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Pascal Gollnisch : « Le dialogue religieux ne doit pas avoir de tabou »

Les monothéismes sont-ils en train de devenir des frères ennemis ? Haine, crimes de masse, fantasmes de « guerres saintes » font craindre la fin d’une coexistence millénaire. Pour Monseigneur Pascal Gollnisch, directeur de l’Oeuvre d’Orient, association de l’Eglise de France qui vient en aide aux chrétiens d’Orient, mais aussi aux autres communautés de la région, il faut promouvoir le dialogue religieux et l’idée de citoyenneté, pour éviter une séparation qui serait catastrophique.

Monseigneur Pascal Gollnisch, né en 1952, est directeur général de l’Œuvre d’Orient et l’auteur de Chrétiens d’Orient : résister sur notre terre (Le Cherche Midi, 2016). Cette « oeuvre », créée 1856 par des professeurs à la Sorbonne, vient en aide dans le domaine de l’éducation, des soins, de l’aide sociales de la culture et du patrimoine,  aux chrétiens d’Orient et à travers les institutions chrétiennes de la région, aux autres communautés religieuses.

 

Les trois monothéismes peuvent-ils encore coexister, en particulier au Moyen-Orient, cette région qui les a vus naître ?

Oui, bien sûr, la coexistence est toujours possible. Mais cette coexistence est menacée. A terme, le Moyen-Orient pourrait se vider totalement de ses chrétiens. C’est ce que font craindre les crises syrienne et irakienne, en particulier avec l’exacerbation des groupes radicaux, Al Qaida d’abord puis l’État islamique. Ces organisations ne viennent pas de nulle part. Elles ont pu se développer sur l’idée que ces sociétés à majorité arabe et musulmane sont opprimées par les gouvernements locaux. En outre, ces populations opprimées se sont senties abandonnées par les musulmans du Golfe. Le monde arabo-musulman connaît de profondes inégalités, et un manque de solidarité. Et plus que tout, les musulmans se sont sentis victimes de la politique des États-Unis, avec les invasions de l’Irak et de l’Afghanistan, le soutien systématique aux Israéliens, malgré la colonisation en territoire palestinien, et enfin, l’appui aux dictateurs. Ce sentiment d’oppression et les déconvenues par exemple des guerres contre Israël, ont provoqué un repli sur une identité musulmane idéalisée, et fait prospérer le djihadisme et l’idée de « guerre sainte ».

 

Mais l’islam n’est pas le seul à connaître des dérives qui provoquent des tensions.

Chacun des grands monothéismes peut tomber dans un tel repli. Le christianisme avec certains évangéliques, extrémistes catholiques, ou certains orthodoxes. Pareillement, on trouve un fondamentalisme dans le judaïsme. Tout comme d’ailleurs la laïcité a ses ayatollahs. En fait, une certaine forme de mondialisation apparaît aux populations comme menaçante, elle leur semble risquer de niveler toutes les identités, et provoque ces révoltes. L’islamisme n’est qu’une réaction par rapport à la mondialisation.

 

Quelles sont les causes de ce repli ?

L’islam se sent d’abord menacé par le rationalisme. Pourra-t-il continuer à dire que le Coran est parole divine ? Le christianisme a connu les mêmes questionnements, depuis la Renaissance, avec l’essor de la critique textuelle. L’islam est aussi en crise à cause de l’individualisme contemporain, difficile à accepter pour une religion profondément sociale, collective plutôt que réellement communautaire, où tous sont censés prier et agir à l’identique face à Dieu. Enfin, l’islam manque aujourd’hui d’une théologie de l’histoire. Nous, les chrétiens, nous avons développé très tôt une telle théologie de l’histoire. Durant ses trois premiers siècles du christianisme, l’Église s’est construite face aux persécutions. Nous savons donc que les « signes de notre temps », comme les nomme le concile de Vatican II, ne sont pas les mêmes que ceux du temps de Paul. Nous pouvons nous permettre de le contredire, quand il dit que les femmes doivent avoir la tête couverte et se taire, parce que nous savons qu’il parlait dans son contexte, et que le contexte a changé. L’islam s’est fixé au moment même où il a connu un essor fulgurant. Avant même que le Coran ne soit terminé, l’empire islamique s’étend de l’Inde au sud de la France ! C’est pourquoi les croyants donnent donc toute confiance en Allah, le pouvoir politique et le pouvoir religieux se confondent. Comme dans toutes les religions, les musulmans aspirent à une pureté de la foi. En proposant de retourner au premier siècle de l’islam, le radicalisme musulman veut réaliser cette pureté de la foi. En cela, l’islamisme est un archaïsme.

 

En quoi les persécutions contre les chrétiens d’Orient ont-elles une dimension particulière ?

Ils sont d’abord victimes de discriminations juridiques, politiques et sociales souvent très lourdes. Ce n’est pas négligeable, cela provoque beaucoup d’exils ! Ensuite, il y a des attentats ponctuels, comme le massacre de la cathédrale de Baghdad en 2010, ou les attaques régulières contre les coptes. Enfin, il y a eu des vagues de persécutions proprement dites, violentes et massives, avec Al Qaida et Daech. Juifs et musulmans du Moyen-Orient aussi ont connu des persécutions, toutes sont condamnables. Mais ce qui est particulier avec celles d’aujourd’hui contre les chrétiens d’Orient, comme avec celles contre les Yézidis, c’est qu’elles mettent en jeu la survie des communautés. Les Chrétiens d’Irak étaient plus d’un million en 1980, ils sont désormais moins de 400 000. Personne n’imaginerait une disparition des sunnites ou des chiites du Moyen-Orient. Les chrétiens d’Orient peuvent disparaître.

 

Pourquoi ne pas se résoudre à cette extinction ? Les chrétiens d’Orient n’ont-ils pas vocation à vivre en Occident, avec d’autres chrétiens ?

Parce qu’au même moment où les chrétiens risquent de disparaître d’Orient, il y a une présence croissante de l’islam en Europe. Mais l’intégration des musulmans en Europe ne peut pas se faire paisiblement en même temps qu’une disparition des chrétiens dans les pays d’islam ! Pour que les musulmans puissent vivre dans les sociétés à majorité chrétienne, il faut que les chrétiens puissent vivre dans des sociétés à majorité musulmane. Ce qui est possible au Nord doit être possible au Sud. D’autant que contrairement à ce que veulent faire croire les fondamentalistes, beaucoup de musulmans souhaitent vivre avec des juifs et des chrétiens. De même des juifs continuent de vivre dans des sociétés musulmanes ou chrétiennes, et une partie des juifs d’Israël ne veulent surtout pas que leur pays exclue les non-juifs. Et en ce qui concerne le christianisme, si nous ne sommes pas dans une position de respect et d’écoute des autres religions, nous ne sommes pas fidèles au Christ. C’est dans l’Évangile, ce n’est pas un choix du XXIe siècle !

 

Que peuvent nous apprendre les chrétiens d’Orient sur la coexistence entre les monothéismes ?

Ils nous apprennent d’abord que le christianisme est une religion orientale. Certains croient que le christianisme est une religion européenne, parce qu’il est exprimé ici dans la culture gréco-latine, dans les codes de l’empire romain, les basiliques, le rouge cardinal, le souverain pontife… Mais les Européens doivent rester décentrés par rapport au christianisme, comprendre qu’ils n’en sont pas les propriétaires. Ensuite, les chrétiens d’Orient peuvent nous raccrocher au temps long de l’histoire. Les problèmes d’aujourd’hui datent de plusieurs siècles. Bush et Trump n’ont pas inventé les conflits entre chiites et sunnites !

 

Comment retrouver la voie de la coexistence ?

D’abord, avant de parler de dialogue inter-religieux et de coexistence entre les communautés, il faut reconnaître que ces problèmes de coexistence viennent d’une intrication trop forte entre religieux et politique au Moyen-Orient. Les religions se laissent instrumentaliser par le politique. La citoyenneté peut seule nous permettre de surmonter cela. Il faut donc une pleine citoyenneté pour tous, plutôt que de faire valoir les droits des communautés. Ensuite, après avoir réglé cette question de la coexistence politique, on peut travailler à la coexistence proprement religieuse. Comment les gens de diverses religions peuvent se reconnaître, s’écouter, s’accepter dans un respect mutuel ? Les lieux de coexistence et les échanges intellectuels sont essentiels pour cela.

 

De quoi juifs, chrétiens et musulmans peuvent-ils discuter ensemble ?

Il faut certes parler des problèmes pratiques de la coexistence, de politique, du respect quotidien, du vivre-ensemble. Mais il ne faut pas seulement ouvrir ce « dialogue de la rue », mais aussi un dialogue religieux. Tout d’abord, mettons-nous d’accord sur qui est Dieu pour chacun. Nous ne croyons pas exactement dans le même Dieu. Il faudrait se connaître davantage, pour être conscient de ses différences. Mais les fidèles de chaque religion ignorent souvent tout des autres monothéismes. Ensuite, nous avons en commun la prière. Ce n’est pas la même prière, je ne suis pas pour un syncrétisme de la prière, pour inventer des prières judéo- ou islamo-chrétiennes. Je préfère que nous prions les uns à tour de rôle, et apprenions à respecter la prière des autres. Enfin, nous devons nous rendre compte que ce que nous disons de l’être humain est finalement ce qui nous réunit le plus, et nous différencie par exemple des athées évolutionnistes. Pour les trois religions, l’être humain est une créature de Dieu.

 

Jusqu’où peut aller ce dialogue ?

Justement, il ne doit pas avoir de limites. Le dialogue religieux ne doit pas avoir de tabou. Ainsi, on doit pouvoir condamner toutes les discriminations, quand elles sont contre des musulmans en France, mais aussi quand elles sont contre des chrétiens en Orient. Dans beaucoup de pays, il est impossible par exemple pour une femme musulmane d’épouser un chrétien. Et un musulman qui se convertit au christianisme met sa vie en danger. C’est inadmissible. Les gens doivent être libres. En France, certains croient que ce dialogue atténue nos convictions catholiques. Mais tout au contraire, ces questions que peuvent me poser l’islam et le judaïsme me conduisent à creuser mon identité chrétienne. Et j’ose espérer que ce sera la même chose pour des juifs ou des musulmans.

 

 

Propos recueillis par Jérémy André, pour Le monde des religions