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ÉGYPTE : Comment dépasser l'indignation face aux incidents inter-religieux en Égypte?

    Une fois encore, l’Égypte fait parler d’elle avec la mort dramatique de six chrétiens coptes et un musulman, mitraillés à la sortie de l’église le mercredi 6 janvier dernier à Nag Hammadi, petite ville de Haute-Égypte jusqu’ici célèbre par les manuscrits gnostiques qui y furent découverts en 1945. Le moment choisi est particulièrement dramatique, car c’était le début de la fête de Noël pour les les orthodoxes.

    Une fois encore, les autorités politiques et religieuses du pays se sont élevées contre les agissements intolérants d’une minorité, peu représentative, nous dit-on, de la population égyptienne, foncièrement tolérante. “Nous sommes tous Égyptiens, tous frères”, lit-on dans la presse indignée. Les autorités assurent que les coupables seront jugés sévèrement. Le grand imam, cheikh Mohamed Sayyed Tantawi, et le ministre des Affaires religieuses sont allés en personne à Nag Hammadi présenter leurs condoléances à l’évêque Kirillos et à ses fidèles.

    Une fois encore, hélas, le concert de protestations, locales et internationales, semble voué à n’être qu’un voeu pieux, conduisant tout juste à renforcer la protection policière des lieux de culte chrétiens, jusqu’au prochain incident. Les incidents de ce genre sont réguliers, au moins une fois par an : ils démarrent souvent à partir d’un conflit local pour une terre, la réputation d’une jeune fille, une compétition électorale, et puis tout s’embrase : le conflit devient inter-confessionnel et finit dans le sang. Pour comprendre ce qui se passe, sortir de l’émotion et, peut-être, agir sur les vraies causes, un peu d’analyse est nécessaire.

Quelques rappels sur les chrétiens d’Égypte :

– Les chrétiens égyptiens sont environ 8 millions selon les estimations, soit un peu moins de 10% de la population. Bien que minoritaires dans leur pays, ces chrétiens constituent néanmoins, et de très loin, le groupe chrétien le plus nombreux au Moyen-Orient.
– Ces chrétiens sont des nationaux, des citoyens égyptiens. Les coptes aiment, d’ailleurs, rappeler que leur nom est le même que Egyptos. Être chrétien et être égyptien reviendrait donc au même, disent les coptes-orthodoxes, en tout cas jusqu’à ce que l’islam ne devienne la majorité religieuse dans ce pays au 10ème siècle.
– Ces chrétiens égyptiens sont orthodoxes à plus de 95%, l’Église copte-catholique comptant seulement 200 à 250 000 fidèles. Les autres chrétiens d’Égypte, Grecs-catholiques, Syriens catholiques, Maronites, Arméniens, Chaldéens, Latins ne sont plus que quelques dizaines de milliers, beaucoup ayant quitté le pays à l’époque nassérienne. Il y a actuellement un petit courant d’immigration vers l’étranger, mais rien de comparable à ce qui se passe en Irak, par exemple.
– Malgré les menaces récurrentes qu’elle doit affronter, l’Église copte-orthodoxe est très vivante : sous la houlette du pape Shenouda III, régnant depuis maintenant 39 ans, les diocèses se sont multipliés, y compris dans la diaspora ; les monastères du désert où est né le monachisme se sont remplis de jeunes, la plupart du temps diplômés ; les chrétiens sont très actifs dans leur Église, où ils participent activement à la liturgie, reçoivent une formation soutenue. Ce dynamisme va de pair avec une grand rigidité doctrinale et disciplinaire, peu propice à l’oecuménisme avec les autres confessions chrétiennes.
– Tout en étant presque 10% de la population, les chrétiens d’Égypte sont indiscutablement discriminés : accéder à un poste élevé dans le monde politique, l’armée ou la police, dans des milieux en vue comme l’équipe nationale de foot (on est en période de coupe du monde) est pratiquement impossible. Moins au nom d’une loi écrite que d’un consensus régnant dans la majorité des citoyens. Quelques exceptions comme Boutros Boutros Ghali, ex-ministre des Affaires étrangères et Secrétaire général des Nations-unis ou la dynastie des milliardaires coptes-orthodoxes Sawiris, ne doivent pas faire oublier cette discrimination. Le mot “discrimination” est plus juste, à mes yeux, que celui de “persécution”, car la pratique religieuse est libre et accessible à chacun. Obtenir un permis de construire une église, ou même une autorisation de la réparer, relève de la gageure. Il faut rappeler encore que depuis Sadate, l’article 2 de la Constitution indique que la loi musulmane est « la source principale du droit », texte que les chrétiens voudraient voir modifier.
Cette discrimination n’empêche pas de vivre ensemble au quotidien, parfois même dans une réelle amitié, mais elle crée tout de même au niveau du pays, et surtout dans les villages pauvres de Haute-Égypte, un climat de tension et de malaise.

    Le paradoxe est que cet état de fait déplait fortement aujourd’hui à nombre d’Égyptiens, Chrétiens, bien sûr, mais aussi Musulmans. “Où est-il, entend-on, le temps où nous vivions en bonne intelligence, Chrétiens et Musulmans”, “et même Juifs”, ajoutent certains ? Ces derniers ont presque tous quitté l’Égypte à l’époque des nationalisations et des surenchères panarabes de Nasser. “Que nous est-il arrivé” ?, disent de concert nombre d’amis Égyptiens, des deux religions. Où est l’Égypte de Taha Hussein, cet universitaire musulman réputé pour son ouverture intellectuelle et humaine ?

Un contexte général difficile

Pour comprendre, on ne peut isoler la question religieuse du contexte général du pays. L’Égypte est, comme la plupart des pays du monde, affectée par la crise économique mondiale. Moins que d’autres peut-être, car la demande intérieure reste forte, mais elle est affectée tout de même, ne fût-ce que par la chute très sensible des recettes du canal de Suez. A cela s’ajoute une mauvaise distribution de la richesse et une corruption que tous, y compris les autorités de l’Etat, fustigent sans parvenir à la juguler tant la culture du bakchiche est profondément ancrée. La vie des pauvres est rude dans les campagnes défavorisées – c’est le cas de Nag Hammadi où a eu lieu le dernier incident- mais aussi dans les quartiers populaires des villes, surtout le Caire : 20 millions d’habitants, des services publics très déficients (transports, hôpitaux, entretien des quartiers), la vie chère, une pollution qui atteint des records mondiaux. Bref, le climat social est très détérioré.

A cela s’ajoute un manque de perspective politique. Le président Moubarak, âgé de 81 ans, finit bientôt son 5ème mandat, et voudrait, dit-on, placer son fils Gamal sur le siège présidentiel. Au-delà de cette possible succession dynastique, c’est surtout le climat politique d’ensemble qui fait problème : pas de réel débat politique, alors que les problèmes à affronter sont immenses et mériteraient que l’on associe pour y répondre toutes les forces vives du pays, l’ensemble de la société civile. Une telle situation, socialement explosive, ne dure que parce que le régime tient le pays avec une main de fer : la loi d’urgence, qui interdit toute manifestation non autorisée et donne des pouvoirs régaliens à la police, est en vigueur depuis l’assassinat du président Sadate en 1981. Une excellente analyste de l’Egypte contemporaine, Basma Kodmani, considère que le régime, soucieux de garder le contrôle du politique et de l’économie, a abandonné le culturel et le symbolique à des courants religieux rétrogrades : on vise ici moins les Frères Musulmans, groupe officiellement interdit et régulièrement réprimé avec sévérité, qu’une idéologie religieuse conservatrice, venue largement d’Arabie saoudite (le wahhabisme), qui s’est insidieusement installée dans la vie quotidienne et imprègne désormais toute la vie sociale : de la mentalité des universitaires jusqu’à la manière de s’habiller. Il faut avoir l’air pieux, bon religieux et l’afficher : d’où la zebiba, empreinte sombre sur le front des hommes qui souligne leur fidélité aux cinq prières quotidiennes, le voile porté désormais par quasi toutes les femmes musulmanes, la manière de se saluer, etc. Ces courants conservateurs font d’autant plus de ravages que l’école et l’université sont en piètre situation : engorgement des classes, faible motivation de professeurs mal payés, recours généralisé aux leçons particulières payantes : on est loin de l’Égypte d’antan, capitale culturelle du monde arabe. Ce conservatisme ambiant et ce manque d’esprit critique touche aussi, d’une certaine manière, les chrétiens orthodoxes, prompts à lire la Bible à la lettre et à voir partout des miracles : tous ou presque se sont tous enthousiasmés au mois de décembre dernier pour des soit-disant apparitions de la Sainte Vierge à Imbaba, banlieue populaire et islamiste du Caire, puis dans divers quartiers de la capitale et d’autres villes du pays. Chacun vous montrait avec fierté sur son téléphone portable l’apparition lumineuse de la Vierge qui se répétait presque chaque nuit, disait-on, sans aucun recul et avec un brin de triomphalisme. « Cela va nous valoir des ennuis », nous annonçait fin décembre un laïc chrétien égyptien plus éclairé. De l’avis de tous aujourd’hui, la situation est grave : l’intolérance montre dans le pays et même la presse officielle commence à s’en inquiéter ouvertement.

Comment sortir de cette impasse

La tâche est immense et on ne saurait donner des recettes simples. Il faut attaquer le problème à tous les niveaux. A côté des nécessaires réformes poltiques et sociales, soulignons au moins deux aspects où les chrétiens d’Égypte oeuvrent à un changement des mentalités :

L’école. Il est essentiel d’y promouvoir non seulement une formation de qualité, mais une éducation ouverte à l’autre. C’est à quoi s’emploient avec dévouement et compétence les écoles catholiques (Frères des Écoles chrétiennnes, Jésuites, religieuses de diverses congrégations). Plus de 50 000 enfants, chrétiens et musulmans, sont ainsi scolarisés au Caire et dans toute l’Égypte dans un esprit qui promeut l’ouverture à l’autre et le respect mutuel. Mais ce n’est qu’une goutte d’eau dans un pays où les élèves et étudiants se comptent par millions.

Promouvoir un autre regard sur l’islam et aider les musulmans à s’ouvrir à l’autre : c’est ce que promeut l’Institut Dominicain d’Études Orientales du Caire (IDEO) où, depuis des décennies, l’islam est étudié de manière scientifique et non idéologique. Fréquentée majoritairement par un public de chercheurs musulmans, la bibliothèque de l’IDEO, une des plus importantes en son genre, offre les outils pour une pensée critique, adulte. La communauté dominicaine qui porte cet institut s’efforce aussi, à la suite de son fondateur, un dominicain égyptien, le père Georges Anawati, de créer un climat d’amitié qui permette de désamorcer la peur de l’autre et de le rencontrer dans sa vérité humaine et spirituelle.

Le chemin d’un changement est long. Mais il n’y en a probablement pas d’autres.

Jean Jacques PÉRENNÈS, o.p.
                Vicaire provincial pour le Monde arabe
                Secrétaire général de l’Institut Dominicain d’Études Orientales –Le Caire