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[PATRIMOINE] Tur Abdin, le mont Athos de l'Orient

En Turquie du Sud-Est, près de la Syrie, se trouvent les derniers monastères vivants du pays. Ce sont des moines et religieuses qui s’accrochent à ce patrimoine unique, avec quelques centaines de familles chrétiennes qui occupent encore des villages où l’araméen est toujours parlé.


Des scribes au bord du désert

Sur une carte de Turquie, le Tur Abdin se trouve non loin de la frontière syrienne et du fleuve Tigre, un ancien limes oriental pour le monde romain. Il s’agit d’un plateau calcaire de moyenne altitude – entre 800 et mille mètres – qui se déroule sur une pliure de terrain accidenté depuis le centre anatolien jusqu’aux vastes étendues de l’ancien croissant fertile, puis du massif du Hakkâri en bordure de l’Irak actuel. Traversé par de rares rivières, encadré par des canyons creusés par les millénaires, c’est un paysage structuré qui s’offre au visiteur par une succession de collines, de champs cultivés en terrasse, de murs délimitant les anciens pâturages et des monuments qui ponctuent l’horizon. Les étés y sont secs et brûlants, les hivers brusques, le printemps fleuri. Les grandes villes sont Diyarbakir et Mardin au nord et à l’ouest, la petite capitale de Midyat en son centre, puis Cizre et Siirt de l’autre côté du Tigre. Vers la Mésopotamie, plein sud – « entre les fleuves » –, ce sont d’anciennes routes commerciales qui relient Urfa – Édesse dans l’antiquité – avec Antioche, Alep et Mossoul, joignant ainsi les sphères des mondes turc, arabe, kurde, arméniens mais encore ceux de l’Assyrie. Ce sont enfin des sentiers plus modestes – chèvres et mules – qui parcourent les crêtes, d’un village à l’autre, d’un vallon à un terre-plein rocailleux où se dresse un sanctuaire dédié à des martyrs tirés de la chronique de Michel-le-Syrien et des personnages saints de la grande histoire du monde syriaque, ascètes, moines, évêques, scribes et écrivains.

 

© Sébastien de Courtois, 2015

La Montagne des serviteurs de Dieu

Cette montagne est celle des « serviteurs de Dieu » – le Tur Abdin en syriaque – une dénomination ecclésiastique propre à l’Église syriaque orthodoxe pour désigner ce berceau important de l’Orient chrétien. Une foi qui s’exprime toujours en araméen pour la poignée de religieuses et de moines qui entretiennent ces ermitages, une dizaine peut-être en tout, les derniers de Turquie. Le plus important d’entre eux, fondé en 397 par Samuel, originaire de Mardin et fils spirituel de l’évêque martyr Karpos tué au cours d’un raid des Perses contre Nisibe au milieu du IVe siècle, le monastère de Saint-Gabriel est au cœur de ce récit tourmenté. Un bâtiment aussi austère que majestueux qui s’abrite derrière de hauts murs où poussent la vigne, les oliviers et pistachiers. Le métropolitain Samuel Aktaş y réside l’année durant pour accueillir les pèlerins venus du monde entier – la diaspora syriaque s’est répandue sur tous les continents à partir de 1915, puis dans les années 1990 vers l’Europe à cause du conflit entre l’armée turque et les Kurdes du PKK. Une population attachée à ses origines, à cette terre qu’elle considère comme une seconde Jérusalem. Saint-Gabriel est un lieu important par le symbole, une résistance contre l’érosion de la présence chrétienne du Levant, mais aussi pour la mosaïque byzantine qui décore la voute de son sanctuaire principal. Une œuvre d’art exceptionnelle qui peut rivaliser avec les œuvres laissées par les grands maîtres comme à Constantinople et en Syrie du Nord. Le commanditaire a été l’empereur Anastase vers 512 de notre ère à une époque où l’Empire romain d’Orient avait besoin de sécuriser cette province frontalière contre les Perses. En quelques années, le Tur Abdin s’est fortifié par la volonté impériale, devenant un conservatoire méconnu de l’architecture paléochrétienne. Depuis 2011, la consolidation de la mosaïque de Saint-Gabriel a été prise en charge par une équipe française composée de restaurateurs engagés à la demande de l’évêque dans un soucis de transmission et de sauvegarde.

 

Une part de mémoire de l’Orient chrétien

Il y aurait tant à voir dans une région si riche et délaissée que ce soit les grands monastères de la montagne de Nisibe, comme l’émouvant Saint-Eugène perché sur sa paroi face au désert de Syrie. C’est en ce lieu que débuta le monachisme syriaque propre à cette géographie avec la figure d’Eugène venus d’Égypte accompagné de ses disciples au début du IVe siècle, dont les tombeaux sont toujours lovés dans l’un des bâtiments. Saint-Eugène revit depuis une dizaine d’années avec la venue d’un jeune moine syriaque ayant grandi en Suède et désirant renouer avec l’ascèse de ses pairs. Un peu plus au sud, dans la ville actuelle de Nusaybin – l’ancienne Nisibe –, c’est l’admirable église de Saint-Jacques qui accueille le visiteur au bout d’un dédale de ruelles étroites. Une église qui a peut-être été le baptistère d’une ancienne basilique construite en ces confins à l’époque de Constantin-le-Grand. Un bâtiment enfin dont les portes finement sculptées ont vu passer saint Ephrem le Syrien, diacre et compositeur d’hymnes qui enchantent toujours les liturgies de l’Orient. Si les pierres demeurent malgré l’usure, les familles chrétiennes continuent de partir pour un horizon meilleur, celui des grandes villes de Turquie mais encore à l’étranger. Une région dont les dizaines de monuments chrétiens ont besoin d’être documentés et étudiés afin de remettre le Tur Abdin au centre du grand carrefour des civilisations.


Sébastien de Courtois

Article extrait du Bulletin n°802 à retrouver ici.

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