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[EGYPTE] Le témoignage d'Amélie : " J’éprouve un sentiment de profonde gratitude d’être ici "

Découvrez le témoignage de notre volontaire Amélie qui est en mission Au Caire au sein de l’école Notre Dame du Carmel St Joseph.


Voilà maintenant plus d’un mois que je suis arrivée au Caire. Quel dépaysement !

Après quelques jours de choc culturel, trois précisément, me voilà sillonnant le Caire à la découverte de ses innombrables musées, églises, synagogues et mosquées. Telle une enfant, je regoûte au plaisir de m’émerveiller de la moindre différence, du moindre exotisme de mon nouvel environnement, de ces odeurs si propres aux pays orientaux… Un doux mélange d’odeur de mangue, de papaye, de pollution, d’ambre, de musc, de benjoin, d’encens, bref, de ces parfums de femmes entêtants que j’aime tant et que notre cher Baudelaire décrivait comme « Ayant l’expansion des choses infinies » et « [Chantant] les transports de l’esprit et des sens ».

À cette odeur si particulière au Caire se mêle le bruit perpétuel de la ville, un bruit de fond, un bruit sourd. D’abord celui de la circulation, une circulation absolument anarchique où l’application du Code de la route est quasi inexistante, où l’usage des coups de klaxon, des signes de la main et des formules de politesse, souvent à coup de « eazizi » (« mon cher », « mon chéri ») remplace celui des clignotants, où la présence de panneaux de signalisation routière laisse à désirer, où l’on double par la droite sans scrupule, et où l’on se frôle à quelques millimètres sans jamais se toucher, et surtout, sans jamais s’engueuler ! En résumé, c’est la loi du plus fort ici qui s’applique mais toujours dans la bonne humeur ! C’est remarquable !

Ensuite vient le bruit de ses habitants, marqué par les cris aigus des marchands ambulants exposant leurs fruits et légumes sur des charrettes tirées par de maigres chevaux, mais aussi par les musiques assourdissantes des tuk-tuks, sensées attirer l’attention des passants, et enfin par les réguliers appels à la prière des muezzins résonnant dans la ville depuis chaque minaret et créant une sorte de douce cacophonie aux accents quelque peu inquiétants… Ici, le silence n’existe pas. On le fuit. En a-t-on seulement peur ? Peur que cela nous fasse découvrir le calme du silence ?…

Enfin, dans cette odeur enveloppante et ce bruit permanent vient s’ajouter un feu d’artifice de couleurs. Au soleil éternel illuminant de ses chaleureux rayons ce pays béni des dieux, répondent la couleur ocre des immeubles cairotes aux persiennes sans cesse fermées afin de conserver la fraîcheur des nuits, le rouge éclatant des grenades, le jaune lumineux des mangues, le vert profond des pastèques et le blanc immaculé des papayes des nombreuses étales de fruits jalonnant les rues.

Ici, les sens sont sans cesse stimulés, d’où mon appréhension des premiers jours à rester huit mois dans cette agitation frénétique ! Mais contrairement à ce que l’on pourrait croire, nos sens se font vite à cette surstimulation, et avec un peu d’audace, l’on parvient finalement à s’imposer au milieu de cette circulation démentielle symptomatique d’une ville totalement dépassée par son nombre d’habitants (10 millions au Caire même et 21 millions dans l’agglomération, ce qui en fait la sixième plus grande agglomération du monde).

Le terme « tentaculaire » est d’ailleurs tout à fait adapté pour parler de cette ville qui empiète toujours plus sur le désert pour construire de nouvelles cités telles que le Nouveau Caire, la Ville du 6 octobre, la Cité du 10 de Ramadan, Sadate-City, Quinze Mai, Al-‘Ubur ou encore Al-Badr afin de désengorger la capitale. Objectif au demeurant non atteint puisque les loyers exorbitants empêchent l’exode des populations du centre-ville vers ces dernières…

Et c’est ainsi que l’on trouve de nombreux cimetières habités par des familles pauvres, notamment la Cité des morts, la plus ancienne nécropole de la ville, où les vivants cohabitent avec les morts. Mais attention, c’est une relation donnant-donnant puisque les mausolées (petits baraquements constitués de quatre murs, d’un toit et d’une grille en guise d’entrée) offrent des moyens de subsistance à ses habitants ! En effet, bon nombre d’entre eux prennent soin des tombes, en creusent de nouvelles ou vendent des fleurs aux rares visiteurs. D’autres, toujours installés au milieu des pierres tombales, travaillent le cuivre ou fabriquent des tapis avant de les vendre au fameux Khan el-Khalili, le souk le plus célèbre du Caire.

Poussés par une (trop) forte curiosité, nous avons, avec d’autres volontaires, traversé celui qui se trouve près de l’enceinte du vieux Caire. Quelle étrange sensation que celle de déambuler au milieu d’une nécropole habitée… Au calme et au statisme environnants répondent des cris d’enfants jouant et s’exaltant de voir des européens « visiter » leur étrange cité. Trois d’entre eux nous ont d’ailleurs suivi à vélo, nous lançant, dans un anglais approximatif, « Hello ! What’s your name ? », tout sourire. Quelle joie de voir dans leur regard briller mille étoiles lorsque l’on prend la peine de leur répondre avec une bienveillance maternelle !

Ici, c’est toi l’étranger. C’est toi qui dois te faire à ton nouvel environnement. Et il n’y a que toi qui puisse t’aider à y parvenir. Il ne s’agit pas de renier ton être, tes racines, ta culture. Non. Être étranger, c’est apprendre à observer, à écouter, à se taire. Être étranger, c’est apprendre à questionner son environnement dans le silence de son esprit et à accepter l’altérité dans le silence de son âme. Être étranger est un apprentissage, une leçon de patience, une leçon d’humilité, une leçon d’abnégation, en somme, une leçon de vie. Et quelle chance de pouvoir vivre cette expérience !

Mais encore faut-il le vouloir car être étranger n’est pas facile tous les jours… D’abord d’un point de vue culturel. Ce qui, il y a un mois, était source d’émerveillement, aujourd’hui peut sembler lourd… À commencer par le rapport homme-femme, un rapport très hiérarchisé et segmenté. En effet, les hommes et les femmes ne se mélangent pas ou alors très rarement et les métros sont divisés en rames hommes et rames femmes. Mais cette organisation n’est finalement pas pour déplaire puisque l’on s’y sent très en sécurité ! D’ailleurs, lorsqu’un homme a le malheur d’entrer dans la rame femmes, celles-ci lui font bien comprendre qu’il n’a rien à faire sur leur territoire ! C’est déjà un bien grand droit qui leur est accordé dans un pays où la position de la femme est moindre… Mais peut-être que ce qui m’attriste le plus, âme romantique que je suis, est le manque de courtoisie des hommes… On peut rêver longtemps que les hommes nous tiennent la porte ou qu’ils nous laissent passer devant eux… !

Mais aussi par le rapport au temps. Un rapport, disons, très flexible ! Ici, on apprend à vivre au jour le jour, ou plutôt à la minute la minute, ce qui force à savourer chaque instant que la vie nous offre. Nulle anticipation et encore moins ponctualité ! Si l’on se donne rendez-vous à 10h, on peut être certain que nos convives arriveront avec tout au moins une heure de retard, si ce n’est plus… Une belle manière d’apprendre à lâcher prise ! Seulement, lorsque l’on se retrouve à devoir donner une vingtaine d’heures de cours de français par semaine, tous niveaux confondus, à des classes d’une quarantaine d’élèves sans programme, et que, à quelques jours de la rentrée l’on demande s’il serait éventuellement possible de parler du programme, des attendus de cette année, et qu’on nous répond « Ne t’inquiète pas, on verra demain ! On a tout notre temps ! », comment ne pas ressentir un certain agacement ?!…

Et enfin, le rapport à l’étranger. Ici, à Shobra, quartier populaire du Caire, je suis la seule blanche. Et, bien que les habitants se font petit à petit à ma présence, leur regard est toujours aussi insistant, surtout celui des hommes. Un regard à la fois curieux et méfiant. Un regard qui questionne. Pourquoi vit-elle ici ? Qu’y fait-elle ? Pourquoi se promène-t-elle seule dans la rue alors que les femmes se promènent généralement en groupe ? Pourquoi nous regarde-t-elle droit dans les yeux alors que les femmes sont censées éviter de croiser le regard des hommes… Quelle étrange sensation que d’avoir l’impression d’être l’une de ces rares femmes affranchies du poids des hommes, alors qu’en Europe, se comporter ainsi est tout à fait normal ! Car, oui, au milieu d’une majorité de femmes voilées (rappelons que 90% des égyptiens sont musulmans et seulement 10% sont coptes), certaines femmes, habillées à l’occidental et arborant fièrement leur chevelure d’ébène, font figure de résistantes.

Mais être étranger n’est pas facile tous les jours aussi d’un point de vue environnemental. En effet, il est quasiment impossible de se ressourcer dans un environnement en perpétuel mouvement, où le bruit est incessant, l’air des plus pollués (l’on se promène tous les jours dans un brouillard de pollution), et les arbres et la sensation d’infini inexistants… Alors on creuse dans ses souvenirs pour sa rappeler du sentiment de liberté que l’on éprouvait après une bonne journée d’ascension en montagne, de la sensation de fraîcheur d’une promenade dans les sous-bois par jour de pluie, de l’euphorie que procure l’apparition des premiers flocons de neige, saupoudrant comme dans un conte les paysages endormis d’hiver, et enfin de l’impatience et de la joie immense ressenties à l’approche de Noël, avec son lot de préparatifs et de mondanités, avec son odeur de feu de cheminée, ses retrouvailles familiales, ses éternels repas où les mets les plus délicieux rivalisent sur la table, et où l’on peut ressortir ses plus belles robes de velours, ses plus beaux manteaux, ses plus beaux collants et ses plus belles fourrures pour honorer la messe de minuit !

Et oui, tout cela me manque énormément… Ma famille, mes amis, les personnes qui me sont chères, ma France, ses traditions, ses us et coutumes, ses paysages si variés, ses saisons… Je mesure ma chance d’y être née, d’avoir grandi dans un pays libre et démocratique, et surtout dans une famille si aimante qui me laisse croire en mes rêves ! Mais j’ai choisi pour le moment d’être ici. Et, bien que ce ne soit pas facile tous les jours, je sens que ma place est ici et nulle part ailleurs, que je ne changerai ma place pour rien au monde, et que j’ai quelque chose à apporter à mes petites élèves qui sortent de cours avec des   étoiles   dans   les   yeux,   me   disent « Madame Amélie, on vous aime beaucoup ! » ou encore « Vous êtes douce comme le miel » (ce qui est un très beau compliment ici), et viennent me faire des câlins à la fin du cours, comme pour me remercier de la douceur et de la bienveillance que je daigne leur offrir le temps de quelques heures par semaine. Et ça, ça vaut tout l’or du monde !

Les mots me manquent parfois pour exprimer ce que je ressens. Mais, bien que ce ne soit pas facile tous les jours, j’éprouve un sentiment de profonde gratitude d’être ici ; de profonde gratitude envers mes proches qui m’ont soutenue dans ce projet mais aussi envers le Seigneur qui m’a donné la chance de partir me donner et vivre la gratuité du don de soi.

Ici, on donne beaucoup, mais on reçoit tellement ! Et c’est si naturel… ! Je peux passer en effet des nuits blanches à corriger une quarantaine de copies ou à préparer les cours du lendemain, je peux passer les trois quarts du cours à faire la police plutôt qu’à faire mon cours… Mais cette fatigue est largement compensée par le fait que je, jour après jour, je vois mes petites élèves progresser en français et gagner en confiance en elles. Et peut-être que ce qui me remplit encore plus de joie, c’est de voir les plus rebelles de la classe, chacune à leur manière, pour des raisons bien pardonnables, sortir de leur carapace et s’intéresser chaque jour un peu plus à notre belle langue ; c’est de voir que la bienveillance, la confiance, l’attention et l’amour dont elles manquent tant, que je peux leur apporter pendant mes cours, les fait s’ouvrir à la douceur et à la beauté. Là, je peux dire que ma mission est pleinement remplie !

Cela me fait penser à un livre que je lis en ce moment, de l’Abbé Grosjean : Donner sa vie, et à une page précisément. Celle dans laquelle il écrit : « On peut choisir de garder sa vie pour soi, mais en fait on la perdra. La réussite humaine qu’on pourra connaître un temps ne sera qu’enfumage, façade ou paravent d’un échec plus profond et sans doute d’une tristesse immense. Il ne restera pas grand-chose d’une vie vécue pour nous-mêmes, dont nous nous serions fait l’unique centre. Et si on peut s’aveugler quelques années, on risque une fin de vie bien douloureuse en découvrant son peu de fécondité réelle : « Tout ce qui n’est pas donné est perdu. » Il y a des vies qui durent longtemps mais qui sont creuses, vides d’un amour qui n’a pas été donné.

On peut faire un autre choix. On peut choisir de reconnaître que la vie est un don, et si on est croyant, un don de Dieu et en même temps une marque de confiance qui appelle une réponse de notre part. En reconnaissant notre vie comme un don de Dieu, nous nous découvrons intendants et non propriétaires. Dans l’Evangile, Jésus évoque plusieurs fois cette figure de l’intendant à qui le Maître confie une part de ses biens ou de sa vigne. L’intendant sait qu’il prend soin de quelque chose qui ne lui appartient pas mais qui lui a été confiée. La Maître compte sur lui et lui fait confiance pour que cette parcelle de vigne porte du fruit.

Nous avons reçu notre vie de Dieu. Toute vie est un don de Dieu. Même la plus fragile, même la plus blessée ! Nous avons été appelés à la vie ! Quelles que soient les circonstances de notre conception, nous sommes au moins immensément aimés par Dieu, auteur de toute vie. Dieu nous aime en nous donnant la vie, en nous appelant à la vie.

Une vie éternelle, dont la vie sur terre n’est qu’une première étape. C’est ainsi qu’il faut regarder sa vie. Notre existence elle-même est donc une preuve de l’amour de Dieu pour nous.

Ce que nous avons reçu est fait pour être donné. L’amour appelle l’amour. Nous sommes ainsi appelés à donner par amour cette vie que nous avons reçue par amour. Nous sommes appelés à mettre « au service » notre vie pour aimer à notre tour. »

Je peux dire qu’aujourd’hui je me sens heureuse, heureuse de me donner ainsi, heureuse d’être ici. Et d’autant plus heureuse que ce temps, fait de partage et de solitude permet de se retrouver, et même je dirais de se rencontrer ; de comprendre que, finalement, nous n’avons de limites que celles que nous pensons avoir.

J’aurais encore tellement de choses à vous raconter mais il faut bien que les bonnes choses aient elles aussi une fin. Ma première lettre se termine donc ici. J’espère qu’elle aura su faire voyager votre esprit !

La prochaine arrivera le 20 novembre (et oui, il faut que je rattrape mon retard… !) et j’ai une belle nouvelle à vous annoncer !

En attendant, je vous embrasse tous bien affectueusement, Amélie