommes écorchés par la guerre, leur détresse, leur peur, leur terreur. Elles vous feront entendre la supplique de ceux qui fuient. Leur désir fou de sauver leur peau et surtout d’espérer un avenir meilleur pour leurs enfants. Si vous prenez le temps de les écouter, ces femmes voilées, qui se cachent, se dérobent, sont invisibles, elles vous diront le monde dans un éclat de rire, transpercé. Avec une infinie tendresse. Les religieuses, nos sœurs. »

 

Photo : © Jean-Matthieu Gautier