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Guerre et patrimoine : Nouvelles menaces sur les trésors arméniens du Haut-Karabagh par Jean-Garabed Mercier 1/2

Aux confins caucasiens du Proche-Orient, dans un pays nommé Artsakh (Haut-Karabagh), une brillante civilisation chrétienne arménienne est aujourd’hui menacée de disparition et son patrimoine monumental risque d’être anéanti. À la prédation agressive de l’Azerbaïdjan s’ajoute aussi son acharnement à vouloir purifier ce territoire en le purgeant des traces ancestrales de son identité arménienne. La stratégie est connue en dépit de toutes les dénégations du régime de Bakou. Déjà employée avec « succès » et en toute impunité dans le Nakhitchévan il y a 20 ans, elle vient d’être réactivée dans le Haut-Karabagh (Arstakh) au moyen d’une guerre impitoyable. Au sauvetage indispensable des vivants s’ajoute l’impérieuse nécessité de sanctuariser un patrimoine arménien exceptionnel.  Explications et perspectives: 

La guerre totale engagée le 27 septembre 2020 par l’Azerbaïdjan contre les Arméniens du Haut-Karabagh s’est temporairement soldée par un cessez-le-feu le 10 novembre, au terme de 44 jours d’une offensive implacable. Les moyens militaires colossaux employés par les assaillants azéris, avec le soutien opérationnel turc et l’appui massif de mercenaires djihadistes transférés par Ankara des théâtres de guerre syrien et libyen, ont eu raison de la vulnérable résistance arménienne, en dépit de sa farouche détermination à maintenir sur cette terre son existence millénaire, sa civilisation chrétienne et son autodétermination conquise dans la douleur d’une précédente guerre d’indépendance 30 ans plus tôt.

De fait, les Arméniens ont capitulé, le tandem Bakou-Ankara a imposé son diktat et Moscou s’est offert la part du lion. Le Kremlin a en effet imposé à tous les acteurs de cette tragédie sa toute-puissance martiale et stratégique, en renforçant sa tutelle sur l’Arménie et en prenant position avec ses 2000 « soldats de la paix » aux frontières du Haut-Karabagh et de l’Azerbaïdjan.

L’intervention décisive de la Russie, bien que motivée par ses intérêts géopolitiques propres, a sans doute contribué à éviter le pire même si l’issue de cette offensive est déjà catastrophique ! Il faut dire que les déclarations publiques haineuses des dirigeants turc et azéri jouant « subtilement » sur le référentiel historique de 1915 (le génocide des Arméniens), leurs intentions politiques manifestes et leur stratégie de conquête avaient toutes les apparences d’un processus génocidaire, visant à terme l’annihilation de la présence civilisationnelle arménienne dans le Haut-Karabagh. Face au drame, les grandes puissances ont préféré renvoyer dos à dos les « parties au conflit », laissant les mains libres à deux États surarmés et dictatoriaux. Seules quelques grandes voix ont  alerté l’opinion publique et la communauté internationale. Ainsi, le 2 octobre 2020, quelques jours à peine après le début cette guerre, le directeur général de l’Œuvre d’Orient, Mgr Pascal Gollnisch, a eu la lucidité et le courage de dénoncer publiquement les faits : « Clairement, la population arménienne du Haut-Karabakh est menacée d’un génocide ». Désignant publiquement l’agresseur, il ajoutait : « nul ne pense sérieusement que l’Arménie ou le Haut-Karabakh a voulu agresser l’Azerbaïdjan. C’est donc bien ce dernier qui a pris l’initiative de ce conflit, dont il menaçait l’Arménie il y a peu de temps[1] ». Il pointait enfin l’emprise d’Ankara dans cette nouvelle expédition guerrière : « La Turquie, membre de l’OTAN, déjà présente en Syrie, Irak, Libye, Chypre, Méditerranée orientale, après avoir imposé le culte musulman dans les églises Sainte-Sophie et Saint-Sauveur-in-Chora, menace l’Europe sur la question des réfugiés, prend une attitude extrêmement agressive et semble envoyer des combattants djihadistes, ce qui donne à ce conflit une nouvelle dimension anti-chrétienne dans cette région[2] ».

Monastère d’Amaras. Haut-Karabagh. Vue générale. © Jean-Garabed Mercier, 2008

Face à de telles implications et de tels enjeux mondiaux, nombreux sont à présent les élus qui demandent à la France de prendre position à l’exemple de Bruno Retailleau  qui le fit en séance publique du Sénat le 25 novembre 2020. Coauteur de la proposition de résolution du Sénat[3] portant sur la nécessité de reconnaître la République du Haut-Karabagh, le sénateur Bruno Retailleau, a été rejoint dans son plaidoyer par la presque totalité des groupes de la droite, du centre et de la gauche de la Haute Assemblée.

Les grands périls, généralement connus et annoncés, faute d’être combattus à temps sont toujours l’objet de nos lamentations à contretemps. C’est donc seuls, une fois de plus, que les Arméniens du Haut-Karabagh ont tenté de sauver de la dévastation leur terre ancestrale, leur héritage culturel protéiforme et leur patrimoine monumental aujourd’hui en péril. Ces menaces de dévastation sont malheureusement corroborées par l’histoire. Elles procèdent des idéologies criminelles constitutives de la destruction de l’Autre, nées de l’apparition des États-nations à la fin du XIXe siècle, largement employées tout au long du XXe (le siècle des génocides) et toujours à l’œuvre dans le sud-Caucase à l’aube de ce nouveau millénaire !

C’est ce processus d’annihilation qui a été mis en œuvre en 1915-1918 par le gouvernement Jeune-turc contre les Arméniens et les Assyro-chaldéo-syriaques d’un Empire ottoman en perdition. Décimées, ces communautés chrétiennes autochtones ont été dépossédées de leur terre et de leur patrimoine, profané, vandalisé et dépecé. « Le patrimoine monumental arménien situé en Turquie constituait à la veille de la Première Guerre mondiale un ensemble considérable de plus de 2500 églises et plusieurs centaines de monastères, possédant de vastes domaines fonciers[4]. » Ce sont aujourd’hui pour l’essentiel des « charniers de pierres ». En somme, une « Solution finale » patrimoniale.

 

Haut-Karabagh. Cathédrale du Saint Sauveur, dite Ghazantchétsots. Vue générale.© Jean-Garabed Mercier, 2008

Cette même politique systématique d’effacement de la civilisation arménienne a été totalement accomplie au Nakhitchévan. Ancien canton du royaume médiéval arménien du Vaspouragan (Xe – XIe siècles), le Nakhitchévan est un vaste territoire de plaine de 5500 km2, aux frontières de la Turquie, de l’Iran et de l’Arménie, qui s’étire le long de la rive orientale de l’Araxe. Après la soviétisation de l’Arménie le 2 décembre 1920, le Nakhitchévan a été tout bonnement concédé par l’URSS à l’Azerbaïdjan soviétique en mars 1921, afin de raffermir les relations soviéto-turques. Progressivement et totalement vidé de sa population arménienne pendant l’ère soviétique, le Nakhitchévan a été irrémédiablement « nettoyé » de toute trace de la présence millénaire arménienne :  « Une liste incomplète des monuments arméniens du Nakhitchévan, établie par Argam Ayvazian (natif et spécialiste de la région, auteur de plusieurs ouvrages publiés à Érevan sur le Nakhitchévan et l’Ancienne Djoulfa), fait état de 310 monuments dédiés au culte (monastères, églises, chapelles, dont 221 ont été détruits entre le XIXe siècle et la fin des années 30), 41 châteaux et forteresses, 26 ponts, 86 pôles d’habitat rural et urbain, 89 cimetières, 5480 stèles à croix (khatchkars) et environ 23 000 pierres tombales, datés entre le Ve et le XIXe siècle. Ces monuments ont été l’objet de nombreuses dégradations depuis le XIXe siècle, mais surtout entre 1998 et 2006 lorsque l’Azerbaïdjan a procédé à leur destruction planifiée. Il ne reste aujourd’hui aucune trace du passé arménien sur le territoire du Nakhitchévan[5] ». Une éradication culturelle d’une telle ampleur, évidemment ordonnée au plus haut sommet de l’État azéri, est rarissime dans les annales de l’histoire…qui plus est par un État signataire de la Convention sur le patrimoine mondial en 1993 !

Nakhitchévan. Nécropole arménienne de l’Ancienne Djoulfa, avec ses dizaines de milliers de khatchkars (pierres tombales en forme de stèles à croix) des XVe-XVIIe siècles. Au premier plan, vue sur trois khatchkars. La nécropole arménienne de l’Ancienne Djoulfa a été rasée par l’Azerbaïdjan entre 1998 et 2006. © Collection Argam Ayvazian / Organisation Terre et Culture, 1981-1983.

Parmi ces innombrables trésors patrimoniaux pulvérisés se trouvait la nécropole de l’Ancienne Djoulfa avec ses milliers de khatchkars, édifiantes stèles à croix et véritables dentelles de pierres des XVe-XVIIe siècles. En lieu et place de ce cimetière immense et exceptionnel, rasé au grand jour sur une période de 7 ans sous les yeux affligés des témoins et des photographes massés sur la rive iranienne de l’Araxe, il ne reste plus rien. Ou plus exactement rien d’autre qu’une base militaire azérie et un champ de tir. Le cynisme de l’Azerbaïdjan n’a d’égal que la vacuité des organisations internationales sensées garantir le respect des conventions et élever la voix face à de tels crimes patrimoniaux contre l’humanité. Parachevant l’impunité du démolisseur, le Comité du patrimoine mondial de l’UNESCO a réuni sa 43e session, à Bakou en juin- juillet 2019. « Rien de surprenant si aucune des informations rendues publiques de la session ne mentionne que le pays hôte s’est livré sur le territoire de la république autonome du Nakhitchévan à la destruction systématique (…) de l’ensemble du patrimoine arménien médiéval et moderne qui s’y trouvait. Comme l’avait montré dans ces mêmes années l’anéantissement des Bouddhas de Bâmiyân en Afghanistan ou plus récemment, la terrible destruction du site de Palmyre en Syrie, nationalismes ethniques et idéologies totalitaires font du patrimoine historique un enjeu des conflits et guerres du temps présent.[6] »

 

 

 

 


[1] Mgr Pascal Gollnisch , https://oeuvre-orient.fr/actualites/un-nouveau-drame-pour-les-armeniens/

[2] Id.

[3] La proposition de résolution du Sénat portant sur la nécessité de reconnaître la République du Haut-Karabagh a été adoptée par 305 des 336 votants. http://www.senat.fr/seances/s202011/s20201125/s20201125_mono.html#par_1905

[4] Raymond Kévorkian, Revue arménienne des questions contemporaines, n°7, octobre 2007.

[5] In « Nécropole de Djoulfa – Monastère Saint-Thomas d’Agoulis, disparus à jamais du Patrimoine mondial », Isabelle Ouzounian, Organisation Terre et Culture, France-Arménie, octobre 2019

[6] In « Unesco-Azerbaidjan : une coopération indigne », Dzovinar Kévonian, Organisation Terre et Culture, France-Arménie, octobre 2019