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Turquie : l'espoir de Mar Gabriel

Le vieil homme est venu de Damas pour plaider sa cause.

La démarche chancelante, le dos courbé, le patriarche syrien d’Antioche [et de tout l’Orient et chef suprême de l’Eglise Universelle syrienne orthodoxe des Syriaques] s’est déplacé jusqu’à Ankara. Je l’ai rencontré vendredi soir, à Istanbul, alors en escale au vicariat de Tarlabaşı.

Autant de villes que d’emprunts liés à l’histoire. Il y a d’ailleurs un air d’Empire ottoman dans cette démarche. Le bon sujet venant d’une province lointaine pour demander justice au sultan…

Sarcasmes oubliés, ce tableau reste instructif pour notre époque. Celui d’un anachronisme persistant. La présence de cet homme malade, dont le titre remonte à l’Église d’Antioche, héritière de Pierre avant Rome, dans les bureaux du premier ministre, Tayyip Erdoğan, puis du président, Abdullah Gül, a quelque chose d’incongru. Le premier ne représente pas grand-chose, du temps diffus et quelques milliers de fidèles éparpillés, une poignée de monastères. Les seconds incarnent le présent, sinon l’avenir. Ils sont la marque du temps actuel, là où la bonne morale rejoint le pouvoir et l’argent. Il faudrait d’ailleurs changer les termes, troquer le désuet « islamo-conservateur » par un « islamo-capitaliste », bien plus saillant.

Le jeu en serait clarifié, car les questions financières ne sont jamais bien loin. Reçu donc à Ankara pour deux entretiens à huis clos d’une heure chacun. L’invitation avait été lancée le mois dernier lors du passage d’Erdoğan en Syrie, puis le rendez-vous calé en trois jours la semaine dernière. Les officiels turcs savent mettre les formes quand il le faut. Ils n’ont rien à nous envier sur ce point, le savoir-faire oriental – pardon pour cet adjectif – reste exemplaire.

Pour être franc, l’affaire doit être d’importance, le patriarche se déplace rarement. Son dernier séjour en Turquie remonte à l’hiver 2006, lorsqu’il était venu jusqu’à Mardin, au couvent de Deir al-Zaafaran pour ordonner le nouvel évêque syriaque d’Adıyaman. Une première en Turquie, depuis le début de la République et le transfert du patriarcat en Syrie, dès 1932. Ce signe avait été perçu comme une ouverture heureuse par une communauté ayant souffert dans sa chair. Celui d’un retour possible aux sources, d’une chance de renouer peut-être avec la mémoire. Les plaies sont encore vives. Résident syrien, Mar Zakka Ier Iwas est de nationalité irakienne, né à Mossoul, d’une famille originaire de Cizre, dans le sud-est de la Turquie.

L’histoire de ces gens est celle de l’exil.

L’histoire familiale des quatre évêques, l’accompagnant en ce jour important, est tout aussi singulière. Le métropolite d’Alep, Mar Gregorios Yohanna Ibrahim par exemple, est né à Qamishli, en Syrie, d’une mère de Diyarbakır ne parlant que l’arménien et d’un père de Tur Abdin, près de Midyat, dont la langue maternelle est le turoyo, un dialecte néo-araméen. Tous un peu Turcs donc, « de Turquie » plus certainement, parlant quatre ou cinq langues chacun. Les Syriaques sont un peu moins de 15 000 en Turquie, dont moins de deux mille dans les collines de Tur Abdin.

Le Tur Abdin, Mont Athos de Mésopotamie

Le procès de Mar Gabriel est inscrit à l’ordre du jour. 

« C’est le premier sujet que nous avons abordé. Je suis venu pour le monastère, c’est la seule chose qui m’importe. Je voulais exposer moi-même les problèmes au premier ministre, me dit le patriarche d’une voix saccadée. Nous croyons que la Turquie peut nous aider. Nous avons confiance. » Au président Gül, qui tenait aussi à le rencontrer, il a expliqué « l’importance symbolique du Tur Abdin, un lieu saint qui complète le pèlerinage de Jérusalem ».

Le croyant ne peut pas rester insensible à cet argument. Mais le Tur Abdin est vaste, ce n’est pas seulement le monastère de Mar Gabriel, il y en a d’autres, plus petits, qui seront confrontés aux mêmes difficultés. Il y a des villages, des maisons et terrains occupés illégalement. Les chrétiens pourraient lancer des centaines de procédures. Est-il normal de devoir racheter sa maison à un korucu, un « gardien de village », mis en place par l’armée pendant la lutte contre le PKK ? Est-il normal de supplier le simple respect du droit de propriété ?

Pour les voyageurs du XIXe siècle, le Tur Abdin était semblable au Mont Athos. La vocation des monastères étant la contemplation, la transmission des savoirs et le travail de la terre, droit foncier et droit fiscal ne sont pas leur spécialité ; ni le droit forestier, d’ailleurs, comme il en est question depuis peu… Surtout pour des terres dont les Syriaques ont l’usage depuis la seconde moitié du IVe siècle. Surtout encore, depuis que le monastère est dûment enregistré comme fondation par la loi de 1936, voulue par Kemal Atatürk, et payant en conséquence des impôts sur ces quelques arpents de garrigue inculte. Car il s’agit bien de cela, de terres inutiles et sèches, de terres que l’on réclame pour étouffer un peu plus ces communautés. Le dossier juridique est autant complexe que pathétique. Il y a trois procès en cours. Baskın Oran en a exposé avec précisions les détails dans ces mêmes colonnes. Pour celui intenté par l’administration fiscale – donc l’État – la Cour de cassation n’a pas reconnu valable un jugement rendu par le tribunal de Midyat en faveur du monastère. Ce dernier peut faire appel, avant d’aller à Strasbourg, devant la Cour européenne des droits de l’Homme. Un nouveau procès en perspective. Que d’énergie perdue ! Le temps presse. La communauté monastique de Mar Gabriel est fragile, un évêque, trois moines seulement, la famille de l’intendant, et une dizaine de religieuses.

 


 

Le premier ministre turc a clairement exprimé son amitié à ses visiteurs. Mais il leur a indiqué ne rien pouvoir faire tant que la justice n’aura pas rendu sa décision finale.

« Il a parlé d’indépendance et de responsabilité », me glisse le métropolite d’Alep. Les observateurs pourront eux-mêmes juger de cette indépendance en matière de justice pour ce qui concerne l’immobilier des minoritaires. C’est encourageant. – « Après la décision, il nous a fait la promesse d’intervenir en notre faveur. Là seulement nous pourrons faire un effort pour calmer notre diaspora, pour le moment ce n’est pas possible », continue-t-il.

Intervenir ? Mais pour quels effets ? N’est-il pas déjà trop tard ? Le sujet a fait le tour des médias, des chancelleries et d’une diaspora de plus en plus remontée ; en Europe et aux États-Unis. C’est triste. Non seulement pour ceux qui aiment ce pays, mais encore pour les Turcs, plus nombreux à déplorer ce genre d’affaire, à en avoir honte.

Il est fascinant d’observer cette capacité de se prendre les pieds dans des sujets si balisés. Ce n’est pourtant pas si compliqué : Mar Gabriel est le dernier monastère digne de ce nom en Turquie ! Il faut le protéger à tout prix des prédations locales, des charognards pour qui tout s’achète. Et pourquoi attendre la décision du pouvoir comme parole divine ? Le fait même que le patriarche ait dû venir à Ankara ne plaide pas en faveur du processus démocratique. Pourquoi avoir peur de la justice turque si elle indépendante ? Ce n’est pas seulement un enjeu de démocratie mais le respect d’une forme aiguë de justice et de respect.

 

La crainte des retours

Nous savons que les motivations profondes des acteurs de l’ombre sont la prédation, la prévarication et les luttes d’influence. Il y a les beaux discours pour la presse internationale et la réalité du terrain.

Les braves villageois kurdes qui ont trouvé ces belles maisons vides, des villages chrétiens abandonnés, ne sont pas les seuls responsables. Ils ont des mentors, liés au régime, et disposant de relais dans les administrations – dont celle du Diyanet, l’administration religieuse –, de réseaux organisés. La situation n’a guère changé dans le Sud-Est depuis la fin de l’Empire, entre clientélisme et conservatisme. S’y ajoute maintenant le partage des richesses, entre amis. À vrai dire, les chrétiens locaux sont déjà dépassés.

J’évoquais le printemps syriaque dans un article précédent, il fut bien court. Le patriarche et ses évêques n’ont rien à opposer sinon les nuits blanches de l’angoisse, la soumission, et les sommes dépensées en avocats, alors qu’il y a tant à faire dans le Tur Abdin pour l’éducation des enfants, le développement des villages, la restauration des édifices et la diffusion d’un riche patrimoine, intellectuel, spirituel. Mar Gabriel pourrait devenir un modèle de développement agricole.

La petite communauté a fait repousser des arbres, des vergers, des kilomètres d’oliviers et de pistachiers. Il fait travailler des dizaines d’ouvriers kurdes. Des Syriaques d’Europe pourraient revenir et faire profiter de leur expérience à toute une province. Cela a déjà commencé dans plusieurs villages, et c’est peut-être là qu’il faut chercher les raisons cachées de ces procès. La crainte des retours. Celui de devoir partager la terre.

Le droit ou l’intérêt

L’idée d’un bail emphytéotique a été évoquée, me dit-on, l’État deviendrait propriétaire et les chrétiens locataires.

Quatre-vingt-dix-neuf ans de répit et après ? Quel loyer pour quinze siècles d’histoire ? Doivent-ils payer pour rester chez eux ? Autant de questions qui restent sans réponse malgré les intentions affichées. Mar Gabriel pourrait devenir à moyen terme un musée avec un guichet payant à l’entrée. Deir al-Zaafaran est déjà engagé sur cette pente dangereuse. Pourquoi ne pas envisager une solution radicale et neuve pour un pays de démocratie élective. Reconnaître l’existence juridique de toutes ces communautés, de leurs biens, de leur liberté d’expression, pour les graver dans le marbre scintillant d’Aphrodisias.

Mais c’est un rêve. Le rapport au passé a quelque chose de maladif dans ce pays. Et puis la politique, les concessions que l’on ne peut se permettre, les gages donnés. Erdoğan serait partisan d’un règlement d’ensemble, c’est le message qu’il a voulu faire passer, mais encore faut-il pouvoir assumer le poids politique d’un tel geste. Après les élections, dit-on… Pas de réciprocité possible avec les Syriaques, ils n’ont rien à donner en échange. Ah si, le retour du patriarcat à Mardin, cela ferait bien dans le paysage ! – « Nous pourrions accepter cette demande si les mêmes droits que nous avons en Syrie nous étaient accordés : organiser nos synodes comme nous l’entendons, nommer un patriarche de la nationalité qui nous plaît, posséder nos églises, nos terrains, nos écoles, et avoir nos séminaires… » Autant dire l’impossible. « Nous avons plus de droits en Syrie qu’en Turquie, continue le métropolite, mais si le gouvernement répond à nos demandes, nous pourrions officiellement le remercier. » La question d’un député syriaque se présentant sous bannière AKP pour les élections de juin prochain a aussi été évoquée.

Pourquoi pas ? De toute façon, ils vont gagner, alors autant se mettre du côté des plus forts. Enfin l’actualité syrienne, le patriarche voulant témoigner auprès de ses interlocuteurs de l’importance de la stabilité. Les prélats ont toujours été un peu des ambassadeurs. Les chrétiens savent de quoi ils parlent. En Irak aussi, ils étaient 10 % de la population. Concilier réformes et sécurité, sans hypothéquer les investissements venus de Turquie. À n’en pas douter, un message qui sera compris, celui-là.

 

Par Sébastien de Courtois, le 03 avril 2011

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