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Primauté et oecuménisme chez les melkites catholiques à Vatican II, Gaby HACHEM, 1998

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Tout effort déployé pour jeter une nouvelle lumière sur l’histoire des Églises orientales catholiques constitue une contribution au dialogue œcuménique et plus particulièrement au dialogue bilatéral en cours entre Catholiques et Orthodoxes. La présente étude a pour objet une époque de l’histoire de l’Église melkite catholique qui s’étale entre les deux conciles du Vatican. Elle représente un intérêt particulier car elle nous éclaire en même temps de l’unionisme[1], cet aspect particulier de l’uniatisme, ainsi que sur l’engagement des melkites catholiques au sein de ce mouvement. Nous évoquerons d’abord l’émergence de l’unionisme à partir de la politique orientale de Léon XIII et la contribution du patrirache melkite catholique Youssef. Ensuite nous analyserons l’expansion des idées unionistes au sein de l’Église melkite et nous rappellerons quelques initiatives papales en faveur de l’Orient chrétien entre les deux conciles. Enfin nous aborderons la réaction des melkites catholiques vis-à-vis de la promulgation du droit canonique oriental afin de mieux cerner leur attitude œcuménique à la veille de Vatican II.

I.           L’ÉMERGENCE DE L’UNIONISME et le rôle du patriarche melkite catholique Grégoire II youssef [2]

Dès le début de son règne, le pape Léon XIII manifesta un intérêt particulier pour le christianisme oriental. Son attitude bienveillante et conciliante envers les Orientaux catholiques, laquelle attitude était à l’opposé de l’esprit rigide, exclusif et réactionnaire de son prédécesseur Pie IX, contribua à tracer les grandes lignes de l’unionisme. Le pontificat de Léon XIII peut être partagé en deux périodes et cela en fonction de l’évolution du mouvement unioniste :

1.  Une période de tâtonnement et de  maturation:

La première période du pontificat de Léon XIII (1878-1894) contribua à la maturation de ses idées unionistes grâce à une série de rapports et de consultations qui l’informèrent sur l’état des missions, sur les préoccupations des Orientaux catholiques et sur les dispositions des orthodoxes en Orient. Parmi ces rapports figurent les mémoires confidentiels du délégué apostolique à Constantinople Mgr Vannutelli[3] et du consul général de Turquie en Italie Carlo Gallian[4]. Ces documents procurèrent au pape des informations sûres puisées à la source et analysèrent, avec probité et réalisme, les causes de l’insuccès des missionnaires latins en Orient. Ils ont exercé une influence déterminante sur les nombreuses initiatives unionistes de Léon XIII puisque les fondations de séminaires pour les Orientaux catholiques[5], le congrès eucharistique de Jérusalem, la commission cardinalice pour l’union y figurent comme des orientations principales.

Les rapports de Mgr Vanutelli et du consul Gallian se trouvaient confirmés par les ouvertures orientales des Pères blancs (Missionnaires d’Afrique)[6] et par les propositions des Assomptionistes[7] qui contribuèrent aussi à l’élaboration du plan pontifical en vue de la régénération de l’Orient, projet que Léon XIII prenait à cœur.

Cette première période du pontificat de Léon XIII est marquée par le congrès eucharistique de Jérusalem (1893) et culmine avec la publication de l’encyclique Praeclara Gratulationis qui couronnait l’année du jubilé épiscopal du pape.

A.   Un prélude au renouveau oriental uniate

Le congrès eucharistique de Jérusalem revêt une importance particulière dans la politique orientale de Léon XIII puisqu’il fut à l’origine d’un grand mouvement d’idées, d’initiatives ecclésiastiques et unionistes[8]. Mais malgré l’impression d’optimisme ingénu qui s’en dégagea, cet événement révéla plutôt l’ambiguïté de la situation ecclésiastique des catholiques en Orient due à l’opposition des Orientaux catholiques aux efforts de latinisation déployés par la majorité des missionnaires.

a)     La latinisation et le maintien des rites orientaux

Le conflit qui opposait les Orientaux catholiques aux missionnaires latins, à la fin du 19e siècle, eut des répercussions sur la conception même de la mission et entraîna l’affrontement entre deux tendances qui divisaient les missionnaires du Proche-Orient entre eux, celle de la latinisation sous toutes ses nuances et celle du maintien des rites orientaux[9]. Cet affrontement s’est manifesté lors du congrès de Jérusalem malgré la limitation des interventions et des discussions à la conception « ritualiste » de l’Eucharistie.

Il est évident que le problème de l’uniatisme et de la latinisation a été posé d’une manière officielle et inéluctable au congrès[10]. Mais dans ce débat idéologique qui touchait à la destinée des Églises orientales catholiques, aucun oriental ne prit la moindre position officielle. Il semblerait que l’atmosphère ne supportait pas une pareille intervention et que les Orientaux catholiques auraient tenu à éviter le scandale devant les représentants non catholiques. Toutefois ils n’épargnèrent aucun moyen pour faire parvenir leurs doléances au pape en personne. Le mémoire secret et l’entretien du patriarche melkite Youssef ne confirment que trop notre point de vue.

b)      Les confidences du patriarche Youssef

Grégoire Youssef, le seul patriarche oriental présent au congrès, évita de prendre part aux discussions idéologiques et se contenta d’adresser un rapport général à l’intention du légat pontifical, le cardinal Langénieux (archevêque de Reims), lequel s’en inspira largement pour rédiger son propre rapport au pape. Quant au discours du patriarche Youssef intitulé: Le culte eucharistique dans la liturgie grecque, il s’inscrit plutôt dans le cadre du thème général du congrès et expose le déroulement du culte eucharistique au sein de l’Église melkite [11].

L’examen du rapport confidentiel présenté par le patriarche Youssef au cardinal légat nous semble indispensable pour bien cerner le rôle de ce prélat. En plus, ce document peut être considéré comme l’exposé le plus complet et le plus audacieux des plaintes des catholiques d’Orient à la fin du siècle dernier[12]. Le patriarche Youssef profita donc pour confier au Légat ce qui lui pesait depuis longtemps sur le cœur : l’apostolat des missionnaires latins ne tend à rien moins qu’à la diminution progressive et calculée de la Nation melkite. Ceux-ci administrent les sacrements aux melkites catholiques sans l’autorisation de leurs prélats; dans leurs écoles les jeunes sont instruits selon le rite latin et ne connaissent rien sur leur propre rite; les congrégations religieuses latines admettent dans leurs noviciats des jeunes gens qui finissent par déserter leur rite oriental sans même demander l’autorisation exigée cependant par les décrets des pontifes romains… Le processus de latinisation progresse parce que les missionnaires ont les moyens pour attirer les fidèles alors que les melkites catholiques n’en disposent pas tant que les aumônes de l’Occident destinées à l’apostolat en Orient tombent en très grande partie entre les mains des missionnaires latins.

Le patriarche Youssef se plaint également de l’intervention des délégués apostoliques dans toutes les affaires des Églises orientales catholiques en passant par dessus la tête des patriarches et des évêques. Le comportement confirmait les non catholiques dans leur pensée que Rome voulait affaiblir le pouvoir patriarcal et qu’à la Propagande, les seuls entendus étaient les délégués apostoliques. Ce grief touche le fond du problème ecclésiologique et disciplinaire et sape le fondement même de l’union des melkites, c’est-à-dire le respect des droits et des privilèges des patriarches confirmé au concile de Florence (1438) :

Malgré les termes si clairs du Concile de Florence, l’autorité des Patriarches catholiques est, en fait, considérablement amoindrie par suite d’une trop grande importance donnée aux Délégués Apostoliques, qui interviennent dans toutes les affaires, même les plus insignifiantes, en passant par dessus la tête des Patriarches et des Évêques, ce qui confirme (les non catholiques) dans cette pensée qu’à Rome on veut anéantir le pouvoir patriarcal et épiscopal[13].

Il n’y a aucun doute que le cardinal Langénieux se basa sur ce mémoire pour rédiger son rapport secret soumis au pape. Le 6 janvier 1894, Langénieux écrivait à Grégoire II Youssef :

Les renseignements que vous m’avez donnés, votre mémoire si documenté, tout a été remis au Souverain Pontife, lu par lui seul, et je sais que ces confidences ont été accueillies avec la plus parfaite bienveillance[14].

B.   Les acquisitions unionistes du congrès

Le courant unioniste perçut le congrès de Jérusalem comme un événement important qui préludait à une action décisive en faveur de l’union et du christianisme oriental. Le professeur R. Aubert affirme que le congrès favorisa, selon le vœu de Léon XIII, l’éclosion d’une conception pluraliste de l’unité catholique qui constitue l’un des présupposés indispensables d’une mentalité œcuménique[15]. Les vœux acclamés à la séance finale et leur portée pratique témoignent de l’intérêt porté aux rites orientaux et aux Églises orientales catholiques.

Après le congrès, unionistes et latinisants n’épargneront aucun effort pour défendre, chacun de son côté, leurs positions. Les deux courants continueront désormais à s’affronter, mais l’influence unioniste du congrès se fit sentir au fil des années et contribua à la relance de l’uniatisme moderne et à l’élaboration d’une nouvelle idéologie missionnaire par le biais du rapport secret de Langénieux et de l’effet qu’il produisit sur la pensée de Léon XIII.

a)     Le rapport du cardinal Langénieux

Au cours du congrès de Jérusalem, le cardinal Langénieux refusa de prendre ouvertement parti tout en marquant sa sympathie pour l’Orient. Muni du rapport secret du patriarche melkite il se hâta, à son retour à Rome, de communiquer à Léon XIII ses observations et lui remit un long rapport secret sur sa mission. Cette importante relation plaça devant les yeux du pontife romain une imposante contribution largement bienveillante à l’uniatisme replacé dans sa vocation essentielle de trait d’union puissant entre le catholicisme romain et l’orthodoxie orientale[16].

Dans une première étape, le rapport développe objectivement les appréhensions des « schismatiques » et surtout la crainte de la latinisation ou d’une éventuelle absorption :

Ce qui fait écarter la question de l’Union, c’est la crainte de voir les Églises orientales, avec leurs rites et tous leurs privilèges, absorbées par l’Église romaine. Voilà, avec des intérêts personnels et les difficultés politiques, le véritable obstacle à l’Union[17].

Le cardinal Langénieux aborde ensuite les conclusions pratiques dans lesquelles il expose les moyens de rendre confiance aux « dissidents », de pourvoir à l’impuissance des uniates et de rendre plus efficace l’action apostolique des missionnaires latins. Il commence par proposer une confirmation officielle, c’est-à-dire par un document pontifical, des résultats obtenus au cours du congrès et insiste sur la sauvegarde de l’autorité des patriarches et des évêques locaux:

Que l’autorité des Patriarches et des évêques soit mieux sauvegardée, d’abord contre les écarts de zèle de certains missionnaires, puis dans la pratique administrative des délégués apostoliques, que l’on voudrait voir plus soucieuse de la juridiction hiérarchique[18].

Dans ces propositions pratiques figure aussi la composition à Rome d’une Congrégation spéciale indépendante de la Propagande et qui comprendrait parmi ses membres des délégués orientaux. Ajouté aux rapports de Mgr V. Vannutelli et du consul Gallian, celui du cardinal Langénieux nous paraît être à l’origine des impulsions orientales de Léon XIII[19].

Le pape se fia aux conseils de Langénieux et décida de convoquer les patriarches orientaux pour une «conférence» afin de débattre les questions soulevées lors du congrès de Jérusalem et de porter remède aux doléances qu’ils avaient exprimées à son légat.

C.    Un nouvel appel à l’union

L’encyclique Praeclara Gratulationis (20 juin 1894) constitue un appel à l’union des chrétiens et reflète, à notre avis, le mûrissement de la pensée unioniste de Léon XIII. Elle nous éclaire sur sa conception de l’union et de la primauté romaine à ce moment privilégié de l’élaboration de son plan oriental. Le pape y émet le vœu de voir tous les peuples revenir à l’union voulue et instituée par Jésus-Christ, laquelle consiste dans l’unité de foi et de gouvernement. Léon XIII reconnaît que le principal point de dissidence entre les Églises orientales et l’Église catholique est la primauté du pontife romain mais, sans avoir l’idée d’adresser le moindre reproche à l’Église catholique, il se contente d’évoquer les conciles de Lyon et de Florence en invitant les Églises orientales à consulter leurs sources patristiques et la Tradition à ce propos[20].

Toutefois Léon XIII rassure les Orientaux et leur affirme que l’unité peut se faire sans détriment des privilèges patriarcaux ni des rites particuliers que le Saint-Siège a toujours eu à cœur de respecter:

Il n’est rien par ailleurs qui soit de nature à vous faire craindre, comme conséquence de ce retour, une diminution quelconque de vos droits, des privilèges de vos patriarcats, des rites et des coutumes de vos Églises respectives[21].

Malgré cette promesse de maintenir aux Églises orientales leur physionomie particulière, non seulement tout ce qui se rapporte au rite liturgique mais aussi à la discipline, Léon XIII continuait à confondre entre la protection des usages liturgiques et le désir d’une véritable autonomie ecclésiastique réclamée aussi par les Orientaux catholiques. Il y a sans doute un changement de langage, avouons-le, puisqu’il s’agit de «rapprochement organique», de «reconnaissance officielle des diversités liturgiques et des autonomies ecclésiastiques traditionnelles», mais la papauté n’était pas encore disposée à aller au-delà de son exclusivisme sotériologique et de son attachement aux prérogatives pontificales récemment définies comme dogmes à Vatican I.

2.  La mise en oeuvre d’un plan unioniste

Cette deuxième période du pontificat de Léon XIII (1894-1903) est caractérisée par la mise en œuvre de l’unionisme à travers des initiatives officielles. Après avoir sondé le terrain, le pape Léon XIII trouva le moment propice à la concrétisation de son plan unioniste. Il se lança dans un projet d’institutionnalisation de ses initiatives afin de leur assurer une continuité au sein du catholicisme. Le rôle du patriarche Youssef dans la relance de l’uniatisme moderne s’avère particulièrement important à cause de son apport aux conférences patriarcales et à la préparation de la lettre apostolique Orientalium Dignitas qui en résulta, dont on peut dire qu’elle fut comme l’écho exact de ses appels.

A.   Une concertation au sommet

Les conférences patriarcales tenues du 24 octobre au 8 novembre 1894 demeurent uniques dans l’histoire de la papauté dans ses rapports avec les Églises orientales catholiques. Jusqu’à nos jours aucune réunion similaire n’eut lieu. Le pape Léon XIII voulant connaître personnellement les doléances des Orientaux et cherchant à promouvoir avec eux les réformes envisagées dans le cadre de son plan oriental, adressa aux patriarches catholiques de l’Orient une invitation au Vatican où on leur prépara, notamment à Grégoire Youssef[22], une réception grandiose qui changea l’atmosphère tendue.

Un groupe de cardinaux de la curie romaine entourait le pape qui tint à prendre part personnellement à ces assises[23]. L’absence du patriarche latin de Jérusalem -qui ne fut pas invité – constituait un signe visible du changement de politique depuis le concile de Vatican I. Mais malgré tous ces aspects positifs, ces conférences s’ouvrirent dans un climat de rivalité sourde entre les latinisants et les Orientaux catholiques. Seule la présence de Léon XIII qui fit preuve de la plus grande ouverture d’esprit et de cœur, permit de débattre très librement les questions les plus graves et d’aborder les problèmes en profondeur.

Au cours de ces conférences furent dénoncées l’autorité abusive de la Propagande et des délégués apostoliques, la perte des pouvoirs patriarcaux, ainsi que les méthodes latinisantes des missionnaires latins. Dès la première réunion, le pape donna en premier la parole au patriarche melkite qui reprit, tout en les étoffant par des faits précis, les principaux chefs de doléances déjà confiées oralement et par écrit au cardinal Langénieux. Mgr Youssef fit ensuite quelques suggestions pour accélérer le retour des « schismatiques » et revendiqua la création d’une Congrégation spécifique pour l’Orient chrétien, indépendante de la Propagande, où les patriarches orientaux jouiraient d’une autorité délibérative grâce à leurs procureurs permanents[24].

Le patriarche estima nécessaire la limitation de l’autorité des délégués apostoliques, qui agissaient en Orient d’une manière arbitraire et incontrôlée, afin de maintenir les privilèges et les droits des patriarches et il demanda :

Que soient conférés aux patriarches et maintenus purs et intacts les privilèges et les droits que leur avait donné le concile de Florence. Alors, les évêques et les patriarches schismatiques voyant leurs droits et leurs prérogatives respectés, auront confiance dans l’Église latine, ou mieux encore en l’Union. Et petit à petit, ils seront gagnés à l’Union[25].

Ce discours du patriarche Youssef donna le ton à la suite de ces conférences. De manière très claire et très précise, ce prélat a réussi à décrire la situation du christianisme en Orient et à attirer l’intérêt sur les doléances des Églises orientales catholiques, en englobant le tout dans une vision unioniste crédible.

Au cours de la deuxième réunion, le cardinal Préfet de la Propagande, Mgr Ledochowski lança l’idée de publier une Constitution apostolique. Ce fut l’origine de Orientalium Dignitas. On aborda ensuite les obstacles politiques à l’Union qui pouvaient opposer la Russie, la Turquie et la rivalité des puissances européennes et on discuta le projet préparé par la Propagande à propos des articles législatifs de la Constitution projetée. Les patriarches n’assistèrent pas à la réunion du 28 novembre, durant laquelle on procéda à une dernière révision du schéma de la lettre apostolique Orientalium Dignitas.

Le double résultat de ces assises patriarcales consista dans un appui moral qui remit en valeur la dignité des Orientaux avec la publication d’un document pontifical et un appui financier jugé nécessaire pour le développement et l’apostolat unioniste des Églises orientales catholiques. Et c’est dans cette euphorie d’entente au sommet que le pape pensa à institutionnaliser la commission cardinalice en la rendant permanente et en la chargeant de la réconciliation des « dissidents »[26]. Les patriarches orientaux étaient visiblement satisfaits. Ils pouvaient rentrer en Orient avec une «nouvelle charte» réglant leurs relations avec le catholicisme romain, tant au niveau de la Propagande, qu’au niveau local des délégués apostoliques et des missionnaires dont le rôle et l’activité étaient dès lors définis et bien limités.

B.   « Orientalium Dignitas » : Une nouvelle charte?

Le résultat tangible des conférences patriarcales se traduisit par la publication de la lettre apostolique Orientalium Dignitas signée le 30 novembre et rendue publique le 6 décembre 1894. Ce document marque un point culminant dans la politique de Léon XIII à l’égard du catholicisme oriental et un tournant décisif dans les méthodes d’apostolat des missionnaires latins au Proche-Orient. Accueillie avec joie par les catholiques orientaux, elle provoqua par contre une réaction chez beaucoup de missionnaires qui empêcha pour de longues années la réalisation des généreuses intentions du pape.

La lettre Orientalium Dignitas comptait régler les relations des missionnaires latins avec la hiérarchie uniate et invitait les délégués apostoliques à la «pleine déférence» à l’égard de l’autorité des patriarches qu’ils devaient faire respecter. Elle affirmait que la conservation des rites orientaux n’était pas une affaire d’opportunisme mais qu’elle s’imposait par l’ancienneté de leur liturgie et de leur discipline comme un argument pondérable de la véritable universalité de l’Église. Cependant notre déception fut grande lorsque, après avoir parcouru le texte intégral de ce document, nous avons constaté que Léon XIII ne faisait aucune allusion au régime patriarcal autonome qui fonde cette discipline et la légitimité de son maintien au sein du catholicisme. En réalité, il se contenta d’attirer l’attention sur la légitime variété des rites liturgiques orientaux et recommanda aux missionnaires latins de respecter et de faire respecter l’autorité des Patriarches[27].

Il est évident que cette charte contemporaine consacrait substantiellement toutes les revendications de Grégoire II Youssef et que celui-ci eut une grande part dans les événements qui amenèrent à sa publication. Toutefois les patriarches ou leurs représentants aux conférences patriarcales ne réclamèrent que timidement leur autonomie patriarcale de crainte de vexer les autorités romaines dont ils sollicitaient l’aide et le soutien. On ne leur concéda en retour que des règles pratiques jugées susceptibles de régler le différend avec les missionnaires latins. Sans doute qu’à l’époque, une reconnaissance de l’autonomie de juridiction patriarcale telle que la souhaitait le patriarche Youssef, justifiée par la pratique de l’Église universelle du premier millénaire et confirmée par les conciles œcuméniques, ne pouvait être concevable et s’avérait d’une incompatibilité flagrante avec la nouvelle définition de l’infaillibilité pontificale proclamée par le concile de Vatican I.

En effet, l’institution patriarcale perdit après Vatican I tout pouvoir de juridiction qui ne lui était  pas concédé par le pape et se trouvait réduite au rang des métropolitains au sein de l’Église latine. Le patriarcat n’était plus, aux yeux de Rome, qu’un titre d’honneur dépourvu de toute autorité juridictionnelle qui pourrait couvrir l’ensemble du patriarcat[28]. Du coup nous sommes amenés à mieux comprendre qu’en fait, Orientalium Dignitas changeait de langage et portait beaucoup d’intérêt aux Églises orientales catholiques mais les considéraient d’un œil unioniste. Ils étaient perçus comme des romains «différents» qui jouiraient de quelques particularités rituelles tolérées en vue du retour espéré des « frères séparés »

Les conférences patriarcales et la lettre apostolique Orientalium Dignitas représentent des moments privilégiés consacrés par la papauté à l’écoute des doléances des patriarches catholiques de l’Orient sans réussir à apporter un remède à tous les problèmes évoqués. L’autonomie patriarcale restait un point litigieux qui ne fut abordé que dans le cadre de la conception unioniste de l’époque.

Dans les années qui suivirent sa publication, Orientalium Dignitas n’eut pas tout l’effet qu’en escomptait Léon XIII et ce fut en vain qu’on tenta de mettre en application ses prescriptions canoniques. L’opposition des missionnaires latins aux prescriptions de la lettre apostolique Orientalium Dignitas fut systématique[29]. Ils étaient encouragés d’une manière plus ou moins explicite par les agents officiels de la Propagande romaine et par la diplomatie française.

Entre eux, les Orientaux catholiques étaient divisés et leurs rivalités séculaires fournissaient aux latinisants plus d’un prétexte. Les plaintes réitérées du patriarche Youssef resteront inefficaces et la voix conjuguée des missionnaires latins et des autres Orientaux les taxait d’intransigeance[30].

II.         Les successeurs de Grégoire youssef et l’unionisme

Les différents acquis des conférences patriarcales et les prescriptions de la lettre Orientalium Dignitas devaient être mis en pratique par les différents synodes des Églises orientales catholiques. Mais sous le pontificat de Pie IX, l’atmosphère de méfiance qui règnait à cause du mouvement d’uniformisme disciplinaire et de centralisation ne favorisait guère la réunion de synodes. En effet, ce mouvement ne cessait de réduire leur pouvoir législatif au profit des Congrégations romaines, et bien que l’atmosphère des relations entre les responsables romains et la hiérarchie orientale se soit manifestement améliorée sous Léon XIII, les principaux synodes des Églises orientales étaient encore conçus, rédigés et promulgués selon l’orientation romaine habituelle. C’est pour cette raison que la réception des nouvelles orientations unionistes devait passer inévitablement par l’autorité patriarcale ainsi que par une sorte de « ré-activation » des synodes patriarcaux et de leurs organes collégiaux.

Les melkites catholiques qui, depuis le synode de Jérusalem (1849) n’avaient plus réuni de grand synode, entamèrent une longue préparation pour la réunion d’un synode national afin de mettre leur législation à jour dans le sillage de l’unionisme. À trois reprises, les papes demandèrent aux patriarches de réunir un synode législatif national (pour la nation melkite catholique), mais ceux-ci estimaient que les actes du synode de Jérusalem suffisaient comme base canonique. Les tensions permanentes avec les instances romaines sous Pie IX ne les encourageaient guère à se lancer dans une aventure si redoutable. La situation du clergé et son niveau d’instruction ecclésiastique contribuèrent également à l’ajournement de la réunion synodale. Celle-ci ne fut possible qu’en 1909. L’analyse des différentes étapes de préparation et de la tenue de cette assemblée est susceptible de jeter quelques lumières sur l’adhésion des melkites catholiques au mouvement unioniste après la mort du patriarche Grégoire II Youssef.

1.  UN SYNODE LÉGISLATIF À AÎN-TRAZ (1909) [31]

A.   Appréhensions et longue préparation

En février 1898, le Saint-Siège fit demander au patriarche Geraïgiry récemment élu[32], par l’entremise du délégué apostolique Mgr Charles Duval, la convocation d’un synode patriarcal législatif. Cette demande fut formellement renouvelée par le pape Léon XIII dans sa lettre apostolique Omnibus compertum[33]. Une commission mixte latino-melkite se forma et se réunit à Rome en 1900-1901 pour la rédaction du schéma et des canons à soumettre au futur synode[34].

Le patriarche Cyrille VIII Géha[35], qui succéda à Mgr Geraïgiry nomma une commission melkite chargée de revoir ce premier schéma[36], mais celle-ci ne se réunit qu’une fois. Le patriarche, qui ne voyait pas la nécessité d’un synode national, trouvait toujours des prétextes pour remettre sine die la tenue de cette assemblée. Mais  l’insistance des évêques finit par triompher de la résistance du patriarche et le synode se réunit en 1909 sans aucune participation de représentants du siège romain.

B.   Union et autonomie dans les actes du synode

La nécessité d’une réforme intérieure expliquait en grande partie pourquoi la convocation du synode national était ardemment sollicitée par certains évêques et par Rome. Les grandes lignes de cette réforme concernaient surtout l’état de la législation canonique afin d’assurer un bon fonctionnement de l’administration ecclésiastique, de mettre fin aux nombreux abus et de renforcer le mouvement unioniste.

Les travaux du synode de Aïn-Traz durèrent du 30 mai au 8 juillet 1909. Soixante séances privées et sept sessions solennelles se sont consacrées à discuter et à arrêter le  texte final des canons[37]. Envoyés à Rome en vue de leur approbation avant la promulgation, les actes du synode furent soumis à un examen plus minutieux par Mgr Louis Petit[38]. Le jugement émis par ce dernier fut défavorable et les actes furent remisés aux Archives de la Propagande. En Orient, les canons furent peu connus et le synode s’enlisa dans l’indifférence.

Les « Actes du synode » abordent au premier chapitre la situation de l’Église melkite à la lumière de son union avec le siège de Rome et au deuxième chapitre la primauté juridictionnelle et l’infaillibilité du pontife romain telles qu’elles furent définies dans la Constitution Pastor Aeternus.

Les canons 123-126 qui s’étendent sur la dignité et le rang des patriarches surprennent par leur originalité et leur audace. Le canon 126 prescrit qu’une fois élu, le patriarche melkite adresse sa profession de foi au pape, tandis que les évêques du synode électoral l’informent du résultat de l’élection et demandent pour le nouvel élu le pallium et les titres additionnels de patriarche d’Alexandrie et de Jérusalem. Parmi les droits et les privilèges patriarcaux énumérés, on relève : la préséance sur les autres patriarches d’Antioche (maronite, syriaque…) et le placement immédiatement après le pape dans les conciles œcuméniques, l’administration des sièges épiscopaux vacants par l’intermédiaire d’un vicaire patriarcal et l’assurance de l’élection d’un nouvel évêque. Les actes du synode affirment par ailleurs qu’il revient au patriarche de présider le synode national patriarcal, de transférer un évêque d’un diocèse à un autre avec le consentement de la majorité des évêques du synode. Il peut aussi dans les mêmes conditions de l’accord synodal créer, démembrer un diocèse ou l’unir à un autre et accepter ou rejeter la démission des évêques. De telles attributions patriarcales sous conditions synodales ne prévoient aucune référence à un droit d’autorisation préalable, de dispense ou de délégation du Saint-Siège. Cela dénote une personnalité ecclésiastique et une autonomie synodale peu commune, sinon unique à l’époque[39].

Si les consulteurs de la Propagande ont jugé opportun de ne point soumettre un tel synode à l’approbation du pape, cela est dû au fait que les synodes patriarcaux étaient perçus de manière différente par les melkites catholiques et la curie romaine. Appelé dans un esprit canonique purement oriental, à traiter toutes les questions intérieures du patriarcat, ce synode représente pour les melkites catholiques une instance supérieure de leur Église. Ils ne doivent se référer à Rome que pour ce qui a rapport avec la catholicité et l’universalité de l’Église. Quant à la curie romaine, tout en proclamant en ligne de principe une structure distincte et une autonomie des synodes, elle les percevaient comme un instrument privilégié de la centralisation. Les synodes patriarcaux constituaient alors un moyen, censé plus adapté que tout autre, pour amener les hiérarchies locales à opérer un alignement sur la législation et la discipline générales de l’Église romaine, quitte à leur laisser quelques pratiques rituelles distinctes, simple reflet extérieur de la diversité liturgique traditionnelle. Ces synodes perdaient ainsi leur légitimité et leur efficacité qui ne se fondaient plus sur la doctrine antique et unanime dans l’orthodoxie : la synodalité.

Cette tendance à « romaniser » le synode patriarcal nous semble lourde de conséquences puisque l’Église melkite catholique trouve son point d’appui traditionnel, quant à sa structure propre, dans la fonction patriarcale qui constitue la clef de voûte du système synodal et le principe d’unité de l’antique régime de collégialité régionale, provinciale ou nationale. Une fois le patriarche réduit au rang d’un simple métropolitain latin et son synode devenu l’instrument protocolaire d’une impulsion venue de l’extérieur, on aura évacué la réalité de la fonction patriarcale et synodale et fait de ces institutions de simples objets de façades entourés d’ailleurs de tous les honneurs dus au decorum ecclésiastique.

2.  L’expansion des idées unionistes

Si l’affirmation de l’autorité patriarcale et des ses privilèges, dans les Actes du synode de Aïn-Traz, représentent en quelque sorte une résistance à la tendance centralisatrice de la Propagande et de l’ensemble de la curie romaine, l’adhésion melkite au mouvement unioniste ne fut pas pour autant entravée. Le patriarche Dimitrios Quadi (1919-1925), élu patriarche en 1919, engagea une réforme radicale et se consacra à la relance de l’unionisme dans son patriarcat. Il réorganisa les différents diocèses et confia à une commission la préparation du projet d’un éventuel synode patriarcal qu’il souhaitait réunir sur de nouvelles bases[40].

Le patriarche Quadi publia deux mandements patriarcaux imprégnés du souci unioniste qui animait à l’époque les melkites catholiques : La primauté de Saint Pierre et de ses successeurs (1922), et L’unité de l’Église (1924)[41].

Le patriarche Cyrille IX Moghabghab (1925-1947), le successeur de Quadi, publia à son tour plusieurs mandements patriarcaux dont deux qui abordent le sujet de l’unité chrétienne : l’unité des Églises (1931), Le cinquième centenaire de l’union de l’Église byzantine au concile œcuménique de Florence (1939) [42].

L’analyse de ces mandements patriarcaux de Dimitrios Quadi et de son successeur Cyrille Moghabghab montrent clairement que les melkites catholiques assimilèrent, après leur synode national de 1909, le mouvement unioniste et la conception de la primauté romaine qu’il véhiculait. Le « retour  au bercail» de l’Église byzantine (grecque) les préoccupait à tel point qu’ils commencèrent à y reconnaître le fondement de leur Église et à discerner leur vocation propre au sein de l’Église universelle. Ils se considérèrent comme les pionniers de l’unionisme en Orient et s’investirent complètement dans ce projet.

Sous ces deux patriarches l’apostolat melkite catholique adopta entièrement les conceptions ecclésiologiques romaines et se développa au Proche-Orient: dans la vallée des Chrétiens et dans le Hauran en Syrie, au sud et au nord du Liban, en Jordanie et en Égypte… Animé d’un zèle unioniste ardent, le clergé melkite catholique se dépensa pour la conversion au catholicisme des frères orthodoxes et la conception romaine de la primauté constituait la charpente principale de cette œuvre unioniste. On dirait que les melkites catholiques avaient pris à leur charge de défendre auprès de leurs frères orthodoxes la primauté et l’infaillibilité du pape incarnant dans sa personne l’autorité suprême dans l’Église, la source de toute juridiction et le critère indiscutable de la communion à l’Église universelle. Tout au long de la première moitié de notre siècle, le visage de l’Église melkite catholique se latinisa de plus en plus et la hiérarchie melkite catholique s’affilia, sans aucune difficulté apparente, à la conception ecclésiologique romaine.

III.       Les successeurs de Léon XIII et l’unionisme

Après cette analyse consacrée au développement des idées unionistes sous les successeurs de Mgr Grégoire Youssef, il s’avère important de rappeler certaines initiatives unionistes entreprises par des successeurs du pape Léon XIII. L’évolution de ces initiatives nous paraît déterminante pour une approche œcuménique appropriée de l’histoire de l’Église melkite catholique ainsi que du statut des Églises orientales catholiques.

1.  UNE PÉRIODE D’ATTENTISME MÉFIANT

Le pape Pie X (1903-1914), qui succéda Léon XIII, à  ne reprit pas la flamme unioniste et s’aligna sur le jugement de la Propagande pour rompre très clairement avec la ligne de son prédécesseur, car il considérait l’orthodoxie orientale comme implacablement obnubilée et désagrégée. Il adoptait à son égard une attitude d’attentisme méfiant qui la plaçait en dehors de sa vision ecclésiologique doctrinale et réformiste. Quant aux diverses Églises unies (uniates), elles semblaient constituer des phénomènes marginaux au catholicisme romain. Comme elles existaient avec leur faiblesse numérique, il fallait les défendre contre un retour toujours possible au « schisme », les protéger efficacement grâce au protectorat catholique européen et les intégrer progressivement dans le corps d’un catholicisme essentiellement romain [43].

Dans le cadre de la réforme de la curie qu’entreprit Pie X, il n’envisageait aucune promotion ou relance de l’unionisme. La constitution Sapienti Consilio du 29 juin 1908 fixait les nouveaux statuts constitutionnels de la curie sans que cette réforme ne touche à la section orientale de la Propagande créée par Pie IX en 1862. Les vœux des patriarches orientaux, exprimés lors du sommet du Vatican en vue de relever directement du pape par l’entremise d’une congrégation autonome ou d’une commission cardinalice particulière, étaient ainsi méconnus ou rejetés. Bien plus, le pape rattachait à la Propagande la commission cardinalice particulière jadis créée par Léon XIII pour l’union des dissidents, commission qu’il ne réunit d’ailleurs jamais [44].

2.  Deux initiatives unionistes

La stagnation que connut l’unionisme sous le pontificat de Pie X n’éteignit pas la flamme qui se trouvait tout de même bien affaiblie. Benoît XV (1914-1922) et Pie XI (1922-1939) la ranimeront en concentrant autour de leur siège romain les institutions vitales qui fixèrent les traits définitifs de la physionomie des Églises orientales catholiques.

A.   Une Congrégation pour l’Église orientale [45]

Élu à la chaire de Pierre, Benoît XV reprendra l’œuvre orientale de Léon XIII et la maintiendra par des institutions au cœur même de la curie romaine. Son initiative la plus importante vis-à-vis des Églises orientales catholiques fut la création de la Sacrée Congrégation pour l’Église orientale, sous les auspices de laquelle se trouvera bientôt centralisée la vie organique des Églises orientales catholiques[46]. cette Congrégation jouera un rôle primordial quant aux rapports de leurs Églises avec le gouvernement du pape à Rome, marquera l’entrée officielle de l’Orient catholique dans le cadre constitutionnel du catholicisme romain et constituera un organe fondamental pour la relance de l’unionisme. Dans la charte de création, les Orientaux catholiques sont considérés par le pape comme membres à part entière au sein du catholicisme universel[47]. Celui-ci y affirmait que cette universalité serait accentuée par la nouvelle Congrégation qui remplacerait, par son personnel et par son nouvel esprit, la politique de la Propagande à l’égard de l’Orient chrétien[48].

La Congrégation pour l’Église orientale détenait un pouvoir législatif, administratif et judiciaire, car son action s’étendait à toutes les affaires des Orientaux catholiques[49]. Mais quelle était réellement la nature de ce pouvoir institué parallèlement aux pouvoirs des patriarches et des synodes? Leur était-il supérieur en ce sens qu’il était destiné à les remplacer dans la pratique? Nous ne possédons aucune précision à ce sujet et nous constatons, sans beaucoup d’étonnement, que depuis cette création en 1917, aucun synode patriarcal ne s’est réuni et que les réunions annuelles de la hiérarchie melkite catholique étaient plutôt des assemblées consultatives d’évêques pour trancher des questions pratiques déterminées par les nouvelles conjonctures politiques et religieuses.

B.   Un institut pontifical oriental

Quelques mois après la création de la Congrégation orientale, Benoît XV érigea à Rome, par le motu proprio Orientis Catholici du 15 octobre 1917, un institut pontifical pour les études orientales. Cette fondation complémentaire était destinée à favoriser le relèvement des chrétientés orientales et le retour à l’unité catholique de celles qui demeuraient encore dans le « schisme ». Le but précis de cette fondation consistait cependant à former un bon clergé pour les catholiques de rites orientaux en tenant compte de leurs traditions et des circonstances particulières où se trouvaient la plupart de leurs Églises ainsi que des jeunes missionnaires destinés à l’apostolat oriental. L’institut s’adonna par la suite à l’étude des questions orientales et la collection des Orientalia Christiana Analecta et Periodica constitue une imposante œuvre scientifique due au labeur persévérant des orientalistes groupés autour de ce centre de rayonnement culturel et unioniste[50].

3.  Une relance Énergique de l’unionisme

Les mots d’ordres du pape Pie XI lancés en faveur d’une meilleure connaissance des richesses de l’orthodoxie ainsi que ses initiatives éclairées, en vue d’une meilleure organisation et d’une promotion véritable des Églises orientales catholiques, dépassent en profondeur la vision unioniste de ses prédécesseurs. Ce pape s’est révélé à la fois comme un penseur clairvoyant et un homme d’action audacieux et ses directives sont devenues de véritables programmes d’action dans le domaine de l’unionisme. Au début de son pontificat, il prodigua sa sympathie pour l’Orient et sembla avoir sérieusement songé à arrêter le cours de la latinisation incarnée par le patriarcat latin de Jérusalem[51]. Mais il y renonça sous l’influence de hautes interventions politiques.

Dans sa première encyclique Ubi Arcano (1922), Pie XI faisait une discrète allusion à une éventuelle reprise de Vatican I. Dans son encyclique orientale Ecclesiam Dei (1923), il réservait aux Orientaux catholiques un rôle privilégié dans l’œuvre de l’union. Enfin dans l’encyclique de 1928 Rerum Orientalium, il affirma hautement le dualisme disciplinaire battu en brèche à Vatican I en rendant publique sa décision de promulguer un code de droit canonique oriental.

Dans un domaine tout à fait différent, Pie XI comptait beaucoup sur une éventuelle relance du mouvement unioniste à partir des institutions monastiques orientales et pensait que des monastères bénédictins, où serait pratiqué le rite byzantin, pourraient servir de modèle aux monastères de l’Orient[52].

Cependant le pontificat de Pie XI qui reflète une évolution dans les visions unionistes ne se détache pas totalement d’un certain triomphalisme latin[53]. En réalité la papauté était persuadée à l’époque que l’administration plus soigneuse qui devrait résulter de l’application du code pour les Orientaux, l’amélioration de la qualité du clergé mieux formé intellectuellement et spirituellement, ainsi que les progrès des ordres religieux plus réguliers et plus dynamiques, contribueraient considérablement à la promotion des Églises orientales catholiques et encourageraient le retour des «frères séparés». Mais toute cette promotion ne cessait d’avoir pour archétype l’administration latine, le droit canonique latin, la vie monastique dans les ordres latins et continuait à se référer aux critères de formation cléricale conçus pour le clergé latin. Il s’agissait plutôt d’une tentative d’adaptation à la « latine » derrière une façade orientale. Toutefois, ce jugement ne peut être que rétrospectif et ne doit pas négliger le contexte socio-culturel et religieux de l’époque. Ce soutien de la papauté servit incontestablement à insuffler une force nouvelle dans ces Églises orientales catholiques démantelées ou profondément atteintes à la suite des changements politiques survenus après la chute de l’empire ottoman. C’est dans le contexte unioniste que se situent les quelques suggestions pro-orientales de Pie XI citées dans l’encyclique Rerum Orientalium ainsi que tout l’engagement pontifical à l’égard des Orientaux catholiques.

IV.       Le déclin de l’unionisme chez les melkites catholiques

Malgré leur engagement sur les voies de l’unionisme et leur zèle déployé pour la conversion de leurs frères orthodoxes, les melkites catholiques prirent jour après jour conscience de leur statut d’uniates. La promulgation de la section du droit canonique oriental relative aux personnes : Cleri sanctitati (1957) les opposa aux autorités romaines chargées du gouvernement ecclésiastique et dévoila à leurs yeux les illusions du mouvement unioniste concernant leur projet d’union de 1724.

1.  Les vicissitudes du code canonique oriental

La requête de codifier le droit melkite figurait déjà parmi les exigences avancées par le patriarche Grégoire II Youssef pour la promotion de son Église, lors des conférences patriarcales. Celui-ci implora le soutien de la papauté pour réaliser ce projet au sein de son synode et l’appliquer avec l’approbation de l’autorité romaine. Ce fut à notre avis l’origine de cette œuvre qui dura de longues années et aboutit à la promulgation du premier droit canonique pour les Églises orientales catholiques (1949-1957).

A.   Les causes de la requête de codification du droit melkite

Au cours des dernières décennies, plusieurs chercheurs se sont penchés sur les manuscrits arabes des 13e-14e siècles dans le but de mettre en évidence l’existence d’un droit canonique melkite propre. Leur connaissance préalable qu’un pareil droit n’était pas rassemblé dans une seule collection, ni jouissait d’aucune promulgation officielle de la part d’une autorité patriarcale ou synodale, ne les dissuada pas d’aller de l’avant dans leur projet. Ils se préoccupaient surtout de déterminer l’héritage de l’ancien droit constantinopolitain commun à toutes les Églises de tradition byzantine et de le distinguer du fond proprement melkite. Une étude exhaustive du sujet dépasse largement les limites de notre étude qui s’est fixée comme objectif de situer dans le contexte unioniste, la codification et la promulgation susmentionnées[54].

Au début de ce siècle, C. Korolevskij déplorait l’absence de tout manuel et de la moindre brochure contemporaine traitant d’une question de jurisprudence ecclésiastique en langue arabe. Il est frappé par le peu de place qu’occupe le droit canonique dans la littérature melkite et même dans l’enseignement donné à Sainte-Anne. Il affirme, à ceux qui font appel au droit de l’Église latine, l’existence d’un droit canonique propre à leur Église[55]. D’ailleurs il n’est pas le seul à le confirmer. Toutefois tout le monde est d’accord pour affirmer également que l’ancien droit byzantin reste toujours à la base du droit canonique de l’Église melkite, comme source première[56].

Depuis l’événement de 1724 et la constitution de deux hiérarchies parallèles, catholique et orthodoxe, ces anciens monuments du droit byzantin ont continué à être utilisés dans l’élaboration des actes des synodes melkites catholiques[57]. À l’approche du synode national de 1909, les melkites catholiques, qui ne consultaient que rarement ce droit et ne le possédaient plus convenablement, considéraient que de nombreuses prescriptions des conciles et des Pères de l’Orient étaient tombées en désuétude, devenues impossibles à appliquer, ou même inopportunes. Elles nécessitaient une explication ou une précision de la part de l’autorité légitime en vue d’une meilleure adaptation aux besoins de l’époque. En fait, à l’ancien droit byzantin viennent s’ajouter les décrets du Saint-Siège[58], les actes des synodes proprement melkites catholiques, les résolutions des synodes électoraux, les ordonnances patriarcales, les coutumes et le droit particulier des religieux.

Concernant les actes des synodes patriarcaux, les vingt-cinq canons du synode de Aïn-Traz tenu en 1835 sont les seuls approuvés par Rome in forma generali et renferment tout ce qui avait vraiment force de loi. Le reste est tombé en désuétude (synodes du Saint-Sauveur 1751 et 1793), a été condamné par le Saint-Siège (synode de Quarquafé 1806), ou n’a jamais été confirmé (Jérusalem 1849). Quant aux résolutions des synodes électoraux qui consistent depuis 1856 dans un certain nombre d’articles, dont les évêques convenaient entre eux avant l’élection, ne semblent pas avoir une valeur canonique sûre. Les ordonnances patriarcales ne sont pas connues et manquent de précision, ce qui dissimule leur valeur législative et canonique[59]. La multiplicité ainsi que la diversité des coutumes très variables en font plutôt un obstacle qu’une aide à une bonne administration et enfin, le droit des religieux ne regarde que l’intérieur de leurs couvents.

Donc, toute la législation propre à l’Église melkite catholique se trouvait au début du 20e siècle réduite aux vingt-cinq canons de Aïn-Traz 1835 et laissait la porte largement ouverte à l’arbitraire et à certains abus notamment dans les domaines des élections épiscopales, de l’administration générale des institutions et de la gestion des biens communs. Tous ces éléments ne constituent pas un véritable corps législatif cohérent et sont méconnus de la majorité du clergé et de la totalité des fidèles. Tel est à notre avis l’enjeu principal qui poussa le patriarche Grégoire II Youssef à solliciter la codification d’un droit canonique propre à son Église. Il estimait que le pluralisme disciplinaire ne justifiait pas seulement une pareille démarche mais en découlait inévitablement.

B.   L’élaboration difficile du texte

Il est normal que l’idée d’une codification du droit melkite émise par le chef de l’Église melkite catholique fut bien accueillie dans les milieux romains. Mais après peu de temps, on commença à parler d’un droit commun à toutes les Églises orientales catholiques. Il n’était guère question de cette unification dans la pensée du patriarche Youssef et l’idée suscitait des craintes au sein de la hiérarchie melkite catholique. Rome apaisa alors les esprits agités en leur assurant que ce droit contiendrait les principes généraux et qu’il reviendrait aux synodes nationaux d’en préciser les règles pratiques selon les coutumes et les usages particuliers de chaque Église.

L’élaboration du texte débuta le 5 janvier 1929. Un questionnaire adressé par la Congrégation Orientale à la hiérarchie orientale catholique demandait son avis sur la méthode à suivre et sur les personnes compétentes auxquelles on confierait les travaux préparatoires. Une commission cardinalice assistée par un groupe de spécialistes fut chargée de préparer la codification par l’élaboration d’un inventaire détaillé et même exhaustif des documents à utiliser. Mais au lieu de confier aux synodes locaux le soin de définir collégialement leur législation propre, on laissa à chaque Église l’opportunité de nommer un représentant pour collaborer avec les autres spécialistes. Ils étaient  soumis au contrôle de la commission cardinalice chargée de coordonner ces travaux. Évidemment cette solution ne rassurait pas tout le monde et laissait la porte ouverte à une multitude d’inquiétudes.

Pour apaiser particulièrement les appréhensions de l’épiscopat melkite catholique qui craignait l’uniformité juridique telle qu’elle avait été préconisée lors des travaux préparatoires de Vatican I, le cardinal Gasparri secrétaire de la commission, affirmait qu’on laisserait aux synodes de chaque Église le soin de définir son droit particulier, la commission romaine ne s’occupant que des règles générales et de ce qui était commun à toutes les Églises.

La création de la commission de rédaction ne vit le jour qu’en juillet 1935 et celle-ci mettra longtemps avant de terminer et de publier, par tranches seulement, le résultat de ses travaux. Face aux inquiétudes concernant le caractère oriental et la pertinence du code en préparation, le cardinal Massimo Massini, président de la commission de rédaction, renchérissait en 1939 à ce sujet, en déclarant à son tour que le code en gestation refléterait merveilleusement l’esprit de la pure tradition orientale :

Quand ce code paraîtra, tout orthodoxe qui en prendra connaissance s’écriera: oui vraiment, c’est là notre code, c’est notre foi, c’est la voix de nos Pères…[60].

C.    La promulgation des différentes parties

Ce n’est qu’à partir de 1949 que les parties du code paraîtront successivement : la législation matrimoniale (22 février 1949), la procédure ecclésiastique (6 janvier 1950), les religieux (9 février 1952) et les rites orientaux et le clergé (2 juin 1957). Le cardinal Tisserant, secrétaire de la Congrégation pour l’Église Orientale, affirmait dans un article publié en 1952 que la promulgation du droit canonique oriental devrait aider les catholiques d’Orient à perfectionner leur organisation. Il rappelait à son tour que le code, dont les dispositions seront communes, n’empêcherait pas le synode de chaque Église d’ajouter leurs interprétations et leurs décisions. Du moins sur les points les plus importants, beaucoup de divergences disparaîtront, dont s’étonneront à juste titre les juristes. Il prit soin de souligner également l’aspect unioniste et le fruit que le Saint-Siège comptait en cueillir :

Nous voudrions que les catholiques orientaux soient tels que les autres chrétiens ambitionnent de se joindre à eux, avec la certitude de trouver dans leur société un bénéfice pour leurs âmes[61].

2.  Un code de droit oriental ou « uniate ?

Les différentes sections du code oriental sont promulguées par le Motu proprio du pape, c’est-à-dire de sa propre initiative, comme c’est le cas pour le code de droit canonique latin. De cette manière, le pontife romain apparaît et se considère comme l’unique législateur, agissant de sa propre autorité et sans la participation des Églises concernées, dont les représentants n’avaient collaboré qu’à la préparation des matériaux. On ne peut nier toutefois que le schéma des canons ait été envoyé pour avis, aux hiérarques intéressés. Mais ont-ils été mis au courant de la rédaction définitive? Ont-ils été avisés, officiellement ou officieusement, de la publication et du contenu? Il semble que non. Dans ce cas, la papauté aurait fait le pas décisif concernant la suppression pratique du pouvoir législatif synodal des Églises orientales catholiques et de leur autonomie traditionnelle.

Un autre détail est à signaler : dans les premiers motu proprio, le pape promulguait la législation pour l’Église orientale (au singulier) et à partir de la troisième section, la législation pontificale est adressée aux Églises orientales (au pluriel) sans que la distinction entre ces Églises ait dépassé les frontières verbales. Pour le législateur il s’agissait d’une Église orientale de plusieurs rites liturgiques. Ces entités ecclésiales étaient appelées « Rites » et non « Églises ». La conception ecclésiologique à propos de ces entités restait vague et rendait la situation difficile à gérer. Toutefois, les Orientaux catholiques et particulièrement les melkites persistaient dans leur conception antique et se considéraient comme une Église autonome, c’est-à-dire qui jouit d’un pouvoir législatif propre. Mais le problème qui se posait aux melkites catholiques était le suivant : comment exercer ce pouvoir tout en respectant l’autorité suprême de l’évêque de Rome puisqu’ils la reconnaissaient et la professaient comme telle?

À notre avis, le malaise se situe au plus profond de l’être ecclésial des melkites catholiques et il est dû à l’ambiguïté de leur double fidélité. En plus, il n’a jamais été examiné ouvertement. D’un côté, les melkites s’approprient un pouvoir législatif et disciplinaire autonome et s’opposent au dogme de Vatican I qui confirme l’autorité suprême du pape en tant que pouvoir de juridiction universel et immédiat. De l’autre, en s’alignant parfaitement sur la conception romaine latine, ils trahissent leur identité orientale et laissent tomber les droits et les privilèges des patriarches apostoliques, c’est-à-dire qu’ils renoncent à l’institution patriarcale telle qu’elle se manifestait au premier millénaire et au temps des conciles œcuméniques.

 3.  Un malaise chez les melkites catholiques ?

Les trois premières sections de ce code de droit canonique oriental semblent avoir été reçues par les melkites catholiques avec satisfaction, ou du moins sans réaction publique ou officielle d’étonnement ou de critique. Par contre, la dernière tranche relative au clergé et à la hiérarchie ecclésiastique (De Personis) a suscité dans leurs rangs plus que des remous. Suite à sa promulgation le patriarche Maximos IV convoqua un synode extraordinaire en Égypte. Tenu du 6 au 11 février 1958, il avait officiellement pour objectif la détermination du droit particulier de l’Église melkite catholique et sa mise en application.

Nous nous demandons pourquoi les melkites catholiques n’ont pas réagi à cette mesure dès la publication de la première section du code. Il est extrêmement difficile de répondre à cette question. D’une part les melkites catholiques ont étudié ces sections dans leurs assemblées épiscopales annuelles et y ont même apporté quelques précisions à travers les questions posées à la commission de rédaction et au législateur. D’autre part il ne semble pas qu’ils étaient conscients des conséquences que comporterait la publication de cette dernière section.

Au lendemain de ce synode, Mgr Pierre Médawar[62], l’auxiliaire patriarcal, donnait une conférence au Caire pour exposer les trois points qui avaient retenu particulièrement l’attention des Pères du synode : les obligations imposées au clergé, le «retour » des chrétiens acatholiques à l’unité, la place que doit occuper l’Orient dans l’Église catholique et celle que lui fait la nouvelle codification[63].

L’auteur relève d’abord l’abrogation par la nouvelle codification de la règle prescrite par la constitution Orientalium Dignitas et selon laquelle les chrétiens «acatholiques», en rentrant dans l’Église catholique devaient garder leur rite. Il trouvait cette mesure inadmissible et la considérait comme « un coup de massue porté contre le développement et le maintien d’une Église orientale au sein du catholicisme[64].

L’auxiliaire patriarcal n’hésite pas à déclarer que le nouveau Droit Canon promulgué par le motu proprio Cleri Sanctitati présente des patriarches diminués, à qui on veut bien reconnaître quelques privilèges d’ordre simplement historique, mais dont les plus importants sont soumis à des autorisations préalables ou à des confirmations postérieures:

En effet, les Églises séparées jouissent de tous les honneurs qui leur sont dus et qui sont nécessaires pour leur maintien et pour la défense des intérêts des fidèles dans cet Orient devenu musulman, tandis que les patriarches catholiques subissent de plus en plus une capitis diminutio minimisant toujours davantage leur rôle dans l’Église et dans la Communauté. Et l’on pense ainsi faire œuvre d’union des Chrétiens![65].

Ce discours de Mgr Médawar reflète la profonde déception ressentie par la hiérarchie melkite vis-à-vis de la codification du droit canonique oriental. Les melkites catholiques ne s’y retrouvaient pas et éprouvaient un sentiment de crainte quant aux conséquences de la diminution flagrante du rang de leur institution patriarcale. Non seulement le Droit Canon oriental ne répondait pas à leurs attentes, mais il risquait de nuire à toute démarche œcuménique avec l’Église orthodoxe jalouse des privilèges et des droits de l’institution patriarcale qui représentent, à ses yeux, le garant de la collégialité au sein de l’Église universelle. Cet ensemble de faits complexes constituait aux yeux des melkites un obstacle majeur à une éventuelle réunion avec Rome des Églises «séparées» d’Orient.

Il n’y a aucun doute que le fond du problème ne tenait pas uniquement à l’institution patriarcale et «aux droits et privilèges» mais, comme l’affirmait Mgr Médawar, à la place de l’Orient dans l’Église universelle[66]. Les melkites catholiques ressentaient un malaise qui affectait leur être ecclésial même et rendait leur situation au sein du catholicisme inconfortable.

Il semble que l’Église melkite catholique était consciente que son assemblée épiscopale annuelle ne représentait plus l’institution synodale autour du patriarche conformément à la Tradition, puisqu’elle était vidée de son contenu et de sa valeur canonique au profit de l’autorité suprême de l’évêque romain ou du «Saint-Siège» en général. Le législateur romain copie en grande partie les sections du code canonique latin, surtout les normes générales concernant les personnes morales, physiques et le clergé, notamment les canons relatifs à la curie romaine. À ses yeux il était tout à fait logique et cohérent que l’institution patriarcale et le statut même des Églises orientales soient perçus à partir du système de la hiérarchie catholique centrée sur la personne et la fonction universelle du pontife romain. La grande question qui en découlait est la présente : quel serait alors l’intérêt d’un «droit canonique oriental» si à Rome on ne considérait plus un patriarche oriental catholique comme un véritable patriarche et son synode comme un véritable synode?

Le 9 février 1958 le patriarche Maximos IV présida au Caire une liturgie eucharistique et prononça un discours inspiré des travaux synodaux en cours[67]. Il rassura d’abord les fidèles que le sujet des droits des patriarches orientaux a été étudié avec beaucoup de soin, et rappela ensuite la « double fidélité » de son Église aussi bien à ses racines orientales qu’à l’union avec le siège romain. Toutefois il conclue:

Il ne peut être concevable que le fait de notre union soit pour nous une cause de diminution. Nous avons foi que la Providence divine… a imparti à notre Église la mission d’être la liaison naturelle entre l’Orient Chrétien et l’Occident Chrétien. Malgré notre faiblesse, nous voulons être fidèles à cette mission évidente et essentielle, travailler avec sincérité à l’accomplir. Et quand nous nous apercevons de quoi que ce soit qui ne s’accorde pas avec le but de cette vocation, il ne nous est pas permis de garder le silence[68].

Selon le patriarche Maximos IV, c’est l’intérêt supérieur de l’Unité qui exige cette affirmation de la place éminente que doivent occuper dans l’Église « Une » les patriarches apostoliques de l’Orient, place qui «leur est due de droit». D’après ces extraits, il semble incontestable que cette crise de relation ne remit pas en cause la reconnaissance par l’Église melkite catholique de la primauté et de la juridiction universelle du pape. D’ailleurs c’est au pontife romain lui-même que recourt le synode espérant obtenir justice[69]. Pour la première fois l’identité des melkites catholiques est exprimée avec autant d’évidence, de conviction et d’unanimité.

À part cet événement synodal de 1958 par lequel les melkites catholiques réagirent à la codification du droit canonique oriental, nous constatons qu’ils ont suivi le cours de ce grand mouvement qu’est l’unionisme et se sont pliés à la rigueur exigée par les différents dicastères de la curie romaine sans oublier de développer leurs institutions ecclésiastiques. Leur Église dépendait de la sollicitude et des initiatives romaines et adopta sa conception ecclésiologique qui favorisait le renforcement de la centralisation par la curie romaine. Cependant la promulgation de Cleri sanctitati révéla la défaillance de leur ecclésiologie et l’ambiguïté de leur identité « uniate ».

Quel sera l’avenir de l’Église melkite catholique et des autres Églises orientales catholiques dites « uniates »? Telle semble l’interrogation qui s’impose à la fin de cette étude. À quoi aurait servi l’engagement melkite au sein du mouvement unioniste entre les deux conciles du Vatican? A-t-il contribué, à travers une fermentation des idées et une prise en conscience d’une identité, à éveiller chez les melkites un esprit œcuménique et un engagement en faveur du rapprochement sur les voies de l’unité chrétienne? Quelle influence a-t-il eu sur leur participation active aux travaux de Vatican II et à leur projet de double communion? Seule une étude approfondie de l’apport de l’Église melkite à Vatican II et une lecture œcuménique pertinente de l’époque postconciliaire sont susceptibles de nous fournir les éléments d’une réponse à toutes ses interrogations.

LES MELKITES CATHOLIQUES ET LES ILLUSIONS DE L’UNIONISME ENTRE VATICAN I  ET VATICAN II.

I. L’ÉMERGENCE DE L’UNIONISME ET LE RÔLE DU PATRIARCHE MELKITE CATHOLIQUE GRÉGOIRE II YOUSSEF

1. UNE PÉRIODE DE TÂTONNEMENT ET DE  MATURATION:

A. Un prélude au renouveau oriental uniate

a) La latinisation et le maintien des rites orientaux

b) Les confidences du patriarche Youssef

B. Les acquisitions unionistes du congrès

a) Le rapport du cardinal Langénieux

C. Un nouvel appel à l’union

2. LA MISE EN ŒUVRE D’UN PLAN UNIONISTE

A. Une concertation au sommet

B. « Orientalium Dignitas » : Une nouvelle charte?

II. LES SUCCESSEURS DE GRÉGOIRE YOUSSEF ET L’UNIONISME

1. UN SYNODE LÉGISLATIF À AIN-TRAZ (1909)

A. Appréhensions et longue préparation

B. Union et autonomie dans les actes du synode

2. L’EXPANSION DES IDÉES UNIONISTES

III. LES SUCCESSEURS DE LÉON XIII ET L’UNIONISME

1. UNE PÉRIODE D’ATTENTISME MÉFIANT

2. DEUX INITIATIVES UNIONISTES

A. Une Congrégation pour l’Église orientale

B. Un institut pontifical oriental

3. UNE RELANCE ÉNERGIQUE DE L’UNIONISME

IV. LE DÉCLIN DE L’UNIONISME CHEZ LES MELKITES CATHOLIQUES

1. LES VICISSITUDES DU CODE CANONIQUE ORIENTAL

A. Les causes de la requête de codification du droit melkite

B. L’élaboration difficile du texte

C. La promulgation des différentes parties

2. UN CODE DE DROIT ORIENTAL OU « UNIATE?

3. UN MALAISE CHEZ LES MELKITES CATHOLIQUES?

 


[1]      Le terme « unionisme » qui prend naissance dans la première moitié du 20e siècle est propre à cette période historique durant laquelle l’Église catholique romaine concevait l’union sous la forme d’un mouvement de « retour en corps » des autres Églises vers elle. Les Orientaux catholiques devraient constituer une force d’attirance pour toute l’Orthodoxie.

[2]      Le patriarche Grégoire II Youssef (1823-1897) est l’une des figures les plus éminentes de l’Église melkite catholique. Il fut au concile Vatican I le grand défenseur de l’Orient catholique. Ses idées œcuméniques ainsi que son combat mené pour la sauvegarde des privilèges et des prérogatives des patriarches orientaux font de lui un précurseur du mouvement œcuménique. Pour une bonne notice biographique, nous conseillons: C. PATELOS, Vatican I et les évêques uniates, Louvain, 1981, p. 307-333.

[3]      Le 14 janvier 1880 Mgr Vincenzo Vannutelli (1836-1930) fut nommé délégué apostolique à Constantinople et y séjourna presque trois ans. Une fois sa mission accomplie il en rendit compte dans un rapport très circonstancié qui mérite une attention particulière. Confidentiel, très loyal et précis, ce document daté du 11 avril 1883 est intitulé: Les meilleurs moyens à prendre pour ramener à l’Église catholique les dissidents orientaux. Ce mémoire se divise en deux grands chapitres intitulés respectivement: Les moyens généraux à mettre en oeuvre en vue de l’union et Les obstacles à combattre. Il figure en annexe des Verbali delle Conferenze Patriarcali sullo stato delle Chiese Orientali e delle Adunanze della Commissione Cardinalizia per promuovere la riunione delle Chiese dissidenti ( p. 343-356). cet ouvrage a été préparé de 1936 à 1945 par C. Korolevskij d’après les Archives de la Congrégation des Églises orientales et les documents du secrétariat privé de Léon XIII. Il est demeuré pro manuscripto jusqu’à ce jour. Nous avons pu consulter cet ouvrage grâce à l’amabilité du professeur C. Soetens.

[4]      Levantin orthodoxe converti au catholicisme, le consul général de Turquie à Rome Carlo Gallian avait la confiance du pape Léon XIII. Préoccupé à son tour par la situation des Églises orientales et des missions latines, le consul Gallian exprima le fond de sa pensée à ce sujet dans un mémoire qu’il fit parvenir au pape. Ce document fut aussi découvert par C. Korolevskij parmi les documents que Léon XIII avait à portée de main et qu’il n’avait pas transmis à la Propagande.  Le professeur Soetens présume que c’est Korolevskij qui lui donna le titre de Mémoire présenté à Léon XIII en 1883, sur l’institution d’une branche orientale de rite byzantin dans l’ordre bénédictin. Le rapport de Gallian est aussi annexé aux Verbali…, op. cit., p. 356-370.

[5]      Nous signalons particulièrement la fondation de Sainte-Anne à Jérusalem en 1882 et celle du séminaire arménien de Rome en 1883. Notons bien que le séminaire de Sainte-Anne a marqué l’histoire contemporaine de l’Église melkite catholique puisqu’il fut, pendant plus d’un demi siècle, le centre de formation privilégié de tout son clergé.

[6]      À l’instar de leur fondateur le cardinal Lavigerie (1825-1892), les Pères blancs prônaient une politique de rapprochement avec les Orientaux et cherchaient à s’adapter à leur mentalité et leurs coutumes. Ils se chargènt de défendre les Orientaux catholiques contre l’excès de zèle manifesté par les latinisants. À partir des précieuses conclusions tirées de leur apostolat en Orient, les Pères blancs contribuèrent à approfondir le débat sur la régénération catholique de l’Orient. Ils érigèrent en question de principe la nécessité de conserver les rites orientaux et la justifièrent par l’enjeu du « retour en corps » des Églises orientales à l’unité catholique.

[7]      Les Pères Assomptionistes œuvraient pour la mission en Orient. Ils lancèrent l’idée d’un congrès eucharistique oriental et la poussèrent d’une manière énergique, voire décisive, grâce à l’intervention du Père Picard, leur supérieur général.

[8]      Pour une étude approfondie des enjeux de ce congrès, nous renvoyons à l’étude de C. SOETENS, Le congrès eucharistique international de Jérusalem (1893) dans le cadre de la politique orientale du pape Léon XIII, (UCL, Recueil de travaux d’histoire et de philologie, Série 6, 12), Louvain, 1977.

[9]      À l’époque, alors que la tendance générale des missionnaires latins considérait le rite oriental comme un obstacle pour le retour des dissidents, le mouvement unioniste naissant tenait au respect et à la revalorisation de tout le patrimoine spirituel de l’Orient dont le rite liturgique n’est qu’un aspect parmi d’autres. Voir N. EDELBY, Pour le soixantième anniversaire de l’Encyclique «Orientalium Dignitas», dans Proche-Orient Chrétien (POC), 4 (1954), p. 197.

[10]    Voir J. HAJJAR, Les Églises orientales catholiques, dans R. AUBERT, e. a., Nouvelle Histoire de l’Église. (t.5: L’Église dans le monde moderne: 1848 à nos jours), Paris, 1975, p. 508-509.

[11]    Ce discours fut traduit en français par le supérieur de Ste-Anne le Père Féderlin et lu par le secrétaire du patriarche Youssef, Mgr Michel Chreim. C. SOETENS, Le congrès eucharistique… op. cit., 1977, p. 561-563.

[12]    Nous puisons nos extraits dans l’article déjà cité de N.Edelby, Pour le soixantième anniversaire…, p. 200-202.

[13]    Ibidem, p. 201.

[14]    Ibidem, p. 204.

[15]    R. AUBERT, Les étapes de l’œcuménisme catholique depuis le pontificat de Léon XIII jusqu’à Vatican II, dans La théologie du Renouveau, Montréal-Paris, 1968, t. 1, p. 292.

[16]    Ce rapport daté du 2 juillet 1893 dans lequel le Cardinal décrit avec précision l’état de l’Orient et propose des solutions n’est pas à confondre avec celui -très anodin- daté du 29 juillet de la même année qui est conservé dans les Actes officiels du Congrès. Voir J. HAJJAR, Les chrétiens uniates du Proche-Orient, (Les univers, 6), Paris, 1962, p. 313

[17]    Verbali…, op. cit., p. 322.

[18]    Ibidem, p. 333.

[19]    Voir J.  HAJJAR, Les chrétiens uniates…, op. cit., p. 313.

[20]    Qu’elles remontent à nos origines communes, qu’elles considèrent les sentiments de leurs ancêtres, qu’elles interrogent les traditions les plus voisines du commencement du christianisme, elles trouveront là de quoi se convaincre jusqu’à l’évidence que c’est bien au Pontife romain que s’applique cette parole de Jésus‑Christ : tu es Pierre et sur cette pierre je bâtirai mon Église. […] Enfin, nul n’ignore que, dans deux grands Conciles, le second de Lyon, et celui de Florence, Latins et Grecs, d’un accord spontané et d’une voix commune proclamèrent comme dogme la suprématie du Pontife romain. Lettres apostoliques de S. S. Léon XIII, t. IV, Paris, s.d., p. 89.

[21]    Cité dans N. EDELBY, Pour le soixantième…, art. cit., p. 205.

[22]    Seuls les deux patriarches melkite Grégoire II Youssef et le syriaque Cyrille Benni se rendirent à Rome. Le patriarche maronite, empêché par son âge avancé, se fit représenter par Mgr Hoyeck son procureur permanent à Rome. L’arménien Azarian fut retenu par le sultan et le patriarcat chaldéen était alors vacant. Le patriarche melkite Youssef qui n’avait plus mis les pieds à Rome depuis 1870, reçut son invitation par l’intermédiaire de son ami le cardinal Langénieux. On craignit sérieusement qu’il refusât de participer à la conférence. Son grand âge n’en était pas la seule cause car le ton de son rapport secret au cardinal Langénieux témoignait de trop de souffrances refoulées. Le cardinal Langénieux lui écrivit alors pour le rassurer et l’encourager à entreprendre le voyage: « Je suis chargé par le Souverain Pontife, Excellence, …de vous transmettre l’invitation officielle et personnelle de Léon XIII à cette réunion qu’il veut lui-même présider. Je sais bien quelles fatigues entraîne un pareil voyage, mais je sais aussi, pour en avoir été le témoin à Jérusalem, que votre zèle apostolique ne recule devant aucun sacrifice quand les intérêts de l’Église sont en jeu. Or, il est absolument indispensable que vous assistiez à cette réunion tout intime du mois prochain ». Le père Féderlin, supérieur de Sainte-Anne, écrivit aussi au patriarche en date du 23 septembre et l’exhorta à son tour à faire ce sacrifice en évoquant la nature de ces conférences: « J’ose donc unir ma voix à celle du Souverain Pontife et à celle de votre illustre ami, le cardinal Langénieux, pour supplier Votre Béatitude de répondre favorablement à l’invitation qui lui est faite, pour le salut des âmes et le triomphe de la Sainte Église.  […] j’estime que les décisions à prendre sont d’une gravité telle qu’elles doivent être prises directement par le Vicaire de Jésus-Christ de concert avec les Patriarches… ». Le patriarche Youssef répondit au cardinal Langénieux que le désir du Saint-Père était un ordre sacré auquel il se rendrait avec empressement et avec joie. Cité dans N. EDELBY, Pour le soixantième…, art. cit., p. 207-209.

[23]    Langénieux, Rampolla (secrétaire d’État), Ledochowski (préfet de la Propagande), Galimberti et Vannutelli .Voir J. HAJJAR, Le Vatican, la France et le catholicisme oriental, Paris, 1979, p. 50-51.

[24]    Cf. Verbali…, op. cit., p. 24.

[25]    Cf. Verbali…, op. cit., p. 25.

[26]    Cette commission cardinalice permanente pour la réconciliation des dissidents fut créée le 19 mars 1895 par le motu proprio Optatissimae.

[27]    Cf. la traduction de la lettre apostolique Orientalium Dignitas revue par Mgr Edelby et publiée dans POC. Cf. N. EDELBY, Pour le soixantième anniversaire…, art. cit., p. 224.

[28]    Pour se faire une idée claire et précise de la conception catholique du patriarcat et des privilèges du patriarche oriental au lendemain de ce concile, nous reproduisons ce passage de Korolevskij : « (Le patriarche) n’est pas d’institution divine, mais purement ecclésiastique et humaine. Notre Seigneur a constitué tous les Apôtres égaux, sauf saint Pierre qu’il a établi leur chef à tous: il n’a pas mis d’intermédiaires entre les Apôtres et Pierre. Si l’Église, sous l’empire de circonstances diverses, a été amenée à donner à quelques évêques, avec un titre spécial, un certain pouvoir sur leurs frères dans l’épiscopat, ce pouvoir n’est évidemment qu’une dérivation de celui de Pierre, qui ne peut être légitime qu’avec le consentement de Pierre et par conséquent de son successeur. D’où il suit que le patriarche a bien des droits en tant qu’évêque de son éparchie propre, mais, en tant que patriarche, il n’a et ne peut avoir que des privilèges qui lui sont octroyés implicitement et explicitement par le Pape. Si l’on veut parler rigoureusement, on peut bien parler de droits épiscopaux -et à ce titre le patriarche a ses droits sur son éparchie tout comme les autres évêques sur les leurs,- mais on ne peut parler que des privilèges patriarcaux exercés par le patriarche sur tout son patriarcat. Ces privilèges ne deviennent des droits par rapport aux évêques ou autres inférieurs que par concession du Souverain Pontife, de Pierre, qui a seul, de droit divin, juridiction sur les évêques eux-mêmes. Ce sont des principes que tout catholique, quel que soit son rite, doit admettre depuis le concile du Vatican, sous peine d’hérésie ». C. KOROLEVSKIJ, Les sources du droit canonique melkite catholique, dans Échos d’Orient (Eor), 1908, p. 352; et dans Histoire des Patriarcats melkites, t. III, Rome, 1911, p. 361-365.

[29]    « Les généreuses intentions du pape ne furent pas secondées par ses proches collaborateurs. Effrayée par la levée de boucliers de si nombreuses et puissantes organisations missionnaires, la Propagande, après un essai loyal d’application, finit par se dérober; les canonistes trouvèrent des subterfuges; jamais on n’osa appliquer contre les récalcitrants les peines prévues par le document; des dispenses furent si libéralement accordées que -pour le dire simplement- l’encyclique (lettre apostolique), qui avait paru une catastrophe, finit très vite par n’incommoder personne ». N. EDELBY, Pour le soixantième…, art. cit., p. 211.

[30]    Voir, J. HAJJAR, Grégoire Youssef, dans Dictionnaire d’histoire et de géographie ecclésiastique (DHGE), t. XXII, 1988, col. 58.

[31]    Nous nous référons dans notre analyse à un manuscrit qui porte le numéro 107 et qui est soigneusement conservé dans la bibliothèque des Missionnaires de Saint Paul à Harissa. Il s’agit du Mémoire sur les réformes les plus importantes à introduire dans l’Église melkite catholique, à propos du synode de 1909. Cf. Archives des missionnaires de Saint Paul (AMSP), Ms. 107, f. 184.

[32]    Le patriarcat de Geraïgiry le successeur de Grégoire Youssef, marque une étape de crise profonde pour le fonctionnement des institutions dans l’Église melkite catholique. L’excès de l’arbitraire de ce patriarche et l’absence de tout esprit de collégialité soulevèrent l’épiscopat contre lui et entraînèrent l’intervention du pape. Voilà comment nous le décrit le Père C. Korolevskij : «rude à la peine, audacieux jusqu’à la témérité, entreprenant, habile, il semblait en outre jouir d’une robuste santé, mais en réalité il était déjà atteint des premiers symptômes de la maladie qui devait l’emporter». Cf. C. KOROLEVSKIJ, Antioche, dans DHGE, t. III, 1924, col. 664.

[33]    La traduction complète de cette lettre est réalisée par C. Charon (Korolevskij) et publiée dans Les sources du droit canonique melkite catholique, dans Eor, 11 (1908), p. 360-362.

[34]    La commission avait pour membres : Dom Hildebrand de Hemptinne, abbé primat des Bénédictins, l’archimandrite Cyrille Rizk, vicaire patriarcal au Caire, l’archimandrite Raphaël Aboumrad, représentant du patriarcat près le Saint-Siège, le père Denys de Sainte Thérèse, carme consulteur dela Sacrée Congrégation de la Propagande pour les affaires du rite oriental et le père Joseph Quadi, vicaire patriarcal à Paris et recteur de l’église Saint-Julien-le-Pauvre.

[35]    Mgr Cyrille Géha était plutôt de caractère paisible et indolent, plus conservateur qu’innovateur, administrateur adroit et réaliste, soucieux de la tranquillité et des solutions de compromis plus que de l’ordre ou de l’équité. Mais si son règne a apporté le calme et la paix au patriarcat melkite catholique, il a par ailleurs contribué au déclin de l’autorité patriarcale face à un épiscopat qui recouvrait des tendances plus romaines et d’autres plus autonomistes. Pendant son pontificat, l’autorité patriarcale était amputée, faible, hésitante et démunie de sa caractéristique et de sa qualité inhérente qui est la collégialité synodale. Pour connaître la biographie de ce patriarche, cf. C. KOROLEVSKIJ, Antioche, art. cit., col. 665.

[36]    Cette commission était composée de Mgr E. Zoulhof, président, de Mgr Ignace Homsy, métropolite titulaire de Tarse, et de Mgr Cyrille Moghabgab, évêque de Zahlé.

[37]    Ces canons sont au nombre de 1017 et se répartissent en quatre parties: le culte divin et le rite grec, la hiérarchie ecclésiastique, les sacrements et les procès ecclésiastiques. Pour le contenu de ces canons, nous renvoyons au texte original, à la traduction latine imprimée sous le titre: Sinodus patriarchalis et nationalis Aïn-Traz celebrata anno Domini MDCCCCIX (Rome, 1910), ou encore, à l’étude de C. DE CLERCQ, Histoire des conciles d’après les documents originaux, 11. Les conciles des Orientaux catholiques, 2v., Paris, 1949, p. 790 et ss. Quant à nous, nous avons utilisé surtout: AMSP, Ms. 399, (schéma de 1901 en arabe, signé par les deux membres de la commission préparatoire Joseph Quadi et Cyrille Rizk) et AMSP, Ms. 397 (les Actes du synode national).

[38]    Assomptionniste latinisant devenu archevêque latin d’Athènes.

[39]    J. HAJJAR, Les synodes des Églises orientales catholiques et l’évêque de Rome, dans Nicolaus, 1 (1973), p. 417-418.

[40]    La commission qui avait pour membres le père Elias Andraos, Missionnaire de Saint-Paul et le père Alouche, du clergé patriarcal, était présidée par Mgr Maximos Sayegh, métropolite de Tyr à l’époque

[41]    Mandement de Sa Béatitude Mgr Dimitrios Quadi : La primauté de Saint Pierre et de ses successeurs (en arabe), Le Caire, 1922, 10 p; Mandement de Sa Béatitude Mgr Dimitrios Quadi : L’unité de l’Église, Harissa, 1924, 14 p. Nous utilisons la version française que nous avons trouvé à la bibliothèque de Saint-Paul à Harissa.

[42]    Mandement de Sa Béatitude Kyrios Cyrille IX : L’unité des Églises (en arabe), Harissa, 1931, 31 p. Mandement patriarcal de Sa Béatitude Kyrios Cyrille IX à l’occasion du cinquième centenaire de l’union de l’Église byzantine au concile œcuménique de Florence (1439-1939) (en arabe), Le Caire, 1939, 34 p.

[43]    Voir J. HAJJAR, Le Vatican, la France et le catholicisme oriental, Paris, 1979, p. 225.

[44]    Voir Ibidem, p. 239-253.

[45]    Par « Église orientale » on entendait toutes les Églises orientales catholiques de l’empire ottoman.

[46]    La Congrégation pour l’Église orientale fut créée par le motu proprio Dei Providentis du Ier mai 1917. Voir Actes de Benoît XV, Paris, 1947.

[47]    Le pape évoque cette universalité et cette « catholicité » de l’Église romaine dans les termes suivants: « L’acte présent rendra plus manifeste encore que l’Église de Jésus-Christ, parce qu’elle n’est ni latine, ni grecque, ni slave, mais catholique, ne fait aucune différence entre ses fils et que ceux-ci, qu’ils soient grecs, latins, slaves ou d’autres groupements nationaux, occupent tous le même rang devant ce siège ». Ibidem, p. 89.

[48]    Les Orientaux catholiques se plaignaient sans cesse du fait que les décisions qui les concernaient étaient prises par des Occidentaux au sein de la Congrégation de la Propagande chargée en principe de la conversion des infidèles. Le pape lui-même reconnaît ce fait: « Les Orientaux avaient souvent l’impression que des décisions les concernant étaient prises par des Occidentaux qui n’avaient qu’une vue incomplète de la situation; en outre, il leur paraissait humiliant de voir leurs Églises, héritières du plus ancien passé chrétien, soumises à la Congrégation chargée de la conversion des infidèles ».  Ibidem, p. 88.

[49]    Le 25 mars 1938, Pie XI étendit la responsabilité ecclésiastique de la Congrégation pour l’Église orientale en lui confiant tous les fidèles latins du Proche-Orient, demeurés depuis 1917 sous la juridiction de la Propagande, et cela par le motu proprio Sancta Dei Ecclesia. Voir J. HAJJAR, Les chrétiens uniates…, op. cit., p. 323.

[50]    . Voir C. KOROLEVSKIJ, La fondation de l’institut pontifical oriental, art. cit., p. 5. Dans son autobiographie : Kniga bytja moego (Livre de ma vie), le père Korolevskij consacre tout un chapitre à la fondation de cet institut et met en valeur le rôle du Père blanc Antoine Delpuch qu’il considère comme le véritable fondateur de la Congrégation Orientale et de cet institut pontifical oriental. L’auteur s’applique de même à une analyse détaillée d’un rapport présenté par Delpuch à Benoît XV. Le Père blanc y évoqua l’ignorance incroyable de l’Occident au sujet de la question religieuse orientale laquelle entravait, selon lui, la création de contacts analogues à ceux qui avaient eu lieu lors du Congrès eucharistique de Jérusalem. D’après le père A. Raes, un exemplaire original est conservé à la Bibliothèque Vaticane sous la cote: Vat. lat. 14627-14631.

[51]    Éclairé par des rapports précis et circonstanciés, notamment ceux de Dom G. Fournier bénédictin de Maredsous (un moment prieur du monastère allemand de la Dormition à Jérusalem), le pape inclinait vers la suppression de ce patriarcat au profit de la Custodie franciscaine et du patriarcat melkite catholique.

[52]    Dans sa lettre du 21 mars 1924 adressée aux Bénédictins, il les encourage à œuvrer pour le travail de restauration unioniste. L’idée de cette lettre inspirée par Dom Lambert Beauduin est à l’origine de la fondation en 1925 du prieuré d’Amay-sur-Meuse, transféré ensuite à Chevetogne. Cette œuvre monastique pour l’union des Églises est encore aujourd’hui un haut lieu de l’œcuménisme et constitue l’un des centres privilégiés pour le rapprochement avec l’Orthodoxie. Son organe Irénikon témoigne de l’engagement et de la lucidité de cette communauté de Bénédictins voués à la cause de l’unité.

[53]    Voir J.  HAJJAR, Les Églises orientales catholiques…, art. cit., p. 546-553.

[54]    Pour plus de détails, nous citons parmi les études sur les sources du droit canonique melkite celles qui nous semblent les plus importantes: J.-B. DARBLADE, La collection canonique arabe des Melkites, (13e – 17e s.), publié à Harissa en 1946. Voir aussi dans Fonti. Codif. Can. Orientale, Série II, Fasc. XIII; ainsi que son article : La collection canonique melkite d’après les manuscrits arabes des 13e – 17e s., voir dans Orientalia Christiana Periodica (OrChrP), t. IV (1938), p. 85-119. Cet article n’est en fait que le résumé de l’ouvrage précédent. C. CHARON (Korolevskij), Les sources du droit canonique Melkite (déjà cité). E. JARAWAN, La collection canonique arabe des Melkites et sa physionomie propre, publié à Rome en 1969, [Corona Lateranensis,15]. J. NASRALLAH, Manuscrits melkites de Yabroud dans le Qalamoun, voir dans OrChrP, vol. IV, Rome, 1940, p. 89-92. Ph. NABAA, Influence du droit byzantin sur le droit melkite, Mémoire de Licence inédit, Rome, 1947. Alors que Korolevskij nous renseigne sur les moyens de trouver ces sources, Darblade et Mgr Nasrallah ont pu consulter celles-ci dans un total de quatorze manuscrits disséminés dans les différentes bibliothèques de l’Europe et du Moyen-Orient. Quant au père Jarwan, il essaie d’en dégager les caractères particuliers qui incarnent la physionomie propre à cette collection melkite.

[55]    Cf. l’article de C. CHARON (Korolevskij), Les sources du droit canonique Melkite déjà cité.

[56]    Les monuments juridiques qui constituent ce droit furent recueillis et édités par le savant cardinal J.-B Pitra et déjà publiés avant lui, quoique d’une manière beaucoup moins parfaite, par Rhalli et Potli (Athènes 1854). Voir J.-B. PITRA, Juris ecclesiastici græcorum historia et monumenta, 2 volumes, Rome 1864. Voir aussi sa dissertation Des canons et des collections canoniques de l’Église grecque, (Paris, 1858), et le volume des ses Analecta intitulé : Juris ecclesiastici græcorum Secta paralipomena, Paris et Rome, 1891. Cet ancien droit byzantin comprend les Constitutions dites apostoliques, les canons des conciles œcuméniques tenus en Orient, ceux des principaux conciles provinciaux d’Orient, les synodes de Carthage, un certain nombre de réponses et décisions canoniques de certains Pères. Il faut y ajouter les canons du concile in trullo de 692 et le Nomocanon de Photius, y compris les emprunts que ce dernier recueil faisait à la législation élaborée par les empereurs de Byzance en matière religieuse. L’influence de Théodore Balsamon (avant 1189- 1195 ou après) sur la législation melkite est indéniable, puisqu’il contribua effectivement à la byzantinisation des Melkites. Son principal ouvrage est son commentaire : Exegesis canonum sur le Syntagma de Photius.  Cf. J. NASRALLAH, Histoire du mouvement littéraire…, vol. 3, t. I, op. cit., p. 93-95.

[57]    Voir C. CHARON (KOROLEVSKIJ), Les sources du droit…, op. cit., p. 297.

[58]    Le Saint-Siège a promulgué, souvent par l’intermédiaire de la Propagande, des décrets spéciaux concernant, soit toutes les Églises orientales catholiques, soit l’Église melkite catholique en particulier. Il est tout de même utile de rappeler que les Orientaux ne sont soumis aux décrets canoniques et disciplinaires du Saint-Siège que lorsqu’ils y sont expressément mentionnés, ou que la loi est évidemment faite pour eux aussi bien que pour les Latins.

[59]    Il est incontestable que d’après l’ancien droit byzantin, un des privilèges du patriarche est de faire des lois pour tout le patriarcat, même pour les évêques, qu’il les porte seul ou avec le concours d’un conseil, à condition que ces lois ne portent aucune atteinte au pouvoir direct qu’a chaque évêque, de droit divin, sur son éparchie. Mais on a perdu, suite aux événements tragiques survenus en Syrie et au Liban en 1860, toute trace des ordonnances patriarcales melkites qui datent d’avant le patriarcat de Maximos Mazloum (1833-1855).

[60]    Cité in J. HAJJAR, Les chrétiens uniates…, op. cit., p. 326.

[61]    E. TISSERANT, Le Vatican et les Églises orientales…, art. cit., p. 210.

[62]    Pierre Kamel Médawar (1887- 1985) fut un homme de piété et de grande envergure. Pour les grandes lignes de sa vie, voir Le Lien, 50 (1985), p. 28-31.

[63]    Causerie de S. E. Mgr Pierre K. Médawar faite à la réunion du 14-3-1958 du Groupe d’Amitié Sacerdotale au Caire, dans Bulletin d’orientations œcuméniques, 1958, n° 3, p. 9.

[64]    Ibidem.

[65]    Ibidem, p. 11.

[66]    Le texte de cette conférence de Mgr Médawar fut publié et suscita quelques réflexions chez le Père Robert Rouquette qui lui consacra un article dans la revue Études de Paris, intitulé: Malaise chez les catholiques de rite grec? Les idées développées dans cet article retracent l’histoire de l’institution patriarcale et de la primauté romaine d’après la conception catholique de l’époque qui minimise la fonction patriarcale et la limite à un simple privilège ecclésial. Cf. R. ROUQUETTE, Malaise chez les catholiques de rite grec?, dans Études, 15 juin 1958, p. 393.

[67]    Pour la biographie de Maximos IV, nous conseillons la notice biographique du texte distribué par les services du patriarcat à l’occasion de sa mort. Voir Grandes lignes d’une vie pleine, dans Le Lien, 33 (1968), p. 6-11.

[68]    Cité dans P. MÉDAWAR,. Causerie de S.  E. Mgr Pierre K. Médawar…, art. cit., p. 12.

[69]    Au terme de leur réunion, les Pères rédigèrent une lettre synodale et dépêchèrent un émissaire, Mgr Georges Hakim de Galilée (l’actuel patriarche), pour la transmettre au pape Pie XII.